Il est des lectures qu'on attend plus délicates que d'autres. Tant au moment où l'on tourne les pages du livre qu'au moment où l'on se retrouve face à son clavier en se demandant comment on va en parler. Notre roman du jour en est un parfait exemple. Au point qu'il pourrait figurer sur ce blog depuis plus d'un an, mais que j'avais choisi de différer cette lecture pour ne pas tomber au milieu des polémiques et lire avec la tête froide. Voilà le roman en poche, il est donc temps d'y revenir. Vous avez forcément dû entendre parler d'Edouard Louis et de son premier roman, manifestement très autobiographique, "En finir avec Eddy Bellegueule" (publié en grand format au Seuil et disponible en poche chez Points). Une plongée au coeur d'une famille picarde dont on ne ressort pas indemne et qu'il faut vraiment savoir observer avec recul. Mais je dois dire aussi que je comprends mieux les réactions diverses qui se sont déchaînées après sa parution.
Eddy Bellegueule est né au début des années 1990 et a grandi dans une famille recomposée et nombreuse vivant dans un village de Picardie. Une famille extrêmement modeste qui vit dans une maison qui se délabre un peu plus au fil des années, dans une ambiance assez étouffante, entre alcool, télévision, mal-être et violences sociales.
Je crois qu'il est important de dire d'emblée que Eddy n'a souffert d'aucune violence physique dans sa famille. Certes, ce que nous décrit ce jeune homme est effrayant et sordide, mais jamais son père, lui-même enfant battu par un père alcoolique, n'a levé sa main sur lui. En revanche, le garçon a grandi dans un contexte pour le moins difficile.
D'autant plus difficile que, dès son plus jeune âge, Eddy pose problème : sa voix aiguë, ses postures jugées efféminées, son attitude que son entourage va vite qualifier de "pédé", tout cela lui vaut moqueries, brimades, violences quasi quotidiennes lorsqu'il sera au collège... Et surtout, cela va alimenter une honte terrible qui est au coeur de ce livre.
Eddy raconte à la première personne cette enfance si particulière d'un garçon fragile, sensible qui, par tous les moyens, cherche à s'endurcir pour ne plus faire honte aux siens. Pour essayer de vivre et de trouver sa voie alors que, pour la plupart des jeunes dans sa situation, le chemin tout tracé mènerait à l'usine, dès qu'il serait possible de quitter l'école.
Il raconte la vie dans la crasse, dans la misère pas seulement matérielle, mais aussi culturelle, les fins de mois difficile, lorsqu'on n'a plus assez pour nourrir tout le monde, l'orgueil paternel lorsque la mère se retrouve à gagner plus que lui, les sacrifices permanents et l'univers qui se réduit à la petite lucarne et aux limites du village.
Enfin, il y a, en filigrane dans la première partie puis au centre de la seconde, cette question de l'homosexualité qui hante les 220 pages de ce livre. Cette orientation rejetée, vilipendée, haïe dans son entourage, dans le village, et qui va miner la première partie de la vie d'Eddy. Ses premières expériences, son attirance de plus en plus marquée pour les hommes, ses efforts pour être "comme tout le monde".
Cela passe par des tentatives pour nouer des relations avec des jeunes filles de son âge, que ce soit de son propre chef ou parfois, parce qu'on a organisé la rencontre pour lui. De vaines tentatives, malgré sa bonne volonté manifeste. Des ruptures inévitables et le désir qui finit systématiquement par pointer le bout du nez. Ce désir réprimé, interdit, honni. Honteux.
Il serait simple de tirer telle ou telle phrase de son contexte pour donner des exemples de ce que je viens de dire. Mais, cela ne rendrait justice à personne. Ni à l'auteur, ni au personnage, ni même à ses proches. Il est aussi délicat de parler de ce livre sans donner l'impression qu'on méprise tel personnage, qu'on condamne le comportement de tel autre... Or, rien n'est simple, dans "En finir avec Eddy Bellegueule".
"Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir", écrivait Jean de la Fontaine, dans sa fable "les animaux malades de la peste". Et il y a un peu de ça, dans le livre d'Edouard Louis. Or, la réalité est souvent bien plus proche du gris intermédiaire, plus ou moins foncé, que des tonalités entières.
