Après ces deux voyages en fantasy, retour à la littérature du quotidien, dans ce qu'il a de plus angoissant. Non, nous ne sommes pas dans un thriller, loin de là, mais dans la littérature contemporaine la plus dépouillée. Pour être franc, il m'a fallu un petit temps d'adaptation au style de l'auteur avant de comprendre qu'il faisait partie intégrante de la démonstration. Mais je me suis accroché et j'ai bien fait, car, dans un genre très particulier, "En ville", de Christian Oster (en grand format aux éditions de l'Olivier), pose bien des questions sur la vie en général et, en particulier, sur nos vies dans une société contemporaine qu'on a tous parfois du mal à comprendre.
Ils sont 6 amis qui doivent se réunir pour organiser leurs prochaines vacances communes, sans doute dans une île grecque. Mais, ce soir-là, il ne sont que 5 à se réunir, car, d'emblée, alors qu'il arrive avec le gâteau qui sera servi au dessert à la main, Georges annonce que Christine, sa compagne depuis plusieurs années, venait de la quitter... Surprise générale chez les amis de Georges qui ne s'attendaient pas du tout à ça.
Il faut dire que si ces 6 personnes ont l'habitude de passer des vacances estivales ensemble, le reste du temps, ils ne sont pas vraiment ce qu'on appelle des intimes. Disons-le tout net, ils ignorent quasiment tout de la vie des uns et des autres, lorsqu'ils reviennent vivre en ville, à Paris. Mais, cette rupture inattendue n'est que le premier signe d'une série d'évènements qui vont bouleverser l'équilibre assez artificiel régnant entre ces quinquagénaires à la vie sans histoire...
D'abord, William, l'aîné du groupe, qui a vieilli et pris du poids ces derniers temps, tous les autres s'en rendent compte, fait une embolie pulmonaire à son appartement. Par chance, il habite juste en face de l'hôpital Cochin, où il parvient à se rendre tant bien que mal avant d'être hospitalisé dans un état sérieux, surtout à son âge et avec sa corpulence...
Ensuite, voilà que Paul et Louise, les inséparables, un couple dont personne ne pouvait douter des sentiments réciproques, annonce sa séparation prochaine. Mais pas avant les vacances, annoncent-ils. Ils ne voudraient pas que leurs soucis personnels viennent remettre en question le projet du groupe. Car, bien sûr, cette rupture, là encore inattendue, ne doit absolument pas remettre en cause l'amitié des uns des autres... Sauf que c'est plus facile à dire qu'à faire...
Bientôt, Georges, tout juste redevenu célibataire, retombe amoureux. Une histoire d'abord clandestine, que personne ne voit venir jusqu'à ce que cet homme, un peu excentrique, ne doive le révéler, pour cause de colocation devenue impossible. Et comme l'heureuse élue s'avère être l'agent immobilier qui a présidé à l'acquisition de l'appartement commun, c'est une nouvelle source de chamboulement pour Georges et Jean, chez qui il avait emménagé, certes, provisoirement, mais sans doute pas à si court terme...
Et puis il y a donc Jean. Jean, narrateur de ce roman, Jean et ses problèmes d'appartement, d'abord. Celui où il vit, en rez-de-chaussée, ne lui convient plus, il veut s'installer ailleurs. Cet ailleurs, ce sera dans un appartement situé au pied de la Maison de la Radio, d'un côté, à deux pas de la Seine de l'autre. Avec une vue sur l'île aux Cygnes, et plus particulièrement, sur la partie proche du Pont de Grenelle, où trône une réplique de la Statue de la Liberté. Enfin, le nouvel appartement donne sur la voie sur berge et son incessant cortège de voitures...
Et cette vue, ce bruit, c'est ce qui chagrine Jean. L'appartement, une sorte de loft, est très bien, on va même y faire quelques aménagements en vue de l'installation de Georges. Quelques cloisons pouvant permettre que chacun des deux amis puisse conserver une forme d'intimité. Oui, cet appartement, c'est ce que recherchait Jean. Sauf que cette statue, ces voitures, ça l'oppresse...
