dimanche 19 avril 2015

Le cannibale de Cleveland.

Voilà qui a le mérite d'être clair... Comme d'hab, le petit avertissement d'usage : éloignez les âmes sensibles ! Vous raterez un thriller bien sombre, bien glauque, mais surtout, très intéressant dans sa construction. En attendant, en route pour l'Ohio dans les années 1980, pour une enquête qui sent le soufre, et pas que le soufre, d'ailleurs, à la poursuite d'un tueur en série soupçonné d'un nombre de meurtres qui dépasse l'entendement, mais surtout, des crimes qui transgressent bien des tabous, à commencer par celui du cannibalisme. Dans "la compassion du diable" (en grand format aux éditions Fleur Sauvage), Fabio M. Mitchelli propose une véritable fiction mais la construit autour d'un monstre véritable : Jeffrey Dahmer, un des plus fameux serial killer américains. Il ne s'agit pas d'une biographie romanesque du tueur, mais le sinistre Blake, que nous suivons à la trace, si je puis dire, reprend le parcours meurtrier de Dahmer. Et ça remue un peu...



Juin 1981, dans le parc national de Cuyahoga Valley, près de Cleveland, deux containers sont découverts par des membres de l'unité forestière, chargé de faire des travaux. Dans ces gros récipients bleus, l'horreur absolue : des corps en décomposition dégageant une odeur abominable. Aussitôt, l'alerte est donnée et la police criminelle se rend sur place.

Les deux inspecteurs forment un duo qu'on peut juger on ne peut plus mal assorti. Freddy Lawrence, l'aîné des deux, est quelqu'un qui use les équipiers à la douzaine. Pas commode ? Possible, mais ce n'est pas ce qui pose le plus problème. Je n'en dis pas plus, on reviendra dans ce billet sur certains éléments, mais n'en disons pas trop.

Sa dernière équipière en date s'appelle Victoria Fletcher et la demoiselle semble plus coriace que les hommes qui l'ont précédés auprès de Lawrence, car elle s'accroche, malgré tout. Il faut dire que la jeune femme a elle aussi des fantômes qui la hantent et elle s'est forgée un caractère de dur à cuire, langage de charretier et attitude de bouledogue à l'avenant...

Voilà notre étrange duo en charge d'une drôle d'affaire. Car, manifestement, les corps découverts dans ces tonneaux ne sont pas complets et il semble bien qu'avant de finir là, ils aient subi un véritable calvaire... De là à imaginer que celui qui les a planqués là après les avoir fourrés en vrac dans ces tonneaux, n'en soit ni à son coup d'essai, ni à son dernier assassinat, il n'y a qu'un pas...

Un pas qui va être rapidement franchi, avec la découverte d'une seconde scène de crimes, encore pire que la première. En plein centre-ville, cette fois, sous une maison en passe d'être démolie... Une dizaine de corps, dans des états de décomposition divers et variés. Un charnier abominable, et on ne parlera même pas de l'odeur... Et encore ces récipients bleus, comme une signature.

Cette fois, plus de doute, il y a un tueur en série à Cleveland, et la liste de ses crimes commence à être longue, très longue. Quant à son modus operandi, il est difficile à déterminer, étant donné l'état des corps, mais il est certain que les victimes ont subi bien des sévices avant de se retrouver entassés dans cette sépulture plus que sommaire.

L'enquête qui s'annonce pour Lawrence et Fletcher est donc d'autant plus compliquée que l'affaire va forcément être médiatique, avec les pressions hiérarchiques et politiques que cela suppose, et qu'il n'y a pas vraiment de pistes pour espérer retrouver un des plus atroces assassin qu'ait connu la ville de Cleveland...

Mais, cette enquête va aussi être l'occasion pour les deux flics de se découvrir un peu plus. Ils ne sont plus simplement deux numéros de matricule qu'on a associés parce qu'on ne pouvait pas faire autrement, mais deux flics à la poursuite d'un monstre. Et, malgré tout, Fletcher n'est pas complètement indifférente à Lawrence...

