mardi 30 octobre 2018

"C'était un si beau pays ! C'est comme si tout avait été réduit en miettes, puis remué énergiquement sans qu'on n'arrive jamais à remettre les choses en place correctement".

Et le beau pays en question, c'est le Kosovo, Etat indépendant depuis 2008, dont la jeune existence n'a rien d'un long fleuve tranquille. Ce territoire coincé entre la Serbie et l'Albanie (il y a aussi des frontières moins problématiques avec le Monténégro et la Macédoine) et son statut complexe sont au coeur de notre roman du jour, mais aussi toute l'histoire récente des Balkans, bouleversée par la guerre en Yougoslavie, dont les conséquences se font toujours sentir. "Couleur pivoine", du journaliste allemand Christian Schünemann et de la professeur serbe Jelena Volic (en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson ; traduction d'Odile Demange), est la deuxième enquête de la criminologue Milena Lukin. Une fiction, c'est vrai, mais qui s'inspire de nombreux éléments réels, qu'il s'agisse du fait divers qui lance l'intrigue, ou des questions géopolitiques qui y sont soulevées. Une bonne façon de se renseigner sur ce coin d'Europe, qui reste encore une poudrière même si elle ne fait plus aussi régulièrement la une de l'actualité...



Milos Valetic et son épouse Ljubinka ont pu, grâce à un programme piloté par l'Union Européenne, regagner le Kosovo, qu'ils avaient dû fuir une quinzaine d'années plus tôt, lorsque la situation entre les populations d'origine serbe et albanaise s'était sérieusement dégradée. Pour survivre, il leur avait fallu partir en catastrophe, direction Belgrade, où on ne les attendait pas franchement à bras ouverts.

C'est sans doute pour cela qu'ils ont rapidement accepté de rentrer dans leur région natale, désormais indépendante sous le nom de Kosovo. Ils ont accepté de se réinstaller à Talinovac, une petite ville où ils ne s'attendaient probablement à des conditions aussi spartiates : un maison en ruines, isolée, sans eau courant ni chauffage...

Dur retour à la réalité, mais malgré les difficultés rencontrées depuis qu'ils ont remis les pieds au Kosovo, le couple tient bon et espère vite reprendre la vie la plus normale possible. Mais ils n'en auront pas le temps : c'est dans cette maison qu'ils sont assassinés. Une véritable exécution qui va aussitôt raviver les tensions nationalistes.

A Belgrade, la presse à scandale n'a pas tardé à s'emparer de l'affaire pour souffler sur des braises jamais complètement éteintes. Entre les voisins, Serbie et Kosovo, la situation reste plus que délicate et ce genre d'histoire pourrait remettre le feu aux poudres. D'autant que l'enquête menée par la police kosovare n'a pas l'air d'avancer bien vite.

Milena Lukic, criminologue à Belgrade, dont le travail a eu longtemps trait aux crimes contre l'humanité commis pendant les conflits yougoslaves, a entendu parler de cette histoire, comme tout le monde, sans plus. Jusqu'à ce qu'elle rende visite à son oncle à l'hôpital. Miodrag avait bien connu Ljunbinka, la femme assassinée. Il était profondément amoureux d'elle dans sa jeunesse...

Emue par la tristesse de son oncle, Milena décide de s'intéresser d'un peu plus près à cette histoire. Et elle se lance dans une enquête hors de tout cadre légal : elle n'est pas membre de la police, elle est une universitaire. Et, de toute manière, même si elle était flic, on ne l'autoriserait certainement pas à traverser la toute jeune frontière pour aller mettre son nez dans une affaire aussi brûlante.

Alors, avec l'aide de son ami avocat, Sinisa Stojkovic, qu'aucune affaire, même la plus improbable, la plus désespérée, ne fait reculer, elle commence à se renseigner. Mais elle compte aussi rencontrer les membres de la famille des victimes, et en particulier leurs enfants, qui n'ont pas suivi leurs parents dans leur voyage de retour et vivent encore à Belgrade ou aux alentours.

Pas sûr que cela soit suffisant pour comprendre ce qui s'est passé au Kosovo. Sans accéder à la scène de crime, sans en prendre le pouls, il est bien difficile d'assembler les pièces du puzzle. Mais sera-t-il possible pour la criminologue d'aller à Talinovac ? Une telle visite, dans un contexte si hostile aux Serbes, serait fort dangereux...

Faisant preuve de son obstination et de sa curiosité coutumières, Milena se retrouve vite embarquée dans une enquête qui paraissait vouée à l'échec, mais qui laisse paraître des éléments bien peu reluisants en Serbie. Car les enjeux autour des relations entre les deux pays sont bien plus considérables que les simples nationalismes, toujours prompts à s'enflammer...