Mais Jean n'est pas au bout de ses peines, ou plutôt de ses surprises... Sans être un Don Juan, comme son prénom pourrait le laisser supposer, Jean ne s'est jamais fixé, enchaînant les liaisons aussi intermittentes que peu passionnées, semble-t-il, de plus ou moins longues durée... Un peu d'empressement à se caser, si vous me permettez l'expression, qu'il est soudain ébahi d'apprendre qu'une de ses maîtresses est enceinte de ses oeuvres... Au milieu de toutes ces nouvelles déstabilisantes, c'est sans doute celle qui désarçonne le plus le pourtant fort peu émotif Jean...
"En ville", ce sont les conséquences de ces différents évènements sur la vie des différents personnages. Enfin, c'est d'abord ce que l'on croit avant de réaliser au fil des pages, que tout est vu à travers un prisme unique, le regard de Jean. C'est donc maintenant que je vais m'écarter du récit pour commencer ce que j'espère être une analyse juste du roman de Christian Oster... Installez-vous confortablement, ça ne s'annonce pas forcément très facile...
D'emblée, je vous l'ai signalé, j'ai été surpris par le peu d'intimité que j'ai découvert entre ces amis, alors qu'ils partent en vacances ensemble depuis des années. Comme s'ils ne se voyaient jamais une fois rentrés à Paris, ce qui n'est pas le cas, mais comme s'ils ne s'intéressaient guère leurs vies respectives. Aucun des éléments cités dans le début de ce billet et ce qui en découle, car je n'ai pas tout raconté, ne semble avoir eu de signe avant-coureur. Tout arrive d'un seul coup, laissant tout ce petit monde pantois...
Tout ce petit monde ou... surtout Jean ? En fait, il est le narrateur et n'est jamais absent. On ne voit jamais évoluer les autres personnages autrement que sous ses yeux. Toute relation sociale dans ce livre passe par Jean. Relation, dans deux sens : lien social et récit. Mais il le fait avec un langage, un ton sans aucun affect, complètement désincarné, on entendrait presque la voix monocorde avec laquelle il nous raconterait tout cela. Voilà, je reviens à ce style étrange pour le lecteur que je suis, mais qui, sous cet angle, va prendre tout son sens.
Car, parti sur l'idée que "En ville" était un roman sur l'incommunicabilité de notre société actuelle et sur la solitude dont on peut aisément souffrir dans ce XXIème siècle où la communication est pourtant reine, j'ai progressivement changé d'idée. Non que ces thématiques ne soient pas abordées, elles sont traitées par Oster à travers ses différents personnages, tant qu'on les a tous sous les yeux : William, âgé, usé, seul, Georges, quitté, seul, Paul et Louise, en voie de séparation et qui, au fil du roman, s'écarte l'un de l'autre au point de se retrouver plus isolés que jamais... Idem pour le manque de communication, je l'ai évoqué plus haut, avec cette sensation que ces six-là, en content l'ex-compagne de Georges, n'avaient aucune intimité entre eux.
Pourtant, plus le récit se concentre sur Jean, plus les autres personnages se font secondaires et plus, à mes yeux, une nouvelle thématique émerge. Et si ce que je viens d'exposer était d'abord dû au regard de Jean sur le monde qui l'entoure et les gens qu'il fréquente ? Si c'était l'expérience de la vie et de l'existence de Jean qui faisait dévier la vision que nous, lecteurs, avons de ce qu'il nous raconte ?
Peut-être ne suis-je pas très clair, j'espère vous apporter maintenant quelques arguments éclairant mon raisonnement, en me focalisant à mon tour sur Jean. Arguments qui repose sur la réception du livre par le lecteur que je suis. Jean m'a paru être le plus seul de tous ces personnages. Une solitude qui paraît durer depuis toujours. On ne sait pas grand chose de sa vie, mais le peu qu'on en sait montre une absence totale d'attachement à quoi que ce soit.