"La compassion du diable", c'est le récit de cette traque, mais pas seulement. Car, la construction du livre, au moins dans la première partie, nous propose autre chose. Bien sûr, on a les éléments que je viens de vous donner, cette enquête qui est le coeur de l'intrigue. Mais, pas seulement, car on va, en parallèle, découvrir deux autres personnages très importants de cette histoire.

Il y a d'abord Patrick MacCallaugh, un jeune romancier, dont le premier livre a défrayé la chronique par les révélations qu'ils contenait et a eu la chance de devenir un best-seller. Pour les besoins de son prochain livre, il mène l'enquête, et cela passe par une maison de retraite. Patrick y rencontre Jo, un vieil homme très malade, dont la fin approche.

Il y a urgence, car l'écrivain est certain que Jo détient des renseignements capitaux, pour son livre, mais sans doute pas seulement. Mais le vieux est un dur de dur et le faire cracher le morceau n'est pas simple. Il va falloir se montrer particulièrement convaincant, mais également patient. Gagner la confiance de l'homme en espérant qu'il s'ouvrira enfin.

Et puis, il y a Blake. Le fil rouge de ce roman. On le suit depuis le ventre de sa mère et l'on retrace à ses côtés l'incroyable parcours du criminel hors norme qu'il est. Eh oui, Blake, c'est le tueur que recherchent Lawrence et Fletcher. Et voilà près de 20 ans qu'il "oeuvre" sans jamais avoir été soupçonné, même si, pour cela, il lui est arrivé d'avoir pas mal de chance...

Les éléments qui manquent aux enquêteurs nous sont révélés au fil des chapitres, par des flashbacks. La liste est non seulement impressionnante, mais aussi l'horreur des actes commis, qui vont de l'assassinat au viol, en passant par la nécrophilie et donc le cannibalisme. Sans oublier diverses autres "joyeusetés" que Blake réserve à ses victimes.

Le portrait de ce garçon est tout simplement effrayant, tant il semble jouir de ses actes. Qu'il serait facile de se dire qu'il est dément, un fou furieux, sans doute cela nous aiderait-il à mieux appréhender de tels actes ! Sauf que ce n'est certainement pas le cas, les calculs de Blake, les photos prises avec les corps, par exemple, viennent contredire tout cela : rien n'est gratuit, chez Blake.

Presque vingt années à tuer et c'est un malheureux hasard qui révèle l'existence de sa série de meurtres, totalement ignorée jusque-là... Rien que cela a de quoi faire frissonner les plus solides. Surtout quand on mesure la violence et la perversité en action. Tout ce temps, Blake a mené sa vie, parfaitement intégré à la société dans laquelle il évolue, et se muant, la nuit venue, en ce monstre impitoyable...

Je le redis, Blake n'est pas Jeffrey Dahmer, en revanche, Fabio M. Mitchelli lui attribue ce que l'on sait des actes du "Cannibale de Milwaukee" (l'authentique surnom du tueur). Cette remontée chronologique, de ces débuts, hésitants, jusqu'à cette diabolique routine qui lui fait lever de jeunes hommes dans des lieux de rencontres homosexuelles parfaitement connus avant de sacrifier ses victimes, et tout cela vient parfaitement s'intégrer au récit fictif.

Quand je vous disais qu'il flottait une odeur de soufre sur cette histoire, vous me croyez, non ? Seulement, le soufre n'est pas la seule odeur à planer sur ce roman. "La compassion du diable" est un thriller olfactif. Oh, soyez prévenus, ça ne sent pas la rose, bien au contraire. D'un bout à l'autre, on est agressé par les odeurs omniprésentes dans le récit.

Depuis quelques temps, je me prends à rêver du jour où, grâce au numérique, des éditeurs auront l'idée de publier des romans en "Odorama", comme certains films. Histoire de profiter d'une atmosphère florale délicate, d'une ambiance de campagne, de vieux cuirs et de vieux livres d'une bibliothèque, des milles parfums d'une cuisine raffinée...

