vendredi 16 novembre 2012

Le Grand Ti... monier.

Nouvelle enquête pour le juge Ti, sous la plume de Frédéric Lenormand, pour un cocktail toujours très étonnant et détonnant de suspense et d'humour. C'est vrai que je fais un peu le grand écart puisque, après avoir lu la première des enquêtes du juge Ti, je m'attaque à la dernière en date. Pas très sérieux, n'est-ce pas ? Pourtant, le plaisir est le même, Ti est un personnage très intéressant, intègre jusqu'à risquer sa carrière et sa vie, dans un empire aux prises à des manipulations politiques et des ambitions qui le dépassent... Voilà aussi une histoire quasi hollywoodienne, avec pour cadre un véritable exode. Voici "la longue Marche du Juge Ti", publiée chez Fayard.


Couverture Les nouvelles enquêtes du Juge Ti, tome 19 : La longue marche du juge Ti


Nous sommes à la fin du VIIème siècle de notre ère (pour faciliter la compréhension) et l'empire chinois connaît des bouleversements majeurs. La dynastie Tang est au pouvoir et, chose incroyable, c'est une femme qui vient de monter sur le trône d'empereur. Elle s'appelle Wu Zeitan et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle ne prend pas son rôle à la légère...

C'est en véritable tyran qu'elle s'installe aux commandes du gigantesque pays, prenant des décisions qui ne ravissent ni le peuple, ni la cour. Il faut dire que Wu Zeitan ne ménage pas son aristocratie et semble même vouloir écarter un maximum de prétendants et calmer radicalement les ambitions d'hommes peu habitués à être gouvernés par une femme.

Voilà pour le contexte du roman, la véritable histoire de Wu Zeitan étant un peu moins simpliste que cela, comme on le découvre en fin d'ouvrage (merci à Frédéric Lenormand et à Fayard de nous proposer des annexes qui éclairent mieux la situation historique et la culture chinoise de l'époque). Mais, lorsque débute le livre, Wu Zeitan n'apparaît pas franchement comme un monarque d'une grande magnanimité...

Ti, lui, n'est pas encore concerné par ces jeux politiques. Sa mission actuelle, qui ne le passionne guère, est de mettre la main sur... des trafiquants de légumes ! En effet; Chang-an, capitale de l'Empire, a connu ces dernières années une augmentation phénoménale de sa population. Du coup, il devient difficile de nourrir tout ce monde entassé là et la disette menace la capitale. S'organisent donc divers trafics, en particulier de légumes, mets très recherchés par la population. Des trafics que le pouvoir veut voir cesser...

Loin des enquêtes criminelles qui font le sel de sa fonction, Ti, désormais chef de la police de la capitale, doit donc mettre toute son énergie à la traque de ces trafiquants plus malins que dangereux, mais qui mettent en danger le fragile équilibre d'un empire en mutation. Ti, avec son expérience, sa sagesse et son sens de l'intérêt général, se dit qu'il doit y avoir moyen de régler la question autrement qu'avec ses poursuites fastidieuses. Que le problème à résoudre en priorité, c'est la surpopulation de la capitale, pas les trafics qu'elle engendre.

Alors, il décide de rédiger en son nom un rapport destiné à l'impératrice pour lui expliquer la situation et son constat et proposer de réfléchir à des solutions pouvant permettre d'endiguer les risques de disette, voire de famine. On y revient dans un instant, mais ce rapport, s'il va recevoir un écho, va avoir des conséquences qui vont laisser Ti pantois...

Pendant qu'il fait la chasse aux trafiquants de concombres, sa première épouse, Dame Lin, fait des projets pour la petite dernière de la famille, la ravissante Petit Trésor, fille que Ti a eue avec sa troisième épouse. Dame Lin verrait bien la demoiselle épouser le fils d'un ministre, rien que ça, une union qui non seulement servirait les ambitions de son époux, mais lui permettrait, espère-t-elle, d'obtenir en retour la propriété à la campagne dont elle rêve depuis toujours.

Dame Lin se démène pour mettre en valeur sa pupille, au point d'obtenir sa participation et sa mise en vedette dans un spectacle magnifique qui doit être présenté à l'impératrice. L'idée est de mettre en valeur la beauté et la grâce de Petit Trésor et mettre tous les atouts de son côté pour séduire le prétendant chois (et surtout son père, le ministre). Seulement, voilà, la jouvencelle, qui n'a pas encore connaissance des projets la concernant, va s'amouracher d'un beau danseur de sabre, aperçu dans les coulisses du spectacle. Elle n'a plus qu'une envie : l'épouser, même s'il s'agirait d'une terrible mésalliance...

Ti est bien loin de ces considérations mondaines, d'autant qu'il apprend que son rapport a été reçu favorablement par l'impératrice. Enfin, favorablement, ça reste à voir... Après avoir lu les recommandations du juge, Wu Zeitan a pris une décision incroyable : donner l'ordre à une partie de la population de Chang-an de quitter les lieux pour aller s'installer à Luoyang, ville située à 380km de là.

En clair, l'Impératrice toute puissante va faire procéder à un tirage au sort qui désignera les noms des familles "invitées" à débarrasser le plancher le plus rapidement possible. Sauf que la notion de famille est un peu plus étendue que celle que nous connaissons actuellement. l'objectif de Wu Zeitan, c'est d'envoyer sur les routes entre 400 et 500 mille personnes !