Disons-le tout net, Jean, pour moi, n'a pas de vie et n'en a jamais réellement eu. Ses vies sociale, professionnelle, amoureuse, personnelle m'ont paru d'une vacuité terrible. Sauf que Jean ne paraît pas en souffrir plus que cela. Comme s'il ignorait ce qu'est ressentir des émotions. On n'est pas là avec un psychopathe de série télé américaine, attention, non on est avec quelqu'un qui n'a jamais rien vécu, a traversé l'existence en suivant une espèce de rail, en ne se liant jamais solidement.
Et là, confronté aux évènements majeurs qui concernent les vies de ceux qu'il considère, mais en en doutant, parfois, comme ses amis, Jean va prendre en pleine figure une gigantesque baffe... De son nuage, bien que la métaphore ne soit pas tout à fait juste, il va chuter pour connaître un atterrissage brutale dans le monde où vit le commun des mortels.
Chaque évènement de cette histoire va le ramener à des périodes de la vie dont il ne mesurait pas, jusque-là, l'importance pour tout être humain. La séparation, comme si un couple était une entité à part entière et indivisible ; comment peut-il l'envisager autrement, puisque lui n'a jamais été en couple et a tout fait pour ne pas l'être ? Voir Georges sans sa moitié puis voir le couple formé par Louise et Paul se déchirer, c'est une cruelle perte de repères pour un homme qui ne peut appréhender une telle situation.
Pas plus qu'il ne saura réagir quand un de ses amis va décéder de manière plutôt inattendue. Il n'encaisse pas la douleur sur le moment, mais subit un violent contrecoup. Là encore, il me semble qu'on est plus dans la perte de repère que dans la peine véritable. Il ne pleure pas à chaudes larmes son ami défunt mais il se trouve fort désorienté... Comme si soudain, il prenait conscience du temps qui passe, de ce laps si court qui nous est imparti en ce monde, comme s'il entendait le tic-tac de sa propre horloge vitale tourner et avancer vers son heure à lui.
Curieux paradoxe, Jean avait intégré son groupe d'amis suite à la disparition d'une de ses connaissances, qui l'avait touché, en tout cas, marqué un tournant dans sa vie. Mais ce décès-là n'avait pas eu de conséquences aussi flagrante que celui qui nous est décrit dans "En ville". Il marquait le début d'une ère que vient clore cette seconde mort... Et voilà le manque de repère avéré : quid de l'avenir sans cet ami, au sein d'un groupe qui se lézarde de partout.
Autre difficulté à gérer : la possible cohabitation avec Georges... Aux yeux de Jean, c'est presque d'abord une espèce d'incruste. Puis, quand il se fait à l'idée, il faut mettre en place cette vie à deux, sans rapport avec la vie de couple, mais peut-être plus incongrue encore. Mais Georges est un colocataire fort indépendant. En clair, il n'est pas souvent là, surtout le soir. Pour Jean qui ne fait pas grand chose de son temps libre, c'est une interrogation de plus... Et, lorsqu'il semble commencer à s'y faire, voilà que Georges déserte pour aller vivre avec une femme.
Oui, carrément s'installer chez la femme pour qui il a eu un coup de foudre (totale abstraction pour Jean, que je sentiment amoureux n'a jamais effleuré) ! Jean qui fuit les relations suivies ou à long terme regarde cela avec des yeux plus qu'étonnés, complètement désemparé lorsqu'il va passer une soirée dans l'Essonne, infiniment loin de son Paris chéri, chez la nouvelle fiancée de Georges... Perte de repères encore, il ne sait comment se comporter, finit par fuir, carrément, pour retrouver son univers si ce n'est douillet, en tout cas Terra Cognita.
Et puis, j'ai gardé pour la fin ce qui le touche le plus directement, cette grossesse que lui annonce une de ses récentes maîtresses, une ex, dans son esprit. Il y a, dans la façon systématique (sauf une fois, si je ne me trompe pas) à parler de cette femme en donnant son prénom et son nom de famille, Roberta Giraud, quelque chose d'à la fois violent et ridicule... Elle est classée au rayon des souvenirs, étiquetée "Roberta Giraud", en un seul mot, et resurgit soudainement avec cette nouvelle stupéfiante de sa paternité future...
