Il est des sujets qu'il n'est jamais facile d'aborder auprès d'un jeune public. Souvent, on reproche même aux programmes scolaires de passer trop rapidement sur certains, voire de les escamoter. Parce qu'ils fâchent, parce qu'ils mettent à mal le fameux "roman national". Et cela ne vaut pas que pour la France, les Etats-Unis, qui plus est depuis l'arrivée au pouvoir de Donald Trump, connaissent les mêmes controverses, les mêmes polémiques. Surtout lorsqu'on aborde la question de l'esclavage. En 2011, Delia Sherman a publié "le Labyrinthe vers la liberté", qui paraît trois ans plus tard en France sous le label Hélium des éditions Actes Sud (traduction de Michelle Nikly). Un roman destiné à un public adolescent qui mêle histoire, fantastique, mais aussi des questions sociales fort contemporaine. Un roman qui tourne autour du voyage dans le temps, fait quelques clins d'oeil à des classiques de la littérature jeunesse et plonge son personnage principal dans une situation particulièrement difficile, pour l'amener à grandir, à mieux appréhender le monde et son histoire familiale.
Sophie, 13 ans, se rend en Louisiane pour y passer des vacances auprès de sa grand-mère et de sa tante Enid, une perspective qui ne la ravit guère. En cet été 1960, se retrouver quelque part dans le Bayou, à Oak Cootage, une imposante propriété qui n'a plus son lustre d'antan, ce n'est pas franchement ce à quoi aspirait la jeune fille.
Mais Sophie n'a pas son mot à dire : depuis que sa mère vit seule et doit subvenir à leurs besoins, il faut accepter quelques sacrifices. Mère célibataire, la maman de Sophie doit travailler et cumuler des cours du soir pour espérer, rapidement, trouver un emploi plus stable et plus rémunérateur. Pendant cette période, Sophie ne sera pas un poids pour sa mère.
Elle le comprend, elle l'accepte, mais elle ne se réjouit pas de retrouver cette grand-mère un peu effrayante, cette tante trop bizarre, cette maison presque gothique et le grand parc qui l'entoure. Il faut dire que l'endroit fut, jusqu'à la Guerre de Sécession et l'abolition de l'esclavage, une plantation prospère, dans laquelle trimait deux cents esclaves dans les champs de canne à sucre.
Un siècle plus tard, il ne reste que quelques vestiges de ce passé douloureux, mais aussi de la puissance de la famille Fairchild, propriétaire des lieux. Oak Cottage conserve des traces de cette période et Grand-Maman fait le lien entre ces deux époques. Elle n'a certes pas connu la grandeur de la plantation, mais elle est nostalgique de cette gloire passée, et peu importe son prix.
Sophie, jeune fille timide, introvertie, n'est pas enchantée de devoir passer ces longues semaines seule dans cet univers figé dans le temps. Oh, bien sûr, le jardin, pas très bien entretenu, est un lieu idéal pour s'y amuser, en particulier cet étrange labyrinthe qu'on y trouve. Mais cela peut-il suffire ? Sophie redoute par-dessus tout l'ennui qui risque de l'accompagner pendant ses vacances...
Alors, pour passer le temps, Sophie lit, un peu tout ce qui lui tombe sous la main. Et Sophie rêve. Elle rêve de vacances qui soient plus excitantes, dans un lieu moins oppressant, entourée d'amis ou d'une fratrie pour lutter aussi contre l'envahissant sentiment de solitude... Elle sait bien que tout cela est impossible, mais c'est plus supportable ainsi.
Jusqu'à ce qu'elle se promène dans le fameux labyrinthe. Là, elle fait une rencontre inattendue. Appelons ça une créature, la Créature, même, pour reprendre les termes du roman. Qu'est-ce réellement ? Ce n'est pas dans ce billet qu'on vous le dira. Mais, ce personnage mystérieux va écouter Sophie, entendre ses plaintes et exaucer ses souhaits.
Et Sophie se retrouve... ailleurs. Enfin, pas vraiment sur un plan géographique, car elle reste en Louisiane, près de Oak Cottage. Non, c'est dans le temps qu'elle a voyagé : elle va vite réaliser qu'elle se trouve désormais en 1860, au temps de la splendeur de la plantation Fairchild. Ce fameux passé dont elle a entendu parler par sa grand-mère.
Mais, la Créature a joué un tour à Sophie. Car elle va se retrouver dans une situation bien particulière : cette fois, elle n'appartient pas à la famille à qui appartient la plantation, non, elle fait partie des nombreux esclaves qui y sont employés. Des êtres humains qui n'en sont pas vraiment, des meubles vivants sur lesquels les propriétaires, les propres ancêtres de Sophie, ont droit de vie et de mort...