Et parmi les familles désignés, ô heureux hasard, se trouve les Li, famille princière dont les membres pourraient briguer le trône de l'impératrice... Une façon très diplomatique et sournoise aussi, disons-le, de régler une épineuse question pour Wu Zeitan...

En apprenant la nouvelle, Ti est abasourdi et se sent coupable de ce déracinement sans appel. A tel point qu'il décide d'accompagner l'immense cortège afin de veiller au bon déroulement de ce mouvement de foule sans précédent. Ce qu'il ne sait pas encore, c'est qu'il n'est pas au bout de ses surprises...

D'une part, parce que, dès le départ du cortège, les princes de la dynastie Tang embarqués malgré eux dans cet exode, sont visés par des agressions violentes et souvent mortelles. Un par un, ils se font trucider au nez et à la barbe de Ti qui comprend qu'un tueur rôde parmi la foule... D'autre part, parce que gérer une telle masse humaine est tout sauf une sinécure, l'intendance s'avère vite problématique et le ravitaillement ressemble surtout à un pillage en règle des régions traversées...

Ajoutez à cela une escorte militaire à la compétence discutable et qui semble suivre un plan de route absurde, empruntant des routes dangereuses, difficiles d'accès pour un groupe aussi conséquent, des traversées impossibles, etc. Comme si on s'évertuait à compliquer la tâche des guides du cortège. Comme si surtout, on essayait de faire diminuer ce groupe par une sorte de sélection naturelle...

Pas de quoi rassurer Ti qui voit les dangers se multiplier et se doit de prendre les choses en main, tant pour essayer de préserver les êtres humains que le sort lui a confiés que pour démasquer l'assassin qui agit dans l'ombre...

Cerise sur le gâteau, Ti va devoir composer avec sa famille... En effet, Petit Trésor ayant appris que son danseur de sabre faisait partie des exilés, et refusant d'accepter l'époux qu'on lui a choisi, s'enfuit et rejoint le cortège à la recherche de celui qu'elle aime... Sitôt informée de cette fuite, Dame Lin se lance à la poursuite de la péronnelle, avec l'idée de lui remettre les idées en place et de la ramener au plus vite à la raison et au bercail...

Entre drame humain et comédie familiale, cette longue marche (allusion à un évènement majeur de l'histoire contemporaine chinoise, et ce n'est pas la seule référence à Mao dans ce livre...) devient une étonnante scène pour un vaudeville par moment complètement délirant et très drôle. De rebondissements en quiproquos, de révélations en rencontres fortuites, les histoires s'entremêlent sans pour autant faire oublier la terrible et pathétique situation dans laquelle se retrouve près d'un demi-million de personnes...

Ti, lui, monolithique, imperturbable malgré les épreuves, prêt à tout pour que le cortège arrive à bon port dans les conditions les moins difficiles possibles, y compris à sacrifier sa carrière et même sa vie en désobéissant à des ordres qu'il juge ineptes, retrouve ses compétences d'enquêteur hors pair mais aussi son rôle de chef de famille, pour essayer de mettre de l'ordre dans cet immense bazar...

Pas évident, mais le juge Ti a de la ressource, de l'autorité, du flair et une intégrité qui ne se dément en aucune circonstance. Son côté humain, parfois en contradiction avec la philosophie confucéenne mise en avant par la nouvelle dynastie, va permettre d'éviter le pire à tous les niveaux. Mais que d'émotions, au cours de ce voyage pas comme les autres.

Un voyage qui, s'il va forcément marquer la vie de ces populations déplacées de force, va aussi influer sur celle du juge et de sa famille. Pour le meilleur et pour le pire, puisqu'il est tant question de mariage, tout au long de cette histoire...

Tout en conservant cet humour, dont je suis friand, Lenormand parvient à nous proposer un suspense qui tient bien la route. Le contraste entre le drame qui se joue et la folie qui s'empare des personnages centraux du roman n'est pas choquant mais permet de jouer sur une palette d'émotions assez larges. Les rebondissements sont aussi bien tragiques que comiques, l'alternance permet d'alléger un sujet qui aurait pu être très lourd, très violent...

J'ai utilisé le mot vaudeville, qui peut sembler impropre, faute d'unités de lieu et de temps fixes. Pas de portes qui claquent et pour cause, on est en plein air, et pourtant, les personnages se croisent au milieu de cette foule, s'évitant, se dissimulant, se retrouvant puis se perdant de nouveau, dans un mouvement perpétuel qui ressemble beaucoup aux péripéties d'une bonne pièce de boulevard.

Pour ceux qui ont déjà lu des romans de Frédéric Lenormand, quelle que soit la série, on retrouve cette recette efficace mêlant enquête et dérision. Ce délicat équilibre me plaît et je suis ravi de le retrouver à chacune de mes lectures signées Lenormand.

Mais, je ne voudrais pas achever ce billet sans oublier de signaler que Frédéric Lenormand n'a pas inventé cet exil forcé d'un demi-million de personnes. Il s'est inspiré d'un fait réel, qui s'est déroulé en 691 après Jésus Christ, un évènement, précise l'auteur en fin de livre, mentionné dans les archives de la dynastie Tang, mais à propos duquel on sait peu de choses... Voilà donc un terrain favorable à l'imagination fertile d'un romancier, qui fait de cette "anecdote", une épopée aux multiples dangers...

C'est aussi ce que j'aime dans la littérature romanesque : ces libertés qu'on peut prendre avec les faits pour tisser des histoires qui font tourner à plein régime l'imagination du lecteur !


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