Jean-Christophe Grangé ne fait pas l'unanimité. Si la plupart de ses premiers romans ont connu un succès aussi bien critique que public, depuis quelque temps, les avis se font plus partagés et ses lecteurs, même fidèles se divisent. A titre personnel, ce romancier me déçoit très rarement. J'ai mes préférences, bien sûr, mais je ne boude jamais mon plaisir quand arrive le dernier Grangé. Et ce la s'est vérifié une nouvelle fois, avec "Kaïken", sorti à l'automne dernier. Un thriller aux ressorts psychologiques forts, à la tension permanente et à la construction originale et machiavélique, puisqu'elle pousse lecteur à soupçonner tout le monde à tour de rôle... Mais "Kaïken" est aussi un roman sur le Japon et sa culture, mais également, à travers les deux personnages centraux, sur l'opposition forte qui agite l'archipel entre son passé imprégné de traditions ancestrales et son présent à la pointe de la modernité et de la technologie.
Olivier Passan est officier à la Crime, la police criminelle parisienne. Mais c'est un flic un peu... cow-boy. On le croirait destiné à être joué au cinéma par un Belmondo version 70's au meilleur de sa forme. Un flic ultra-efficace, déterminé, mais souvent aux limites des procédures, pour ne pas dire des lois, on va y revenir. Dans sa vie privée, Passan laisse l'adrénaline qui le dope quand il bosse pour entrer dans un univers personnel teinté de culture japonaise.
Pas la culture japonaise moderne, réduite au tout-technologique, au manga et au travail roi. Non, il est un nostalgique d'une culture plus traditionnelle, autour de la littérature de Mishima, du cinéma de Kurosawa, des musiciens maîtres du koto, qu'on n'écoute plus guère de nos jours, même au Japon. Nostalgique aussi des valeurs que tout cela véhicule, valeurs héritées du Bushido, "la voie du guerrier", suivie par les Samouraïs.
A sa manière, consciente ou inconsciente, Passan est une sorte de samouraï bien loin de ses terres originelles, c'est vrai, mais suivant ce code de l'honneur si particulier. Mais Passan n'est pas n'importe quel samouraï, il serait plus un Ronin, ces chevaliers errants, sans maître, ni cause. Passan, fils de l'Assistance Publique et policier réfractaire à l'autorité hiérarchique colle parfaitement à ce profil.
On en a une preuve d'emblée dans le roman, quand on le retrouve dans le 9-3, en pleine nuit, accompagné de son acolyte Fifi, flic punk et camé, mais en qui il semble avoir entière confiance. Les deux hommes ont suivi un tuyau qui doit leur permettre d'effectuer un "flag" et de mettre un terme aux effroyables agissements d'un tueur que la presse a surnommé "l'Accoucheur". L'opération se déroule clandestinement, sans autorisation, ni couverture mais surtout sans support judiciaire et en dehors de leur juridiction. En clair, on est plus dans la vendetta que dans la descente classique et, si quelque chose foire, les deux garçons, Passan en tête, seront dans de beaux draps.
Le tuyau est bon mais la cavalerie est en retard... Impossible de sauver la nouvelle victime de l'Accoucheur. Pire, un certain Guillard, cible de longue date de Passan, s'enfuit. Lorsque le flic le rattrape, l'arrestation est musclée, trop musclée. Et comme, une fois sur place, aucun indice probant ne relie Guillard au crime de l'Accoucheur, si ce n'est un (épais mais insuffisant) faisceau de présomptions, Passan se retrouve dans le collimateur d'un juge d'instruction inflexible et de chefs qui commencent à en avoir assez des prises d'initiatives intempestives de Passan...
Tandis que Passan s'entête envers et contre tout à prouver la culpabilité de Guillard, afin qu'il soit traduit en justice pour les crimes atroces de l'Accoucheur, les charges s'accumulent contre lui, à l'instigation de Guillard lui-même, un self-made-man au passé énigmatique qui règne sur un empire basé sur des garages automobiles. La lutte entre les deux hommes, plus personnelle que jamais, devra donc être arbitrée une nouvelle fois par la justice ou les services policiers compétents, comprenez l'IGS, la police des polices, pour qui Passan atteint désormais le statut d'ingérable.
Pas étonnant, malgré ses certitudes concernant Guillard, de voir Passan bientôt mis au placard, en attendant du neuf dans le dossier de l'Accoucheur. Désormais, c'est un flic nommé Lévy, un ripou à l'ancienne, qui va gérer ce dossier, ce qui horripile un peu plus Olivier. En dépit de ces sanctions, il essaye de poursuivre sa traque, persuadé que Guillard est non seulement l'Accoucheur mais qu'il va encore tuer, très bientôt, même, et que déjouer la surveillance mise en place autour de lui sera un jeu d'enfants.
