dimanche 27 janvier 2013

"La guerre n'est pas finie. Elle ne finit jamais".

Si la France a toujours bien du mal à regarder en face son passé colonial, y compris encore au cinéma ou dans la littérature, c'est beaucoup moins le cas des Etats-Unis qui ont, depuis longtemps, choisi de dénoncer ouvertement et férocement la guerre du Vietnam dans des films ou dans des livres. Nouvel exemple avec un roman et un auteur découverts grâce à un partenariat avec LivrAddict et Folio, "les Fantômes de Saigon", de John Maddox Roberts (en poche chez Folio Policier, un livre publié à l'origine en 1996, je le précise), plus un roman noir qu'un thriller, mais un roman noir assez atypique par rapport à la tradition américaine du genre. Et un roman qui, nous allons le voir, s'intéresse à un aspect méconnu et sans doute dérangeant du conflit vietnamien...


Couverture Les fantômes de Saigon


Gabe Treloar, après une carrière dans la police de Los Angeles, a quitté la Californie pour l'Ohio où il est devenu détective privé. Pas à son compte, mais pour une grosse agence, dont il est devenu l'un des fleurons. Cette nouvelle carrière semble lui convenir à merveille jusqu'au jour où son passé se rappelle brusquement à lui, sous la forme d'un courrier.

Une lettre envoyée par une de ses vieilles connaissances, perdue de vue depuis un bail, Mitch Queen. Celui-ci, pendant que Gabe endossait l'uniforme puis le costume de privé, a gravi les échelons de la hiérarchie hollywoodienne pour y devenir un producteur en vue, dont les films à gros budget brillent souvent au box-office.

Et c'est justement pour lui parler du prochain film qu'il va produire que Queen reprend contact avec Gabe. Un projet de 100 millions de dollars pour mettre en images un scénario signé par un des auteurs les plus côtés du moment, avec des stars à l'affiche et l'utilisation d'une technologie très innovante qui devrait assurer au film un succès mondial.

Mais un projet qui est menacé, laisse entendre Queen dans sa lettre, sans donner plus de détails à son ami. En fait, il lui écrit juste pour lui donner rendez-vous, afin de lui expliquer face à face quel est ce problème qui pourrait tuer dans l'oeuf un aussi audacieux projet artistique. Et s'il veut que ce soit Gabe qui s'occupe de cette affaire, dit-il, c'est parce qu'elle les concerne tous les deux, eux et leur passé commun...

Lorsqu'il découvre le lieu du rendez-vous, la nature du passé commun en question ne fait plus aucun doute : Queen l'invite à une réunion d'anciens combattants ayant participé à la guerre du Vietnam, à la fin des années 60 ou au début des années 70... Gabe et Queen se sont rencontrés là-bas, en 1968, tous les deux conscrits, et ont lié une amitié qui, si les rencontres se sont espacées, n'a jamais complètement disparu.

C'est donc au milieu de quinquagénaires bedonnants ou presque, ravis de se retrouver entre compagnons d'armes (plus que leurs épouses, en tout cas), que Gabe et Queen se retrouvent pour aborder la question de ce mystérieux tournage. Si les deux hommes n'ont manifestement pas le même style de vie, Queen étant de venu un de ces hommes riches et un peu déconnecté du réel, Gabe est curieux d'en savoir plus. Il ne va pas être déçu...

Le projet de Queen, apprend Gabe, a pour titre "Rue Tu Do", du nom d'une des principales artères de Saigon, une des plus vivantes, qu'on y cherche à manger, à boire (et beaucoup, même...) ou de la compagnie, tarifée, le plus souvent. Un des lieux de rendez-vous les plus courus des GI pendant la guerre. Un projet pour lequel la star Selene Gibson a déjà donné son accord, ce qui devrait porter le projet et permettre de le financer aisément.

A condition, toutefois, que l'ambiance autour du tournage qui se prépare soit sereine, ce qui n'est pas le cas. Selene Gibson et Mitch Queen viennent en effet de recevoir chacun une lettre qui ressemble fort à une lettre de menace. Le propos est clair : il est hors de question que "Rue Tu Do" soit tourné au Vietnam, sur les lieux même où se déroule l'histoire du film ; et si jamais Queen et ses investisseurs persistent à vouloir tourner à Saigon, alors, ils arrivera malheur aux membres de l'équipe...

Différence notable entre les deux lettres, celle adressée à Selena Gibson est anonyme. Le lettre reçue par Queen est plus explicite encore : hors de question de tourner "Rue Tu Do" où que ce soit, sinon, gare aux représailles. Et ce courrier est signé, par un certain Martin Starr. Un nom qui va achever de renvoyer Gabe aux fantômes de son passé. Aux fantômes de Saigon...

S'il n'était pas déjà décidé à prendre cette affaire, Gabe voit dans cette signature un argument décisif pour le convaincre. Martin Starr... Un nom oublié depuis 25 ans et qu'il aurait voulu voir rester aux oubliettes... Mais comment retrouver un fantôme, un homme dont il n'est même pas sûr qu'il ait survécu, une espèce de légende protéiforme née sur le terreau favorable d'une guerre enlisée ?