Mais Edouard Louis parle de lui, même si ce n'est signalé à aucun moment et qu'on lit bien le mot "ROMAN" sur la couverture. Et, malgré le filtre que le passage à la fiction est censé créer, difficile de ne pas tenir compte de cet aspect. Et difficile de passer outre les mots "honte", "dégoût", "colère", qui teintent le récit.
La honte. Le mot a déjà été écrit plusieurs fois depuis le début de ce billet. Et elle est omniprésente des premières jusqu'aux dernières lignes du livre. Mais ne nous trompons pas, c'est un sentiment partagé : Eddy n'est pas le seul à ressentir de la honte. La honte de ce qu'il est, la honte des conditions dans lesquelles il vit, la honte de ces parents, la honte de ce qu'on lui fait, la honte de ressentir du plaisir, la honte, tout le temps, partout.
Et la honte de la fuite. Là encore un mot important de ce livre, et tellement lourd de sens. Pour Eddy, le fait d'avoir pu faire des études plus poussées que le reste de sa famille, d'avoir franchi les limites du village natal, d'avoir, par la suite, on sort du livre, construit autre chose, une autre vie que celle à laquelle il était naturellement destiné à sa naissance n'a rien d'une fierté. C'est une lâcheté, une fuite...
Même ce qu'il réussit se colore alors des tonalités de la honte, en plus d'autres aspects poignants qui apparaissent à la toute fin du livre. Seule une partie des problèmes qui rongent Eddy seront résolus par ce départ, que lui-même paraît décrire comme une désertion en rase campagne... Cette honte qui suinte vient prendre le lecteur aux tripes, le bouscule, le gifle.
Mais, son père et sa mère eux aussi vivent dans la honte, et pas seulement celle d'avoir un enfant "pédé", ce qui semble être une véritable hantise pour eux. Il serait injuste de dire qu'ils se complaisent dans leur situation. Le père a honte d'être handicapé et de ne plus pouvoir travailler, la honte de son passé, de sa jeunesse, qu'il camoufle soigneusement... Les apparences sont si importantes.
De même, pour la mère d'Eddy, on ressent aussi cette honte de ne pas pouvoir toujours nourrir les siens en fins de mois, la honte de sa condition, de ne pas avoir fait d'études (quelque chose qui revient d'ailleurs chez plusieurs personnages secondaires, quand Eddy, lui, réussira à s'extraire de la gangue), de sa manière de parler, etc.
En lisant le livre, et malgré la dureté de ce qui se déroule sous nos yeux, je n'ai pas ressenti l'envie d'accabler ces gens. Il ne s'agit pas non plus de leur chercher des excuses, entendons-nous bien, mais la situation est juste plus complexe que la simple opposition entre blanc et noir. Les défauts existent, la violence morale exercée est réelle, mais je ne crois pas qu'il faille les réduire à cela.
De même pour la colère. Elle flambe dans le coeur d'Eddy/Edouard. D'une certaine manière, on peut considérer que ce livre en est une expression. C'est, d'ailleurs, en partie, je crois, ce qui fut reproché à l'auteur par ceux qui ont critiqué le livre durement. Là encore, je pense que c'est plus compliqué que cela et que cette colère est aussi un exorcisme pour tourner enfin la page.
Cette colère, elle est partagée, au sein de la famille Bellegueule. Les murs de la maison familiale peuvent en témoigner, eux qui portent les traces des colères paternelles qui s'achevaient irrémédiablement par des coups de poing féroces dans la plâtre friable. Pour ne pas taper sur autre chose. Enfin, sur quelqu'un d'autre... Pour ne surtout pas ressembler à son propre père.
Il y a une scène poignante, celle de la dispute terrible entre ce père et son fils aîné. Qui n'est pas son fils biologique, mais qu'il a toujours considéré comme tel. Une dispute qui voit ce fils, lui aussi très alcoolisé, péter les plombs et frapper le père de famille, qui se refuse de riposter, encaisse, ravale sa colère pour en retirer encore un peu plus de honte, au goût si amer...
