dimanche 12 février 2017

"Tout enfants, ils avaient eu le sentiment d'une petite catastrophe, d'une extinction à laquelle ils avaient fini par survivre, tout en mourant un peu".

On parle souvent de genres littéraires, on les cloisonne, on cantonne les livres, les auteurs, les lecteurs à un genre, et puis c'est tout... Pourtant, il n'y a rien de plus poreux que ces murs, les idées les traversent comme le Passe-muraille de Marcel Aymé et la littérature blanche, si noble, si supérieure, aux yeux de certains, sait aussi s'inspirer des "mauvais genres". En voilà un exemple, venu du Canada, avec ce qu'il faut bien qualifier de dystopie, "Oscar de Profundis", de Catherine Mavrikakis (aux éditions Sabine Wespieser). Direction Montréal, dans un monde qui fait froid dans le dos (et pas seulement parce que l'action se déroule en novembre). Un univers sombre et inquiétant, où le commun des mortels est à la merci de forces qui restent assez abstraites. Au coeur de tout cela, deux destins sensiblement différents, apparemment, mais un même désespoir lancinant. Et une romancière qui s'amuse à triturer les codes de la dystopie pour en faire quelque chose de carrément flippant.



Oscar de Profundis est une star. En tout cas, pour ceux qui peuvent encore se permettre d'avoir ce genre de préoccupation. Oscar est un chanteur punk, à la fois dandy et destroy (son pseudonyme ne s'inspire-t-il pas de Baudelaire et de Wilde ?), qui a su conquérir des générations de fans. Le voilà qui revient dans sa ville natale, Montréal, qu'il a quittée depuis longtemps pour fuir son enfance.

Quelques jours et il repartira, mais quelques jours, c'est déjà difficile, alors qu'il s'était promis de ne jamais y remettre les pieds. Oscar n'est pas heureux d'être là, il fera le strict minimum, les concerts prévus et basta. Le reste du temps, il se cloîtrera dans la maison Ormund, un bâtiment ancien de la ville où il s'est installé avec sa suite (ou devrait-on dire, sa cour ?).

Oscar est une star, riche mais désespérée, trimbalant derrière lui un aréopage qu'on pourrait juger parasite, mené par son ancien amant et homme de confiance, Edward. Une sorte de fête permanente, d'un coin à l'autre du monde, au gré des tournées, mais qui ne suffisent pas à contenter Oscar, dont l'état d'esprit est sombre.

L'argent ne fait pas le bonheur, dit le vieil adage, et, pour Oscar, c'est plus que jamais le cas. Il n'a jamais réussi à se défaire d'un profond désespoir qui l'habite. Il plonge souvent dans des idées noires qui le poussent au bord du suicide, la drogue venant alors l'aider à tenir le coup, bien loin de l'image récréative qu'on peut parfois lui donner.

Et pourtant, il est un privilégié. Autour de lui, le monde est proche du chaos. Le pouvoir mondial n'est concentré qu'entre quelques mains, politiques et industriels alliés pour écraser tout le reste. Une élite perdure, mais les centres-villes sont laissés aux mains de population miséreuses qui survivent tant bien que mal dans la plus grande détresse.

A Montréal, on survit comme on peut, bien loin des frasques de la bande d'Oscar de Profundis. Avec l'hiver québécois qui approche, forcément, cela n'inspire guère confiance en l'avenir. On se vêt comme on peut, on mange se qu'on trouve, on s'abrite où c'est possible... Et en plus, voilà qu'une étrange maladie, peste moderne, décime les rangs de ceux qu'on appelle les gueux.

Le mal ne semble toucher que les plus démunis, ce qui vivent à la rue, loin des douillettes banlieues où vivent les riches. Alors, la rumeur d'un complot des dirigeants de ce monde pour se débarrasser enfin des gueux monte... On veut les tuer, ils ne se laisseront pas faire. La tension monte de plusieurs crans et l'idée d'une énième révolte se diffuse.

Jamais ces révoltes, ces jacqueries, de plus en plus rares, d'ailleurs, n'ont permis aux gueux d'obtenir la justice et une amélioration de leur sort. Au contraire, Elles ont permis d'effroyables répressions dont le souvenir reste cuisant. Mais, là, perdu pour perdu, on ne va pas se laisser mourir dans la souffrance et la maladie, non, un baroud d'honneur est attendu.

Parmi les gueux, Cate Bérubé, femme mystérieuse, sur laquelle courent bien des rumeurs. En particulier sur son passé, qui ne la prédisposait pas à devenir une gueuse. Accompagnée d'un épervier et de quelques amis, elle a une autorité naturelle qui force le respect, dans ce monde où s'applique la loi du plus fort.

Comme Oscar, Cate connaît le désespoir, mais dans un cadre très différent : privé d'avenir, que la maladie soit provoquée ou non, condamnée à plus ou moins long terme, elle compte profiter de la situation de plus en plus chaotique pour agir. Une action d'éclat qui devrait marquer les esprits, tant chez les gueux, s'il en survit, que chez les nantis.

Même si le personnage de Cate est beaucoup moins présent que celui d'Oscar, c'est bien leur parcours parallèle qu'on découvre dans ce roman. Deux personnages aux sorts complètement différents, réunis par un même désespoir, et ce paradoxe : celui qui voudrait mourir continue à vivre, et dans le luxe, quand celle qui s'accroche à l'existence doit se préparer à disparaître.