Au départ de ce roman, il y a ce double meurtre. Jelena Volic et Christian Schünemann ne l'ont pas inventé, il s'agit d'un véritable fait divers, qui a eu lieu à l'été 2012, exactement là où s'ouvre le roman. Il suffit d'ailleurs de taper sur un moteur de recherche le nom de la ville où cela se déroule pour trouver des articles et des photos.

Bien sûr, le double meurtre du livre n'est pas tout à fait celui qui a eu lieu en 2012, les deux romanciers s'en sont emparés et l'ont remodelé pour les besoins de leur fiction. Cette affaire reste à ce jour non élucidée et "Couleur pivoine" n'est pas un roman voulant proposer une hypothèse ; c'est une pure fiction prenant pour point de départ une affaire, et rien de plus.

L'objectif des deux auteurs, c'est d'utiliser ce double meurtre et l'émoi qu'il a suscité, en Serbie comme au Kosovo, pour s'intéresser à la situation actuelle entre les deux pays, quinze ans à peine après l'expulsion de 220 000 personnes, essentiellement Serbes, mais appartenant aussi à d'autres minorités ethniques, comme les Tsiganes, par les autorités kosovares.

Deux voisins qui restent à couteaux tirés, des nationalistes à l'affût de la moindre occasion d'enflammer les opinions publiques, au risque de relancer les violences... Pas besoin d'avoir suivi au jour le jour les événements de ces dernières années pour percevoir tout cela. Reste à savoir si le double meurtre entre dans ce cadre-là, ou s'il y a un autre mobile à cet acte.

Un élément m'a frappé pendant que je lisais le roman : en suivant Milena Lukic, le lecteur est amené à découvrir la ville de Belgrade, des rues, des monuments marquants de la capitale serbe. Et, lorsque l'on regarde qui sont les personnes qui ont donné leur nom à ces artères, qui sont les personnes statufiées, à quoi correspondent les bâtiments, une évidence : on peut facilement les mettre au service de la cause nationaliste.

On pourrait croire qu'on a que le point de vue serbe, mais de la même façon, on va obtenir quelques éléments du côté kosovar qui vont exactement dans le même sens. Ainsi, vous êtes-vous peut-être interrogé sur le titre de ce roman, "Couleur pivoine". Pourquoi le choix de cette fleur si particulière qui n'est pas forcément la première à venir à l'esprit quand on pense à une fleur rouge.

Avant de répondre, un rappel : "Couleur pivoine" est la deuxième enquête de Milena Lukic après "Couleur bleuet", déjà paru aux éditions Héloïse d'Ormesson et chroniqué sur ce blog. Bleu, rouge, on peut avancer sans peur de se tromper que la troisième enquête aura dans son titre une fleur blanche, ce qui viendra compléter le drapeau serbe. Pourquoi pas le muguet ?

Voilà pour les couleurs. Mais cela ne nous dit pas pourquoi la pivoine, et pas le coquelicot ou l'anémone, par exemple. La réponse, on la trouve dans le cours du roman : la pivoine y apparaît comme un symbole fort pour le Kosovo. Et, là encore, avec une dimension historique et nationaliste claire, puisqu'elle fait référence à une fameuse bataille, la bataille du champ des merles ou de Kosovo Polje.

Je ne vais pas vous donner ici un cours d'histoire, mais cet événement guerrier, qui s'est déroulé en 1389, est déjà un tournant dans l'histoire commune des pays qui deviendront au tournant du XXIe siècle, la Serbie et le Kosovo. Encore une fois, pas besoin d'être un historien chevronné, le simple récit de cette bataille suffit pour comprendre l'importance qu'elle revêt encore de nos jours...

Si on ne s'en doutait pas encore, c'est donc une affaire très politique et très dangereuse qui va passionner Milena Lukic. Un jeu de billard à plusieurs bandes, la Serbie et le Kosovo en premier lieu, évidemment, leurs voisins directs, on l'imagine, car, en cas de nouvelle flambée de violence, c'est toute la région des Balkans qui seraient sur des charbons ardents.

Et puis, il y a l'Union Européenne, tête de pont d'une communauté internationale tellement bienveillante, tellement prête à tout pour que tout le monde, sur le territoire de l'ancienne Yougoslavie, vive dans la paix, l'harmonie et le bonheur universel... Une mission menée avec une prodigalité légendaire, l'argent cautérisant toutes les plaies, c'est bien connu.

