jeudi 28 mars 2013

"Les autres apprennent à se battre ; moi, je dois apprendre à vivre."

A la fin de l'année dernière, je me suis lancé dans la lecture d'un court roman de fantasy dont je n'avais entendu dire que du bien (je ne parle même pas de la collection de prix qui avait suivi sa sortie) et j'avais été conquis par le style de son auteure et le souffle épique que j'avais ressenti dans cette histoire où la magie est très discrète, les créatures absentes et l'humanité omniprésente malgré le contexte assez barbare. Ce roman, c'était "Chien du Heaume", de Justine Niogret, et je crois me souvenir qu'en fait de billet, je disais avoir très envie de voir évoluer à nouveau les personnages de ce livre. Eh bien, c'est fait, la suite de l'épopée de Chien, jeune guerrière médiévale au destin contrarié, est désormais disponible en poche, chez J'ai Lu et s'intitule "Mordre le bouclier". Une nouvelle réussite, un livre où l'on retrouve le style envoûtant de cette jeune auteur au combien prometteuse et une histoire sensiblement différente du précédent.


Couverture Mordre le bouclier


La femme qu'on appelle Chien du Heaume est désemparée... Son irruption clandestine et acrobatique dans le Castel de Broe quelques mois plus tôt (cf "Chien du Heaume") lui a coûté cher : le froid et la glace ont corrompu ses chairs et il a fallu lui couper la moitié des doigts. Le pire qui puisse arriver à une guerrière... Car la voilà presque incapable de tenir quoi que ce soit en main, à commencer par ses armes. Plus que son métier ou son gagne-pain, c'est sa raison d'être que cette femme, qui n'a connu que les combats et les champs de bataille, a perdu  en même temps que ses doigts.

Nous la retrouvons donc engluée dans un profond désarroi, dont l'arrivée de Bréhyr, autre femme guerrière, la cinquantaine largement passée, mais toujours aussi efficace au combat et motivée par sa vengeance personnelle, va la tirer. Brehyr a depuis longtemps perdu l'usage de son bras, irrémédiablement brisé depuis l'enfance. Mais Regehir, le forgeron, dont elle a été la compagne, lui avait confectionné une sorte d'attelle métallique, qu'elle brandit toujours fièrement, comme un étendard.

A la demande de Bréhyr, ce même Regehir a fabriqué une prothèse pour le pouce manquant de Chien. Un simple bout de métal forgé pour s'adapter à son moignon et devenir, avec l'habitude, un parfait doigt de substitution, capable de lui rendre ses aptitudes au combat...

Mais Bréhyr ne fait pas ça par bonté d'âme et générosité... Elle attend quelques chose en retour de la part de Chien : que celle-ci l'accompagne dans la dernière partie de sa quête de vengeance. Depuis des années, la guerrière blanchie sous le harnais a consacré toutes ses forces à retrouver ceux qui ont tué Bouc, son mentor. Elle sait où se trouve le dernier assassin de celui qui a fait d'elle une féroce guerrière.

Il s'appelle Herôon et il devrait rentrer prochainement de Terre Sainte, où il a participé à la Croisade menée pour reprendre ce territoire tombée aux mains des ennemis de la religion catholique. Une croisade qui a échoué, a été particulièrement meurtrière et a laissé, chez les chevaliers survivants, des séquelles indélébiles, autant physiques que morales. Sans même parler de fois revenues plus que chancelantes...

Mais Bréhyr n'a que faire de toutes ces considérations, elle est concentrée sur son seul objectif : retrouver Herôon et le tuer. Et elle veut que Chien l'accompagne dans ce voyage en direction de la Terre Sainte. En allant à la rencontre de sa cible, Bréhyr entend profiter de l'effet de surprise... Quant à ce qu'elle attend réellement de Chien à ses côtés, ce n'est pas évident, tant Bréhyr semble capable de se défendre seule...

D'ailleurs, dans un premier temps, Chien renâcle. Pour la prothèse, comme pour la quête. Ne croit-elle plus pouvoir redevenir la guerrière farouche qu'elle était encore il y a peu ou, en ces moments délicats d'introspection, a-t-elle envisagé de tourner la page d'une vie de violence qu'elle n'a jamais souhaité. Ou pire encore, se croit-elle inutile désormais, au point d'envisager d'en rester là ?

Bréhyr dispose d'un dernier argument pour convaincre Chien de la suivre et la remettre du même coup sur pieds : si Chien l'accompagne, alors, avant de se lancer à la recherche d'Herôon, la vieille guerrière emmènera sa cadette voir sa mère, la seule qui puisse encore dire à Chien quel est son véritable nom, quelles sont ses véritables origines, tout ce qu'elle a essayé en vain de découvrir dans le premier volet de ce diptyque.

Comment résister à ce qui est devenu, depuis son arrivée au Castel de Broe, une véritable obsession, un poison qui la ronge ? Alors, contre mauvaise fortune, bon coeur, Chien cède : elle suivra Bréhyr lorsque celle-ci lui aura permis de parler avec sa mère, d'apprendre enfin sur elle-même tout ce qu'elle ignore, un vide comme une autre mutilation, plus douloureuse encore que celle de ses doigts.

Commence alors un long voyage au cours duquel les deux femmes vont faire des rencontres décisives et connaître des retrouvailles plus fatidiques encore. Une nouvelle quête initiatique attend Chien, au cours de laquelle elle sera aussi bien actrice que témoin de faits dramatiques mais également de révélations qui vont fissurer peu à peu l'armure, au sens métaphorique du terme, derrière laquelle la mercenaire s'est retranchée depuis sa plus tendre enfance.

