mardi 10 février 2015

"Les problèmes, ma petite fille, ça se garde à l'intérieur. On les règle en soi, avec soi, on ne fait pas chier son monde".

Je précise que la phrase ci-dessus n'est surtout pas un conseil. En revanche, je trouve qu'elle correspond parfaitement à ce que j'ai ressenti au fil des pages de notre roman du jour. Ainsi que d'autres éléments qui seront développés dans le courant de ce billet, bien sûr. Dont un certain personnage de conte très présent. Encore une fois, Delphine Bertolon met en scène un personnage féminin lumineux dans un univers de ténèbres, la plonge dans des situations très dures, mais pour mieux renaître et briser la culpabilité, un de nos lots communs. "Les corps inutiles" vient de sortir chez Lattès et il aborde des sujets graves avec des angles de vue très originaux. Il décortique les conséquences terribles que la violence peut avoir sur les gens, même lorsqu'elle s'exerce "a minima", si je puis dire. Et il met en valeur une dimension importante de l'être humain, même si elle a quelquefois des revers : la sensibilité.


Clémence a 15 ans lorsqu'un événement va bouleverser sa tranquille vie d'adolescente. Pourtant, on pourrait se dire qu'elle a évité le pire, que la situation aurait pu tourner bien plus mal. Mais, on comprend rapidement que cette soirée qui aurait dû être synonyme de fête, a brisé quelque chose en elle. L'adolescente ne sera plus jamais la même.

En tout cas, à 30 ans, la jeune femme que l'on retrouve a su se construire une existence. Sans doute pas la vie de rêve que nous avons tous quelque part en tête, mais une vie qui lui correspond, qui correspond à l'état d'esprit qui est le sien depuis 15 ans maintenant. Une vie la plus ordinaire possible pour pouvoir enfouir un peu plus les souvenirs qui la rongent.

Depuis cette funeste soirée, Clémence a perdu toute capacité à ressentir quoi que ce soit. Toucher, goût, odorat, elle a tout perdu, comme si cela avait été anesthésié par la peur, et sans doute aussi la culpabilité. C'est particulièrement frappant avec le chaud et le froid : Clémence boit un café brûlant sans ciller et se baigne dans des eaux de montagne en plein hiver sans le moindre frisson.

Mais, cette absence de ressenti ne s'arrête pas au physique. Psychologiquement, de la même façon, plus rien ne l'atteint, ni la joie, ni la tristesse, ni la douleur. Clémence est bien toujours un être humain mais en apparence, seulement. Solitaire, invisible, discrète, elle s'est repliée sur elle-même et rumine perpétuellement son expérience.

Elle ne s'accorde qu'une seule journée par mois pour sortir de sa routine. Le 29. La date est immuable. Là, elle se lâche, devient une autre, sort, drague, et plus si affinités. Des aventures qu'elle sait, veut sans lendemain, un désir factice et presque prophylactique pour ne pas oublier qu'elle est encore vivante et que son corps n'est pas devenu complètement inutile. Un fardeau qu'elle portera jusqu'à sa mort.

Dans sa vie professionnelle, on retrouve un étonnant mimétisme. Après avoir travaillé comme maquilleuse dans le cinéma, Clémence est revenue vivre dans sa région d'origine, le Languedoc-Roussillon, Là, elle travaille pour la Clinique, une boîte à l'activité principale pour le moins déconcertante. A tel point que ceux qui travaillent pour elle restent très discret sur leur boulot.

Mais, pour Clémence, ce choix coule de source, tant il colle à ce qu'elle ressent ou plutôt ne ressent plus. C'est elle qui donne vie, ou presque, cette vie qu'elle n'a plus vraiment en elle, à ces objets inanimés et donc sans âme, qui feront le bonheur d'autre personnes sans jamais se plaindre. Objet... Peut-être est-ce le mot par lequel pourrait se définir Clémence, depuis une quinzaine d'années.

Voilà donc 15 longues années, je ne pense effectivement pas que cela passe vite, dans cet état, que Clémence à enfoui au plus profond de son être ce qui lui est arrivé dans cette rue au nom d'oiseau. 15 longues années qu'elle tait à ses proches ce qui a fait d'elle l'adulte perdue mais qui le cache bien qu'elle est devenue.

A quoi se raccrocher ? Tant de choses se bousculent dans sa tête. Tant de souvenirs qui, immanquablement, la ramènent à ce soir-là. Et le spectacle des autres, sa jeune soeur en train de devenir à son tour adulte, mais si différente d'elle, ses parents, ses collègues, ses voisins ou ses rares amis, tout cela ne l'aide en rien, parce que son seul et unique problème, c'est elle-même.

Elle-même et la haine farouche et violente qu'elle se voue au point de s'empêcher d'exister. Car, là où d'autre créent des bulles pour s'isoler des risques que peut représenter notre monde, Clémence a créé la sienne pour s'immerger à l'envi dans sa propre honte. S'y noyer. Une lente auto-destruction à la nitro-culpabilité. Boum !

Et pourtant, on s'attache follement à cette Clémence. Malgré elle, elle irradie, elle dégage une force inouïe. Une conviction, aussi, malgré tout. On n'a pas un personnage à la dérive, non, elle a encore, même inconsciemment, envie de se sortir de cette situation. Reste à trouver comment. Ou plutôt qui l'aidera. Un "qui" qui ne sera pas forcément au singulier.

J'ai volontairement choisi de rester elliptique sur des éléments-clés de ce roman. Pas pas coquetterie ou parce que je me plie aux diktats en vigueur selon lesquels il faudrait parler des livres sans rien en dire. Non, juste parce que ces épisodes, ce qui est arrivé à Clémence, son travail, les rencontres qu'elle va faire, tout cela doit être découvert au fur et à mesure par le lecteur.