Enfin, il y a le dégoût. Et c'est sans doute l'aspect le plus difficile du livre. Je n'invente pas cette idée, elle est en toutes lettres en quatrième de couverture. Comme je l'ai dit, sans nier les responsabilités de ses parents dans le destin d'Eddy, je n'ai pas eu l'impression d'être chez les Thénardier non plus. Eddy a été malmené par l'existence, mais je crois sincèrement que les Bellegueule ont aimé leurs enfants.
Et ça change tout dans la perception que j'ai eue du livre (et qu'on peut ne pas partager, bien sûr). Que cet amour s'exprime mal, qu'il nie ce qu'est profondément Eddy, c'est évident. Une scène, là encore terrible, une des rares fois où le gamin se prend une beigne, vient le démontrer. Il s'agit de le faire revenir dans le droit chemin, si je puis dire.
"En finir avec Eddy Bellegueule", c'est l'histoire du vilain petit canard. L'enfant né au mauvais endroit, qui détonne, qu'on essaye de formater, qu'on rejette et qui donnera, certainement, plus tard, un magnifique oiseau. Avec la douleur qui s'accumule et la carapace qui s'épaissit pour ne plus laisser passer d'émotions.
Certains ont vu dans ce "dégoût" revendiqué une haine de classe. Désormais normalien, philosophe, disciple de Pierre Bourdieu, il a sans doute donné l'image méprisante de celui qui a réussi face à ceux qui n'ont pas réussi à s'élever. Je dois dire que j'avais vu Edouard Louis à "la Grande Librairie" et qu'il m'avait donné envie de lire son roman sans que je ressente ce dédain.
En revanche, il est certain que le personnage d'Eddy, le narrateur du roman, lui, est impitoyable. A rejet, rejet et demi, pourrait-on dire. Cette page passée, il la rature avec agressivité, jusqu'à trouer la page, crachant son mal-être et montrant du doigt ceux qu'il accuse d'en être les responsables. Et, pour lui, aucune circonstance atténuante...
Mépris ? Je n'ai pas trouvé. La description, parfois très crue, très violente des événements marquants de sa vie, les portraits de ses proches, famille, amis, habitants du village, "camarades" de classe, les détails qu'il donne, comme ce carreau cassé dans sa chambre, qu'on doit remplacer mais qui ne l'est jamais et qu'on change lorsqu'il est pourri par l'humidité, etc. Tout cela sonne juste et fait évidemment mal.
Mais le personnage d'Eddy, j'insiste sur le personnage, je ne connais pas l'auteur et je ne voudrais pas faire un amalgame, le personnage d'Eddy, donc, m'a semblé souffrir cruellement d'un handicap du sentiment. Le fragile enfant a grandi, s'est endurci, comme il se le promettait régulièrement (c'est la phrase de titre de ce billet, qui revient plusieurs fois) et on se demande s'il peut encore tout simplement aimer...
Aimer, faire confiance. Aux autres, mais à lui aussi. Le traumatisme est profond, c'est une évidence. Il a laissé des traces que l'écriture du livre n'a pu totalement effacer. Je ne sais pas si Edouard Louis poursuivra dans la voie romanesque, s'il se détachera alors du sillon autobiographique ou s'il restera dans le domaine qu'il a choisi, la philosophie.
Mais, je serais curieux de le voir écrire de nouveaux romans. Car la littérature sait se montrer révélatrice de la personne qui la signe. Et, pour le moment, pour reprendre la métaphore que j'ai utilisée plus haut, je n'ai pas l'impression que le vilain petit canard soit encore devenu cygne. En tout cas, à ses propres yeux.
très joli billet, très posé et très argumenté, j'avoue que je n'avais pas "vu" certains aspects de ton analyse lors de ma lecture...
RépondreSupprimerMerci :)
SupprimerC'est évidemment très subjectif et je n'attends pas à ce que tout le monde partage ce point du vue. Mais, c'est ma vision de ce livre qui vaut d'être lu. Si possible, sans préjugés, de quelque sorte que ce soit.