Sophie, qui n'est pas au fait des règles en vigueur à cette époque et qui conserve son regard de jeune fille de 1960, va devoir se faire à ce nouveau statut, à cette terrible condition d'esclave. Mais, c'est aussi pour elle l'occasion de créer des liens au sein de cette communauté solidaire, malgré l'arbitraire, de découvrir l'esprit de révolte et même une certaine insolence, qui lui étaient inconnues jusque-là.
"Le Labyrinthe vers la liberté" est un roman qui entremêle des sujets très classiques de littérature jeunesse et fantastique, mais aussi d'autres aspects nettement plus originaux. Ainsi, le voyage dans le temps, le fait de se retrouver propulser d'un univers à un autre (ici, deux époques séparées par un siècle), n'est pas nouveau, mais la situation que va traverser Sophie, elle, est plutôt originale.
Lorsqu'on la voit dans ce labyrinthe, entendant cette voix mystérieuse lui proposant d'exaucer ses voeux, on pense un peu à Alice, mais c'est une autre référence qui s'impose, un roman intitulé "The Time Garden", d'Edward Eager, paru en 1958 et issu d'un cycle de sept livres regroupés sous le titre "Tales of magic" (livres qui sont des classiques aux Etats-Unis, mais n'ont pas été traduits en français).
Ce n'est pas la seule référence à des classiques de la littérature jeunesse dans "Le Labyrinthe vers la liberté", la plupart étant des ouvrages que Sophie (et Delia Sherman, qui n'est pas sans ressembler à son personnage en bien des points) a pu lire. Des histoires qui ont nourri son imaginaire, le jardin secret d'une petite fille timide et loin d'être à l'aise en société (mais qu'on ne connaît pas ici, dommage).
Oui, Sophie est une petite fille seule, par la force des choses, ballottée par une histoire familiale délicate, puisque ses parents se sont séparés et que sa mère doit désormais travailler. Maigrichonne, affublée de lunettes aux verres épais, la peau mate, les cheveux indomptables, à la fois introvertie et un peu sauvage, elle est encore plus une fillette qu'une adolescente, malgré ses 13 ans.
C'est un oisillon, Sophie, on la découvre, livrée presque à elle-même dans cet endroit qui, sans être un décor à la Stephen King, n'a rien de franchement accueillant. Grand-Maman est une aïeule comme on ne voudrait pas en connaître, peu aimable, inquiétante, sortie d'un passé révolu (quoi que...), une figure figée et acariâtre chez qui on n'a effectivement pas envie de passer trop de temps...
Pour être franc, on comprend volontiers le peu d'entrain que Sophie montre à l'idée de ces vacances estivales à Oak Cottage. Rien n'est vraiment idéal ici pour une jeune fille allant sur ses 14 ans, jusque dans l'étiquette stricte qu'impose Grand-Maman sous son toit. Ce n'est pas seulement la solitude ou l'ennui, c'est que Sophie détonne en tout dans ce décor fané.
Quand elle se retrouve en 1860, tout change, c'est encore plus compliqué, puisqu'elle n'est plus seulement une jeune fille qui doit affronter les décisions des adultes qui sont ses aînés, mais une esclave qui a encore moins le droit à la parole. Elle doit obéir, sous peine de punitions terribles, elle doit travailler et n'a aucun droit.
Delia Sherman n'occulte rien, elle raconte le quotidien des esclaves de la plantation Fairchild et Sophie devient alors une actrice, pas seulement une spectatrice. Avec son regard différent, et pour cause, elle peine à accepter cette situation, les traitements dont elle est victime avec celles et ceux qu'elle est amenée à côtoyer dans des conditions très difficiles.
Ce qui semble "normal" pour tous (y compris, d'ailleurs, sa grand-mère, cent ans plus tard) est insupportable pour la jeune fille qui va mettre son grain de sel, au risque de représailles terribles, et, tout en découvrant ce que fut la vie de tant d'esclaves dans le sud des Etats-Unis, elle va essayer de faire bouger les choses. De combattre la résignation.
Au travers de jeunes esclaves du même âge, ou un peu plus âgées que Sophie, Delia Sherman crée des liens que Sophie n'a pas vraiment dans sa vie "présente", en 1960. Au-delà des strictes conditions de vie inacceptables des esclaves, Sophie apprend donc énormément, en termes d'amitié, de solidarité. Elle relativise aussi les difficultés rencontrées auprès de sa mère.
Mais, la romancière expose aussi différentes générations de femmes, aux prises avec des sociétés qui ont beaucoup changé en un siècle (sans doute pas assez, certes) : propriétaires et esclaves, dans la partie 1860, avec des femmes pleine de force et de fierté, malgré la violence du contexte ; une grand-mère qui joue en quelque sorte les gardiennes d'un temple et d'un temps qui n'existent plus.