Tout en assurant qu'il est totalement détaché de cette information, tout en affirmant qu'il assumera sa part de responsabilité sans être un père au sens strict du terme, tout en accueillant avec soulagement la décision de Roberta de vouloir élever seule l'enfant, l'idée travaille Jean, là encore bien perdu... Que sera cet enfant pour lui, qui sera-t-il pour cet enfant ? Deux questions auxquelles il ne parvient pas à apporter de réponse tant cela est éloigné de lui et de son expérience.
Il y a une douce ironie, et pourtant une ironie mordante, à regarder Jean se débattre au milieu de toutes ces interrogations, cherchant de nouveaux repères pour remplacer ceux que la vie efface soudainement comme une personne en train de se noyer essaye de se raccrocher à une planche de salut. Jean est complètement déphasé par rapport à cette vie. En serait-il autrement ailleurs ou en une autre époque ? Délicat de le dire, je ne crois pas que Jean ne soit pas à sa place, il est juste inadapté à la vie telle que nous l'éprouvons tous du jour de notre naissance...
Oster, par ce style monocorde, par les situations complexes (pour Jean) dans lesquelles il met son personnage, brosse le portrait d'un homme d'aujourd'hui qui laisse couler le temps sans agir ni réagir, même pas désenchanté car il n'y a jamais eu d'enchantement... La vie de Jean n'est qu'un enchaînement de moments très quotidien, une vie réglée comme du papier à musique, avec, toujours ce mot, des repères permanents. Par exemple, dans son nouvel appartement, ces repères sont aussi ce qui l'agace. Perdrait-il la statue de la liberté, les voitures vrombissantes, la Maison de la Radio, la minuscule rue Poubelle en bas de chez lui, qu'il serait complètement perdu...
Et, j'en arrive au dernier point de ce billet, le dernier personnage du roman, celui qui donne son titre au livre, la ville. Pas n'importe laquelle, Paris. Tout s'y passe, plus qu' "En ville", c'est "Intra-Muros" qu'aurait pu s'intituler le livre, tant l'extérieur de la capitale, l'au-delà du périphérique semble lointain, abstrait. C'est l'île grecque des futures vacances, puis le Gers, après l'embolie de William, c'est la Corse des vacances précédentes dont on ne voit rien, ne sait rien, juste ce qu'on en voit sur internet...
Et, plus "dramatique" encore, cette sortie dans la vallée de l'Orge, si près, si loin, sorte d'expédition digne de Livingstone, pour un Jean si ancré dans le bitume parisien. On le voit évoluer sans souci ni inquiétude dans Paris, volontiers à pied, mais, quitte-t-il cet espace si particulier, aussi vital pour lui que le bocal rempli d'eau pour le poisson rouge, qu'il est largué, perdu, pas seulement géographiquement, mais socialement, tant dans sa relation avec Georges et sa compagne, qu'avec les personnes qu'il va croiser lorsqu'il quitte la maison clandestinement : des étrangers ! Il ne les comprend pas et ne se fait pas plus comprendre d'eux, une perdition totale !
Je ne sais pas si Oster se moque ainsi du Parisien, du Parigot, tête de veau, mais le portrait est aussi drôle que sans concession. Et j'en suis venu à me dire que j'aurais aimé voir évoluer Jean durant ses vacances entre amis, si loin du nid, du pays natal, en dehors duquel il paraît n'y avoir point de salut... Avec un coup de main des amis, pour citer les Beatles, sans doute est-il possible de (sur)vivre quelques semaines loin de la Ville.
Livre sur les relations sociales, sur le temps qui passe, sur les responsabilités, sur la nécessité de prendre sa vie en main sous peine de désillusions sévères, "En ville" est un roman à dompter, de par son style, sans pour autant être difficile à lire. Bien sûr, certains pourront objecter qu'il ne s'y passe pas grand chose, et pourtant, n'assistons-nous pas en 170 pages à la (re)naissance d'un homme ?
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