Alors, s'il vous plaît, oubliez "la compassion du diable", si ce système est un jour au point. Parce que là, vous risquerez très probablement des plaintes des voisins et une visite inopinée de la police ! Si John Waters, dans "Polyester", avait eu l'idée taquine (c'est tout John Waters, ça, la taquinerie), de glisser au milieu d'odeurs tout à fait classiques, quelques surprises tel du gaz ou mes sécrétions d'un putois, ici, c'est un festival de fragrances qui vous feraient regretter le musc pur...

Cette sensation, toute virtuelle qu'elle soit, ajoute à l'oppression que ressent le lecteur devant les actes de Blake, mais aussi les situations que rencontrent les autres personnages. Car "la compassion du diable", outre l'entremêlement de différents fils de récit, est une traque, une poursuite menée tambour battant et qui ne voit jamais sa tension baisser.

Une tension accrue par quelques recettes narratives tout à fait intéressantes que je ne peux abordez ici, je suis sûr que vous le comprendrez aisément. La première partie du roman est redoutable, car elle en dit autant qu'elle brouille les pistes, suscite des interrogations, pose des questions sans donner immédiatement de réponses...

Le parcours individuel de chaque personnage, principal comme secondaire, ne vient pas baliser le chemin de petits cailloux blancs, non, c'est plutôt de la mie de pain, vite disparue... On s'égare, on cogite, on pense, on croit que... Chacun son hypothèse, l'une semblera peut-être plus évidente à suivre que les autres, mais restera encore à assembler tous les morceaux de cette histoire, qui regorge de rebondissements.

J'ai été happé par cette lecture, certes par moment, difficile à supporter, tant on nage dans l'horreur, mais qui sait embarquer le lecteur. Comprendre, traquer, coincer... On se lance dans cette enquête pour simplement arrêter ce monstre, capable de poursuivre son chemin pavé de cadavre démembrés et en partie boulottés, pendant encore longtemps...

L'injection de fait réels dans l'histoire fictive ajoute évidemment au malaise que l'on ressent. On relativise évidemment plus que lorsque Ann Rule reprend l'enquête sur Ted Bundy, dans "Un tueur si proche" et comprend qu'elle s'est trompée sur ce jeune homme qu'elle trouvait pourtant si sympathique, mais l'horreur des faits est là, sans même parler de ceux, fictifs, qui viennent s'ajouter au fil du récit.

J'avais pas mal entendu parler de ce livre avant de m'y lancer. C'est toujours ambivalent, on se laisse influencer, dans un sens ou dans un autre, même lorsqu'on essaye de rester imperméable. Je n'ai pourtant pas été déçu et je crois avoir lu un roman qui, s'il était signé par un américain, aurait sans doute bien plus de retentissement encore.

Mais, il faut le dire, haut et fort, nos auteurs de thrillers français sont désormais au niveau. Pas parce qu'il joue la surenchère dans l'horreur, non, mais parce qu'ils savent écrire des romans haletants, dérangeants, flippants, qui s'accrochent à vous un moment après qu'on a tourné sa dernière page. Et Fabio M. Mitchelli, avec "la compassion du diable", rejoint cette génération qui nous fait trembler.

Un mot, pour terminer, sur le titre. Difficile de le développer sans en révéler trop sur l'histoire, car on le comprend dans la dernière partie du livre. Mais il y aurait beaucoup à dire aussi sur cette compassion et ce qu'elle induit... Là encore, il y a de quoi se sentir pas très confortable. Et pourtant... Au mal absolu, il existe peut-être une autre réponse que la vengeance ou la loi du Talion.

2 commentaires:

  1. Voilà une excellente critique. Difficile de faire plus complet. Encore un auteur à suivre. Comment vais-je y arriver ? :(

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  2. Bravo pour cet œil neuf... belle chronique.

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