Oscar est un personnage à la fois agaçant et passionnant. Agaçant, parce que sa posture suicidaire est contredite par ses actes. S'il voulait vraiment en finir, il n'y aurait rien de plus simple. Au lieu de ça, il continue à travailler, nourrit des tas de projets, avance et sa lamente sans arrêt sur cette chienne de vie qu'il se refuse pourtant à quitter.

Non, dans cet univers qui rassemble pas mal d'éléments issus de classiques de l'anticipation (Huxley, Orwell et Bradbury, en particulier ce dernier, puisque l'interdiction des livres est explicitement mentionnée dans "Oscar de Profundis"), la rockstar n'a rien, mais rien d'un héros providentiel, dont l'action salvatrice servirait une cause juste.

En fait, et c'est sans doute un des aspects les plus curieux du livre, Oscar de Profundis n'est pas un personnage d'avenir, au contraire, il a choisi de s'ancrer dans le passé : collectionneur fou de livres, de disques, de films, autant de choses introuvables, mais également de cadavres, puisqu'il a entrepris de rassembler dans une nécropole les grandes figures culturelles mondiales mortes et oubliées depuis longtemps.

Il concentre tout cela pour lui, sans chercher à le mettre à disposition du plus grand monde, ni à infléchir la position d'un Etat-monde qui a visiblement choisi de faire table rase du passé, et sans doute pas seulement en matière culturelle. Il semble vivre comme hors du temps, sans se soucier de tout ce qui se passe autour de lui, de ce monde qui dégénère.

Il y a chez Oscar de Profundis quelque chose du Néron de Sienkiewicz, jouant de la lyre devant Rome en train de brûler. Uniquement préoccupé de son mal-être, pressé de quitter Montréal dont les vieux démons viennent le hanter de nouveau, Oscar de Profundis, star décadente d'un monde en train de s'effondrer, peut-il changer, avoir une révélation ?

Catherine Mavrikakis installe un décor et un contexte particulièrement sombres et angoissants. Le côté abstrait du pouvoir totalitaire qui tient ce monde dans sa poigne d'acier ajoute à cela. Les gueux survivent en attendant qu'on s'en prenne encore à eux, qu'on les éradique, puisque l'on comprend que le projet est vraiment dans l'air.

La société est irrémédiablement coupée en deux, aucun espoir de passer de l'un à l'autre des cercles, gueux d'un côté, nantis de l'autre. Et l'impression que l'objectif est de créer une espèce d'eldorado dans lequel les gueux n'auront non seulement plus leur place, mais que leur disparition est une condition sine qua non à la réussite du projet...

Catherine Mavrikakis joue avec les codes de la dystopie, je l'ai évoqué un peu plus haut. Elle construit le décor de son roman de manière très classique par rapport aux romans de ce genre (qu'ils soient classés en littérature blanche ou en science-fiction), mais ensuite, elle propose une histoire dont les tenants et les aboutissants ont de quoi mettre le lecteur très mal à l'aise.

Jusqu'à un final qui m'a glacé. Pas parce qu'il offre un point de vue apocalyptique, mais pour d'autres raisons que je ne peux dévoiler ici, évidemment. C'est, pour moi, un des grands intérêts de ce livre, clairement pas à lire un soir de déprime, mais qui nous entraîne dans une mécanique imparable, celle du pire.

Le livre occupe une place importante dans le roman, un peu malgré lui. Je l'ai dit plus haut, cette société totalitaire a interdit le livre, le livre papier, en tout cas. Mais, comme le numérique n'est accessible qu'aux nantis, qui ont sans doute bien d'autres chats à fouetter, c'est une interdiction de fait à laquelle on assiste.

Oscar est un homme cultivé. Il n'amasse pas seulement les trésors, il en jouit aussi, mais pour un plaisir égoïste qui se limite à la beauté des mots. Leur porté, leur puissance sont confinées à son cercle proche, puisqu'il vit dans une tour d'ivoir. Ces éléments forts que recèle le livre, c'est chez un autre personnage qu'il va falloir aller les chercher.

Il s'appelle Adrian, il est libraire, profession surprenante dans un monde qui a banni l'objet livre. Mais, justement, lui résiste, encore et toujours, en toute connaissance de cause et averti des dangers. Il n'est pas un des personnages principaux du livre, mais son rôle est très important, car il est celui qui va réussir à véritablement communiquer avec Oscar. A faire vibrer sa corde sensible.

Entre Oscar et Adrian, dans un contexte très particulier qu'il vous faudra découvrir, la conversation s'installe et la passion du livre, des mots, des écrivains s'installe. Elle est puissante, cette passion, elle offre quelque chose d'intangible et sans commune valeur : le rêve, l'évasion... Nécessaire, mais probablement pas suffisant pour changer les choses de manière plus large et plus durable.

Pour autant, ce sont des personnages-miroirs que révère Oscar de Profundis : Jay Gatsby, d'une part, Harry Haller, le personnage principal du "Loup de steppes", de Hermann Hesse. Pas vraiment une littérature joyeuse et utopique, mais au contraire, pessimiste et désabusée. A l'image parfaite de l'histoire mise en scène par Catherine Mavrikakis.

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