C'est le moment d'évoquer les auteurs de cette série, un journaliste allemand, Christian Schünemann et son alter ego, Jelena Volic, professeur de littérature allemande, qui partage sa vie entre Belgrade et Berlin. Si je l'évoque, ce n'est pas pour rien : Milena Lukic elle aussi est tiraillée entre ces deux pays, mais pas pour les mêmes raisons.

Son ex-mari, le père de son fils, a quitté la Serbie pour l'Allemagne, où il a refait sa vie. Où il mène surtout grand train, quand Jelena vivote avec son mince traitement d'universitaire, logeant dans un appartement pas bien grand, avec sa mère et son fils. Sans doute pourrait-elle faire le même genre de choix, mais son attachement à la Serbie est profond, malgré le regard critique qu'elle porte sur la gouvernance du pays.

Mais l'Allemagne est également présente à travers le personnage de son ambassadeur à Belgrade, Alexandre Kronburg. Déjà croisé dans "Couleur bleuet", il n'est pas un personnage central de cette série. Il est, disons, la tentation occidentale, si je puis dire. Car il semble qu'il ne soit pas indifférent au charme de Milena (et réciproquement...).

Entre eux, une espèce d'allégorie du jeu diplomatique que se livrent la Serbie et l'Union Européenne depuis quelques années. Si la Croatie et la Slovénie ont déjà rejoint l'UE, la Serbie, considérée comme responsable de l'explosion de la Yougoslavie, n'y est toujours pas entrée. Mais, elle est clairement candidate et les pays européens n'y sont sans doute pas hostiles.

Ce qui ne rend pas pour autant le processus d'adhésion simple. Comme on l'a vu, la situation entre les pays des Balkans reste très tendues. L'idée de poursuivre l'intégration des Etats de la région au sein de l'UE n'est pas illusoire, mais la crainte que tout s'enflamme une nouvelle fois est certainement un frein. Il faut des assurances, et c'est en particulier aux Serbes de les fournir.

La question du Kosovo, dont l'indépendance a été reconnue par une majorité de membres de l'UE, mais pas par tous (cinq Etats membres s'y sont opposés), fait logiquement partie de ces sujets qui cautionneront l'entrée ou non de la Serbie au sein de l'UE. Une situation qui peut vite basculer, lorsqu'un événement comme le double meurtre de Talinovac se produit...

Alors, bien sûr, "Couleur pivoine" est un polar très politique, mais ne soyez pas effrayé si ce n'est pas votre truc ou si vous avez peur de vous y perdre. L'objectif du duo Schünemann/Volic, c'est justement d'apporter des éléments pour mieux appréhender une situation complexe, parce qu'il y a quelque chose d'un jeu de mikado dans cette région : on touche à quelque chose, tout risque de s'effondrer.

C'est ainsi, le sort de la Serbie et du Kosovo sont sans doute inextricables, et tant pis pour les nationalistes qui voudraient tout clarifier à leur façon. Radicale, la façon. On pourrait ajouter la frange kosovare qui espère un rattachement prochain de leur Etat à l'Albanie... Bref, avant que tout se normalise, l'eau de la Save aura coulé un moment sous les ponts de Belgrade.

Quant à Milena Lukic, elle s'affirme comme une enquêtrice pas comme les autres. Elle ne paye pas de mine, c'est vraiment l'antihéroïne par excellence, ce n'est même pas un flic, elle n'a pas d'arme, juste son intuition en bandoulière et un entêtement admirable, quels que soient les périls qui se présentent à elle. Une vraie idéaliste qui réussit à ne pas être naïve.

Elle sait parfaitement que la situation de son pays ressemble à un panier de crabes et qu'on ne peut se fier qu'à un minimum de personnes. Qu'il y a des intérêts puissants à l'oeuvre et qu'elle ne pèse pas lourd face à eux. Elle tient quasiment un rôle de lanceuse d'alerte, d'empêcheuse de tourner en rond. Et ça lui va parfaitement.

Elle est Serbe, sans être patriote, au sens extrême où on peut l'entendre, elle fait partie de ce pays et y est attachée. Elle doit faire avec l'histoire des Balkans, jusqu'à la période la plus récente, ces guerres qui ont ensanglanté ce qui fut la Yougoslavie. Dans le roman, elle exprime son regret de cette situation, de ces erreurs qui ont déchiré un pays et les populations qui le composaient.

Le regret de voir où tout cela a mené les différentes composantes, dont certaines peinent encore à se remettre des dégâts causés. Des regrets qu'elle exprime en réponse à la phrase que j'ai placée en titre de ce billet et qui en dit si long... Ceux qui veulent remettre les choses en place sont sans doute loin d'être majoritaires et de nouvelles secousses, répliques du séisme d'origine, se chargent sporadiquement de chambouler encore ce qui est remis en place...

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