Gabe et Queen n'ont que très peu connu Starr, mais la brièveté de ce contact a suffi à les marquer à vie. Ca s'est passé dans des conditions pas ordinaires (que je ne vous raconterai pas en détails, à vous de les découvrir...), un soir pas comme les autres, puisque ce fut le début de l'offensive du Têt... Une pagaille monstre qui va permettre à Starr de disparaître... A tout jamais ? Apparemment non...

Pour l'épauler dans son enquête, Gabe va recevoir l'appui d'une autre détective, engagée par Selene Gibson, Connie Armijo. Une détective compétente mais aux méthodes sensiblement différentes de celles de Gabe, une femme de caractère à la musculature artistement travaillée. Et pourtant, au fil des heures passées ensemble, et malgré une certaine méfiance initiale, ils vont se trouver quelques points communs qui vont peser lourd dans la suite des évènements.

Gabe va donc se lancer dans cette enquête qui le ramène à Los Angeles, ville qu'il a quittée dans un contexte délicat... S'il s'attend à découvrir un monde qui lui est complètement étranger, celui du cinéma, des stars capricieuses et de l'argent-roi, il sait aussi qu'en revenant à LA, il va devoir renouer avec sa belle-famille qui pourrait lui apporter de précieuses informations sur la situation actuelle au Vietnam et peut-être sur ceux qui pourraient se cacher derrière les menaces visant Queen et son film...

Mais si la guerre du Vietnam s'est rappelé au mauvais souvenir de Gabe, bientôt, elle va carrément le rattraper au coeur de son enquête, pire, au coeur de sa vie personnelle. Une violence qui se déchaîne et qui va l'obliger à aller là où tout a commencé, à Saigon, afin de remonter la trace de ces inquiétants fantômes dont il avait perdu la trace un quart de siècle plus tôt...

Un voyage qui n'a rien d'un pèlerinage ni d'un séjour touristique... Gabe se retrouve plongé dans des souvenirs qui le hantent encore. Et, là, c'est lui qu'il va mettre en danger, comme si, soudainement, il devenait la cible des auteurs des lettres de menace. Comme si ce retour dans ce pays où il fut blessé, dans sa chair comme dans son âme, avait déplu au point qu'on veuille le faire taire...

Malgré tout, c'est bien au pays que toute l'histoire va se dénouer. Ne croyons pas que le conflit vietnamien est totalement digéré par les Etats-Unis. Les conséquences, plus ou moins visibles, de cet échec militaire cuisant sont encore nombreuse en dépit du temps qui a passé. Les cicatrices restent à vif et il semble que certains n'aient pas très envie de voir ce qu'ils ont fait pendant ces années asiatiques revenir à la surface, même dans le cadre d'un film, apprêté à la sauce hollywoodienne...

Et les retrouvailles entre anciens combattants ne se passent pas toutes aussi paisiblement, si j'ose dire, que celle à laquelle on assiste en début de roman...

C'est donc un aspect plutôt méconnu de la guerre du Vietnam que John Maddox Roberts, auteur connu pour ses romans d'imaginaire, en SF ou en fantasy, et qui se lance ici dans un roman réaliste, sombre et âpre, à cheval sur deux époques. Cet aspect, c'est la question des déserteurs américains. On a souvent évoqué la situation aux Etats-Unis, avec les loteries et les magouilles diverses et variées pour éviter la conscription, les nantis qui en réchappent et ceux, moins favorisés, qui y partent en quête d'une forme d'intégration sociale.

Mais les déserteurs dont il est question dans "les fantômes de Saigon" n'ont pas séché le service militaire ou trouver un biais pour éviter de partir en Asie. Ce sont des soldats qui ont pris la tangente au Vietnam, pendant la période des combats et qui ont choisi la clandestinité dans un contexte autrement plus risqué que celui des fils à papa...

Mais, si certains de ces déserteurs sont devenus les légendaires fantômes, c'est parce qu'ils ont bien dû vivre dans cette clandestinité. Et, pour cela, user de trafics en tous genres, des productions les plus anodines au plus illicites, profitant, en particulier, de l'essor du recours aux drogues, douces comme dures, au sein des régiments américains.

Mitch Queen et Gabe Treloar faisaient partie de la Police Militaire pendant leur service au Vietnam (ce qui, d'ailleurs, donnera sa vocation à Gabe, qui deviendra flic à son retour au pays) et l'une de leurs missions était justement la traque de ces fantômes, le démantèlement de leurs activités qu'on pourrait qualifier de mafieuses. Outre leur première rencontre avec Starr, on assiste au cours du roman, par des flashbacks à la fois très intéressants et qui arrivent très à propos pour éclairer la partie contemporaine du récit.