Olivier Passan ne peut même pas compter sur sa vie privée pour se changer les idées. Il est en instance de séparation, le mot "divorce" a été prononcé et vit dans le sous-sol de sa maison, entouré de ses souvenirs japonisants. Une situation qui lui permet, malgré tout, de rester près de ses deux enfants et de sa future ex-épouse, Naoko.
Le Ronin français est donc marié avec une ravissante japonaise qui, contrairement à son époux, s'est toujours sentie étouffée par les obligations liées à la culture contemporaine et la vie effrénée qui lui étaient imposées. A tel point que, à la première occasion, en l'occurrence, une carrière dans le mannequinat, elle a quitté le Japon sans demander son reste puis a fini par s'installer en France où elle a donc fait sa vie.
La passion de son mari l'agace, elle considère que le Japon qu'il aime est légendaire, romantique, qu'il n'existe plus s'il a jamais existé. "Le Japon est un poison", dit-elle même à un moment du livre. Mais, leur rupture a des causes plus complexes que cela. Une difficulté à communiquer et, paradoxalement, alors que lui apprécie le Japon et elle, la France, à combler le gouffre entre deux mentalités très, trop différentes.
Le couple s'apprête à franchir une étape décisive, Olivier quittant le domicile pour s'installer dans un studio en attendant que le divorce soit officiel. Passan, qui a toujours soigneusement compartimenté ses vies privée et professionnelle, n'a rien dit de ses tourments, de Guillard, des sanctions, à Naoko. Tout cela se doit de rester à l'extérieur du domicile.
Sauf quand cette vie professionnelle semble s'inviter dans la maison sans demander l'avis de personne... Une irruption violente qui laisse planer une menace sur la famille du policier. Une menace qui, il en est sûr, ne peut avoir qu'un nom, qu'un visage, celui de l'homme qu'il traque et qui, sentant sans doute le danger imminent, a choisi de faire de son chasseur, sa nouvelle proie...
Mais ses efforts n'y font rien, les menaces se font plus présentes et la maison des Passan n'est plus un lieu assez sûr... Il s'y passe des choses un peu plus effrayantes à chaque fois qui laissent penser que ce n'est pas seulement Olivier qui est en danger, mais Naoko et leurs deux enfants. Trop, c'est trop, Passan compte faire craquer Guillard coûte que coûte pour l'empêcher de s'en prendre à ce qu'il a de plus cher au monde.
Malgré leurs différends, Naoko et Olivier se doivent d'en montrer le moins possible pour que les deux enfants, 8 et 6 ans, ne se doutent de rien. Trimbalés entre leur mère, leur père et la meilleure amie du couple, Sandrine Dumas, chez qui il leur arrive d'aller dormir parfois, les gamins sont choyés... mais aussi placés sous surveillance constante, Olivir ayant rameuté ses collègues pour prévenir un drame éventuel.
Pourtant... Pourtant, Guillard, même si Olivier a raison et qu'il est bien le sinistre "Accoucheur", fait office de coupable idéal... Et si il était allé un peu vite en besogne ? A force de nourrir une quasi obsession envers ce tueur en série présumé, n'aurait-il pas négligé d'autres possibilités ? Les ténèbres s'abattent sur Olivier Passan, flic sans peur et sans reproche, Ronin des temps modernes, sans maître mais venant de se trouver une quête : découvrir qui en veut à sa famille...
"Kaïken" est un véritable thriller, si l'on considère son rythme. Mais, il recèle des originalités dans sa construction narrative et dans les ressorts qu'il utilise pour faire évoluer l'action. Sa plus grande qualité, à mes yeux, c'est qu'on suspecte tout le monde, sans exception. Le mystère est si épais, chaque personnage important semble posséder des zones d'ombre où pourrait se tapir un instinct de mort... Mieux, je crois qu'on peut dire que chacun des personnages est double, ce qui, faites-moi confiance, n'est en rien anodin.
Oui, mais alors qui privilégier ? A chaque fois qu'on croit son avis forgé, hop, un rebondissement viens nous faire douter... Et relancer encore la tension globale de l'histoire et, par effet domino, la parano du lecteur, qui n'en vient que plus à voir dans chacun un criminel potentiel...
La présence dès les premières pages d'un personnage étiqueté, à tort ou à raison, Grand Méchant Super Dangereux, et surtout clairement identifié, vient chambouler l'attente du lecteur, habitué à voir rôder pendant minimum 500 pages un adversaire que le héros ne démasquera qu'au bout de bien des péripéties. Ici, forcément, l'attention se focalise sur Guillard. Trop simple, pensez-vous ? Peut-être, peut-être pas...
Cela modifie complètement la perception que l'on a d'un roman de Grangé. Celui-ci est construit en 3 parties, dont les titres, Craindre, Combattre, Tuer, renforcent l'impression de se trouver dans un des vieux films de samouraïs qui fascinent tant Passan, lui qui ne parle pourtant pas japonais et n'a qu'une vision parcellaire de ce pays.