Bien sûr, cela nous empêchera d'approfondir certains aspects atypiques de cette histoire, les choix effectués par Delphine Bertholon. Disons tout de même que ce qu'endure Clémence au début du roman n'est pas forcément ce à quoi on pourrait s'attendre. Et pourtant, c'est un cataclysme qui balaye tout en elle et va la laisser groggy pour les 15 années à venir.

C'est bien un traumatisme immense qui est au coeur de ce roman. Avec, en filigrane, le rappel que toute violence qui s'exerce aux dépens d'autrui, peu importe la forme, laisse des traces profondes et des cicatrices qui ne se referment pas facilement. Et le désarroi d'une victime qui se positionne en position de coupable et se fustige.

Qui ne sait pas à qui confier son mal-être, par manque de confiance mais aussi parce qu'il est impossible de formuler l'indicible, de partager les blessures. Clémence réussit parfaitement à dissimuler les siennes. Son insensibilité, elle ne la montre pas, ni à ceux qu'elle côtoie au quotidien et qui, au pire, la trouveront "bizarre", ni à ses amants de passage qui ne font que lui rappeler qu'elle est encore bien vivante.

"Les corps inutiles", c'est un anti-conte de fées. D'ailleurs, on en croise plusieurs dans les pages de ce roman, cités dans le cours des conversations. Mais, bien sûr, on pense au premier chef à la Belle au Bois Dormant. Ce n'est pas un fuseau qui va la plonger dans ce sommeil, mais un prince pas charmant du tout.

Et puis, surtout, il y a Pinocchio. Les références y sont nombreuses. Mais, là encore, en prenant le conte à rebours. Clémence devient un pantin de bois, sans âme, sans sensations, sans coeur. Pendant 15 ans, elle va rester dans cet état, espérant peut-être redevenir un être humain. Mais seule, impossible. Il faut pour cela un Gepetto, une Fée bleue et même un Jiminy Cricket.

Clémence est infiniment touchante dans sa détresse, dans l'incompréhension qui l'habite de cet état si particulier. Même lorsqu'elle se met dans des situations glauques et pathétiques, comme ces fameux 29, on lui reste attaché. De la pitié ? Non, je ne crois pas. Elle est infiniment respectable dans sa démarche, même si sa réclusion volontaire en elle-même n'est pas la solution.

Si Delphine Bertholon signe là un roman sombre, forcément, il ne tombe jamais dans la noirceur bitumeuse du désespoir. Rien n'est simple, rien n'est évident, même lorsque tout semble rassemblé. Clémence ne lâche jamais, malgré le découragement, l'acceptation de son état, faute de mieux, mais toujours on pense qu'elle pourra se sortir de là, enfin trouver l'antidote. Pas celui qui efface les blessures, il n'existe pas, mais celui qui les rend supportables.

Encore une fois, on retrouve des situations familiales complexes. Clémence a du mal à s'entendre avec ses parents. Simple incompatibilité d'humeur qui prend de l'ampleur après l'événement déclencheur. Pas de haine, juste un décalage. Quant à sa soeur, c'est un rayon de soleil. Peut-être une sorte de miroir dans lequel elle aimerait se regarder. Ce qu'elle serait devenue sans le passage par la rue au nom d'oiseau. Ou quelque chose d'approchant.

La famille est une curieuse entité, ici, accueillante, presque trop, mais que Clémence fuit parce que, finalement, son isolement est un autre moyen de se punir... La relation familiale n'est pas irrémédiablement abîmée, simplement dégradée. Elle est surtout bien plus unie qu'il n'y paraît, ce sont surtout ces non-dits qui la minent.

"Les problèmes, ça se garde à l'intérieur". Mais pas seulement. Qu'il est dur d'exprimer ses sentiments entre parents et enfants. Oh, la famille de Clémence n'est pas indigne, loin de là, pas brisée comme dans 'Twist",  "l'effet Larsen" ou dans "le Soleil à mes pieds". Elle n'a pas non plus de cadavre dans les placards, comme dans "Grace",..

Mais, en refusant de s'ouvrir à ses parents sur ce qu'elle a vécu, Clémence fausse tout et entraîne tout le monde dans une parenthèse désenchantée de 15 ans. Et pas n'importe lesquelles, celle du tournant de l'adolescence vers l'âge adulte, sans doute la période la plus difficile, délicate. Celle où l'on s'envole du nid, c'est vrai, mais moins radicalement que ne le fait Clémence, en assurant un service minimum en termes de relations.

J'aimerais vous parler ici d'autres personnages que j'ai choisis d'occulter mais dont le rôle est terriblement important. Ceux qui vont savoir faire abstraction de la bizarre Clémence, l'accepter comme elle est, sans insister ou juger. Parfois en l'aidant, sans même en avoir confiance. En lui insufflant peu à peu ce qui lui manque le plus : de l'estime d'elle-même.

Delphine Bertholon assaisonne tout cela d'une écriture agréable, non dénuée d'humour. J'ai particulièrement apprécié la façon dont elle nous fait vivre le douloureux dialogue intérieur de la jeune femme. En alternant les deux époques, Clémence à 15 ans et Clémence à 30 ans, elle nous fait partager son mal-être, qui peut d'abord passer pour adolescent, mais ensuite, a pris des proportions qui font mal.

Et, bien qu'incapable de ressentir des émotions basiques, la situation du personnage, elle, en envoie de nombreuses et de puissantes au lecteur qui suit ce calvaire. Un chemin de croix aux stations longues et difficiles qui ne mène pas à un Golgotha mais à une résurrection. Et une sensation nouvelle, enfin, différente : une peur excitante et non plus paralysante.

1 commentaire:

  1. Merci pour cet avis qui conforte mon envie de lire ce livre. Bon dimanche :)

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