Des interventions musclées, dangereuses, au cours desquelles Gabe, particulièrement, a mis sa vie en jeu. Voilà aussi pourquoi l'idée de voir resurgir cet oiseau de mauvaise augure que constitue Starr pour lui ne lui dit vraiment rien qui vaille... Il sait, même s'il l'a très peu côtoyé, que Starr est un personnage étrange, excentrique mais redoutable et que sa présence sur ce coup-là n'est pas une bonne nouvelle pour Mitch. Fantasque, peut-être, ce Starr, mais surtout pas à prendre à la légère, car dangereux...

"Les fantômes de Saigon" est un roman noir, plus qu'un thriller. Question de rythme, essentiellement. L'action n'est pas soutenue de la première à la dernière ligne mais connaît des pics. En revanche, la tension, elle, ne faiblit pas à partir du moment où Gabe choisit de se lancer dans l'enquête. Elle va même crescendo quand la violence fait irruption dans un dossier qui semblait, au premier abord, avoir des airs de canulars de mauvais goût...

Le titre est, vous l'aurez sans doute déjà compris, à double sens : les fantômes, c'est le surnom donné aux déserteurs américains qui ont su se fondre dans le contexte si spécial de Saigon, ville qui associent en bien des aspects, des facettes asiatiques et d'autres européennes. Et puis, ces fantômes font aussi référence à Starr, bien sûr, et avec lui, à d'autres personnages que Gabe pensait avoir laissé derrière lui, dans sa vie antérieure sous les drapeaux.

D'une certaine manière, c'est le propre fantôme de Gabe qui réapparaît aussi, le fantôme du policier militaire qu'il a été pendant une année au Vietnam, qui a souffert et n'est pas revenu tout à fait indemne de ce voyage au bout de l'enfer (amusant de lire les pages sur Cimino, qui ne font pas référence à son chef d'oeuvre sur justement, la guerre du Vietnam, mais à son plus gros bide, "la Porte du paradis"). Et, plus généralement, tous ces fantômes qui hantent les anciens combattants de ce conflit terrible, ceux qu'ils combattent parfois quotidiennement mais qui se montrent dans leurs cauchemars...

On sent que Gabe a réussi en grande partie à refouler ces mauvais souvenirs. Que les fantômes qui le hantent sont de nature différente, certes liés à ces évènements, mais sans en être l'essence. Pourtant, cette enquête va réveiller tant de douleurs physiques et morales que, là encore, on se doute que le privé n'en sortira pas indemne.

Et puisque j'évoque le terme de "privé" et que j'ai qualifié "les Fantômes de Saigon" de roman noir, précisons que le personnage de Gabe est plutôt atypique. On est loin des détectives à la Hammett ou à la Chandler. On a même là un privé qui ne boit pas d'alcool ! Certes, il y a des raisons à cette abstinence, mais Gabe Treloar n'est pas non plus un cynique, un blasé, il prend la vie comme elle vient, si possible du bon côté... Il n'est pas à son compte, dirigeant une agence sempiternellement au bord de la faillite mais travaille pour une boîte assez importante qui lui permet de ne pas redouter les fins de mois difficiles (et même les premières quinzaines où il faut se serrer la ceinture).

Non, l'attrait de Gabe Treloar est ailleurs que dans d'éventuels clichés littéraires. J'ai eu le sentiment que cette affaire sonnait pour lui comme l'occasion de solder les comptes. Quelle qu'en soit l'issue, que Starr soit toujours vivant ou qu'on se serve de son nom pour effrayer Queen et faire planer une redoutable épée de Damoclès au-dessus du projet "Rue Tu Do", Gabe attendait cette occasion de se frotter une dernière fois à ces fantômes, une dernière fois car il ne peut imaginer que deux issues possibles : la disparition définitive des fantômes ou... la sienne.

Voici un roman noir très riche, à l'histoire assez dense, entre deux époques, deux pays, deux hommes aux caractères bien différents (Gabe et Queen), deux visions de la vie, l'une intègre, l'autre beaucoup moins... Et si ces fantômes ont Saigon pour origine, c'est vraisemblablement une grande partie de l'Amérique qu'ils hantent, symboliques qu'ils sont à leur manière du fiasco US au Vietnam.

Un grand merci à LivrAddict et Folio pour cette découverte.


2 commentaires:

  1. Quel beau billet ! Tu as éveillé mon intérêt pour un sujet qui reste, me semble-t-il, assez confidentiel puisque je ne me souviens pas d'avoir jamais rien entrevu au sujet des déserteurs de la guerre du Vietnâm...

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  2. Merci, Véro ! Comme toi, j'ai découvert cet aspect de la guerre du Vietnam que je ne connaissais pas. Mais, attention, ce n'est pas un roman historique, mais bien un roman contemporain sur le linge sale à laver en famille, dont les déserteurs et leurs trafics constituent une partie. Et ceux qui voudraient bien que ce linge sale reste rangé dans un placard tout ce qu'il y a de plus discret...

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