Mais, plus j'avançais dans "Kaïken", plus je trouvais des passerelles avec le précédent roman de Grangé, "le Passager". L'auteur, on le sait désormais, aime bien fonctionner par cycle. A mon humble avis, il poursuit la réflexion entamée dans "le Passager" (et même, si on veut creuser plus loin, dans "la Forêt des Mânes") sur la quête d'identité.
Chacun des personnages centraux du roman, tous potentiellement suspects, rappelons-le, ont une relation difficile à la famille et/ou à la maternité. Qu'ils soient orphelins ou qu'ils aient rompu avec leur famille, ils ont eu des enfances compliquées, certainement pas heureuses. La relation à la mère est également particulière, voire traumatisante et cela se ressent aussi dans la manière qu'ont les uns et les autres de vivre leurs vies d'adultes. Pardon de ne pas trop détailler, je pense qu'en lisant le roman, vous comprendrez mieux ce que je veux dire. Mais tout cela est au coeur de ce roman. 'Tout est écrit dès les premières années. Pour lui. Pour toi. Pour vous tous", dit d'ailleurs un personnage secondaire à Olivier, au cours de son enquête.
Connaître ses origines pour savoir où l'on va est fondamental. Or, aucun de ses personnages n'a de vision très claire ni très heureuse de son avenir. Chacun d'eux a de gros, gros soucis qui planent au-dessus de lui, certains sans espoir, d'ailleurs. Des personnages au bord de la crise de nerfs ou même, carrément du désespoir et de la folie, avouez que le terreau pour voir s'épanouir un possible assassin est fertile.
Autre point commun avec "le Passager", l'importance de la mythologie. Mais, comme "Kaïken" est un roman un peu spécial, le traitement de cette thématique l'est aussi. Dans "le Passager", les meurtres reproduisaient des scènes de la mythologie antique gréco-latine. Dans "Kaïken", Grangé fait intervenir un mythe qui va permettre la transition entre la culture indo-européenne et la culture asiatique, puisque c'est l'un des rares à exister dans les deux.
Et, lorsqu'on bascule dans la partie résolument asiatique du roman, la mythologie se fait plus personnelle. Comme évoqué en début de billet, Passan s'est créé sa propre mythologie autour du Japon et du personnage du Samouraï. En se faisant plus que jamais guerrier et en suivant cette voie qu'il a tant de fois observée sur des films ou dans des livres, il va se rapprocher d'un certain idéal qui, s'il n'est pas la justice, pas le bonheur, peut tout de même être un premier pas vers ce que nous recherchons finalement tous au cours de nos existences...
Bien sûr, je lis sur des forums, des blogs, que certains lecteurs, même parmi ceux qui ont aimé "Kaïken", trouvent le dénouement un peu rapide. Je ne fais pas partie de ceux-là. Oui, j'aurais certainement aimé une fin à la Tarantino, un duel crépusculaire digne de "Kill Bill", avec de longs plans séquences, du grand spectacle hollywoodien revisitant les genres cinématographiques venus d'Asie.
Oui, on pourrait imaginer ça... Mais comment la transition de ce final se ferait-elle à l'écrit ? Un thriller, c'est du rythme, avant tout. Et le final se doit d'être haletant. Une poursuite, oui, mais pas ce que vous réclamez de vos voeux. Ce serait trop statique pour un roman, alors qu'à l'écran, on peut se permettre arabesques et effets visuels pour captiver le spectateur.
J'ai donc beaucoup aimé "Kaïken", roman où l'on retrouve la patte Grangé. C'est gore, parfois, violent, tendu. Le lecteur, comme les personnages, ne connaît pas de répit et tourne les pages, encore et encore... Les fausses pistes sont efficaces, détournent l'attention, retardent l'échéance et, quand vient l'heure des révélations, c'est la course-poursuite qui prend le relais et nous achève par une énième montée d'adrénaline.
Et c'est ce qu'on demande à un bon thriller, non ?
Quant à l'amour, on se demande longtemps où il est passé tant il paraît absent de ce monde désenchanté que nous offre Grangé, c'est finalement au contact des pires dangers qu'on croit le voir luire, simple point lumineux au bout d'un tunnel. On se dit qu'il sera long à parcourir mais bien moins semé d'embûches que ce qui a précédé... Happy end ?
Oui... Peut-être...
Même si j'ai une préférences pour certains de ses premiers titres (Les Rivières Pourpres en tête), ses derniers romans restent des thrillers excellents, bien au-dessus des autres parutions !
RépondreSupprimerC'est vrai que je fais partie de ceux qui ont trouvés la fin du Passager et de Kaiken (surtout pour le Passager) un poil trop rapides. Le rythme est essentiel dans le thriller, mais il a peut-être un trop compté là-dessus... Mis à part ça, je ne vois rien à redire à ses romans, que je dévore à chaque fois :) !