Grand-Maman est véritablement une femme du passé, alors qu'elle vit ses dernières années dans une société qui va entrer dans une période de forte mutation, celle des années 1960. Mais, la maman de Sophie elle-même est un personnage intéressant, puisque, d'une certaine manière, elle subit aussi une mutation par la force des choses.
Elle qui devait selon toute vraisemblance être une femme au foyer, dévouée à son époux, se retrouve seule pour gérer le foyer. Changement de cap auquel elle n'est pas préparée. Et c'est là qu'elle est intéressante, car, de prime abord, à travers le regard de Sophie, on peut la trouver sévère, dure, pas très aimable, disons les choses telles qu'on les pense.
Mais, on prend aussi conscience de la dureté de son existence, sans véritable appui, obligée de concilier un boulot d'appoint et des cours du soir pour espérer conserver un train de vie adéquat. Elle se bat, elle s'émancipe, elle gagne dans la difficulté un autre statut qui lui fait quitter l'Amérique très traditionnelle dont elle est issue pour un mode de vie plus moderne.
Il y a un élément frappant dans le roman, un détail, peut-être, mais qui expose très bien ces questions liées à la condition féminine : un timbre. Un timbre à quatre cents, seulement, mais plus que son prix modique, c'est l'illustration qui importe : une femme et une enfant, devant un livre, avec la légende "American Woman"...
"Le Labyrinthe vers la liberté" n'est pas juste un roman sur l'esclavage, même si la partie se déroulant en 1860 occupe la majeure partie du livre. C'est aussi un roman sur la place des femmes dans la société américaine, avec un clivage net : d'un côté, les femmes des familles de propriétaires et les esclaves, de l'autre, les femmes au foyer et celles qui travaillent, de plus en plus nombreuses.
Et puis, il y a Sophie... Ballottée entre ces deux mondes, l'un finissant, puisqu'elle sait que l'esclavage sera bientôt (mais jamais assez tôt) aboli, l'autre en plein essor. Son voyage dans le passé ouvre les yeux de la jeune fille, et pas seulement sur l'abomination qui a permis à sa famille d'asseoir une fortune aujourd'hui bien écornée, mais aussi sur sa propre mère et sur elle-même.
Je n'en dis pas plus, à vous de découvrir l'évolution du personnage de Sophie au fil de ce roman, disons simplement que c'est aussi une histoire qui évoque la fin de l'enfance, la fin de l'insouciance qui l'accompagne, pour laisser la place, si ce n'est à l'âge adulte, du moins à une période où l'on commence à se sentir plus responsable.
Voilà un roman jeunesse qui brasse des sujets forts, durs, importants, dans un contexte contemporain qui a hélas tendance à envisager parfois (souvent ?) l'avenir en rétropédalage. C'est en tout cas un roman qui utilise le fantastique, le merveilleux, l'étrange, même, pour servir un propos qui n'est pas seulement du domaine du divertissement, mais donne à apprendre et vise à faire réfléchir.
C'est le cas pour les questions féministes, donc, et sur l'importance pour les femmes de prendre leur destin en main, et c'est encore plus le cas pour l'esclavage et ses conséquences qui se font encore sentir de nos jours, à travers les douloureuses questions raciales qui agitent la société américaine (mais pas seulement elle) et les polémiques que cela engendre régulièrement.
Je vais terminer en parlant de la couverture, ce que je fais assez peu souvent, c'est vrai, mais je trouve que cette illustration réalisée par Paul Cox est remarquable et très parlante, avec cette jeune fille tronc, dont les racines plongent dans le noir et les branches s'élèvent haut dans le ciel. Le passé, le présent, l'avenir, magnifiquement symbolisés.
Et pas seulement cette chronologie, mais aussi cette transmission, pas évidente dans le cas présent. Pour Sophie, son apprentissage passe par la compréhension concrète de ce passé familial particulier, mais aussi par une maturité qui va lui permettre aussi d'appréhender les difficultés présentes et de faire des choix pleins de détermination pour l'avenir.
Merci pour cette critique du très beau roman de Delia Sherman, paru hors collection spécialisée (ce qui signifie souvent sous les radars du monde de la SF), et un peu desservi par une couverture peu commerciale.
RépondreSupprimerMerci :)
SupprimerC'est grâce à Stéphanie Nicot que je l'ai lu, puisque Delia Sherman était aux Imaginales en mai dernier. Une belle rencontre et une table ronde très étonnante, puisque les auteurs présents ont travaillé ou travaillent sur des projets se déroulant aux mêmes époques, c'était assez drôle de les voir échanger entre eux.
Je lis peu de littérature jeunesse, mais j'ai apprécié ce roman, même s'il est de facture assez classique. Je trouve que c'est une manière intelligente d'aborder des sujets difficiles.
La couverture est très juste, en tout cas, représente bien les enjeux de ce roman, sur la filiation, la transmission, les racines familiales et culturelles, mais aussi apprendre à s'en libérer.