Mais, au-delà, cette quête va permettre à Chien de s'ouvrir au monde, de découvrir qu'il ne se résume pas aux fiefs, formés d'un château, d'un hameau et d'une campagne à perte de vue, qu'elle avait coutume de fréquenter. Elle va découvrir que la vie, ce n'est pas que les champs de bataille, les corps à corps sanglants, le fracas des armes et les cris des guerriers. Que ce soit en ville, au milieu de ces activités quotidiennes qu'elle ignorait jusque-là ou, plus tard, attendant que l'hiver passe, dans le Tor, en compagnie de nouveaux personnages (dont nous allons reparler), les écailles vont lui tomber des yeux et Chien va alors entrevoir qu'une autre vie que celle qu'elle a toujours connue est possible.

Et pourtant, Chien, tout au long de ce deuxième roman qui lui est consacré, est sur le fil d'un rasoir très effilé... Car, si elle aperçoit une vie aux antipodes de celle qu'elle connaît depuis toujours, elle est aussi tout près de basculer dans un gouffre, celui de la folie, aveugle, meurtrière... Une folie dans laquelle ressort toute l'animalité qui lui est associée, et pas seulement du fait de son surnom.

Souvenez-vous, si vous avez lu "Chien du Heaume", chaque personnage y est associé à un animal, dont les caractéristiques, même symboliques, ressortent chez chacun d'eux. Dans "Mordre le bouclier", c'est surtout Chien qui concentre cette animalité et ses manifestations. A plusieurs reprises, Chien devient cet animal, cette sorte de totem qu'on lui a accolé depuis toujours.

Mais, pas un chien domestique, non, un chien sauvage, presque un loup. Comme si, en elle, s'affrontaient raison et folie, humanité et violence, comme si un bras de fer mental avait débuté entre les deux destins possibles pour Chien. Les descriptions de Chien lorsque ces phénomènes se manifestent sont impressionnantes de réalisme et suscitent une forte tension, un certain malaise et même de la peur. "Etre un fauve se gagne et se vit", dira plus tard Chien...

Pendant toute une période du roman, Chien devient muette, ou plutôt n'exprime plus rien par les mots. On sent l'inquiétude de Bréhyr à ce moment, de voir sa cadette basculer dans la folie, dans une course effrénée à la mort. Justement ce que, à mes yeux, Bréhyr essaye d'éviter à Chien. Mais, cette lutte ne peut concerner que Chien elle-même, c'est elle qui doit décider de ce que sera fait son avenir, et Bréhyr n'y a pas son mot à dire, malgré son anxiété...

A ce point, on ne peut que s'interroger sur le duo particulier que vont former Bréhyr et Chien une fois lancées sur les routes. Bien que Bréhyr amène Chien jusqu'à sa mère, retrouvailles terribles, je me suis demandé comment elle considérait Chien... Evidemment, la première idée serait une espèce de relation mère/fille, mais aucune des deux n'ayant cette vocation propre, cela semble difficile. Bréhyr a été mère, il y a longtemps, et, tout au long du roman, on sent que c'est quelque chose de douloureux qui reste ancré en elle. Une raison supplémentaire pour que l'aînée des deux ne considère pas sa cadette comme sa fille...

Alors, je me suis plus orienté vers une relation d'une maîtresse vers sa disciple, d'une femme ayant beaucoup bourlingué et souhaitant transmettre son expérience à une plus jeune femme qu'elle, qui lui ressemble énormément, qui n'a consacré sa vie qu'à une chose, guerroyer et tuer, et qu'elle voudrait aider à ne pas suivre le même chemin qu'elle. Bréhyr a aliéné toute sa vie à la guerre. Elle ne paraît pas le regretter outre mesure, mais, on sent, à plusieurs reprises, qu'elle aurait voulu vivre une existence qui ne soit pas uniquement conditionnée par sa soif de vengeance...

En Chien, sans doute se voit-elle, au même âge, malgré des différences de taille. Peut-être même estime-t-elle que la situation de Chien, désormais sans plus aucune attache de quelque sorte et donc destinée (oh, le mot important sur lequel il nous faudra consacrer un ou deux paragraphes...) à rester une mercenaire jusqu'à ce qu'un fer mortel ne la traverse et la laisse, exsangue, anonyme, sur le sol d'un champ de bataille nourri de son sang...

Voilà donc ma conclusion, si Bréhyr a voulu que Chien l'accompagne, c'est aussi pour tout faire pour l'émanciper, lui faire quitter cette vie toute tracée de mercenaire dont la soif de sang et de violence ne s'éteindra jamais, une femme que la folie qu'engendre l'omniprésence de la violence guette au point, un jour prochain, de lui faire mordre le bouclier, comme le font ces guerriers du Nord, dont descend Chien...

Bréhyr, c'est "la bonne fée" de Chien, je mets des guillemets, car ce terme est à la fois celui qui me vient à l'esprit et pas tout à fait adapté à la situation... Bréhyr est celle, peut-être la seule, qui peut faire dévier Chien de la trajectoire inexorable qu'elle suit depuis l'enfance et que ses retrouvailles avec sa mère, la redécouverte de son nom, les souvenirs d'enfance que cela a éveillé, n'ont finalement fait que confirmer...

Pour modifier cette trajectoire, Bréhyr va avoir envers Chien des gestes, des attitudes particulières, qu'on n'a jamais eu pour Chien. Je pense à ces rissoles, qu'elle lui offre en chemin, et que Chien mange avec un plaisir inédit. Pas seulement parce qu'elle découvre des saveurs jusque-là inconnues, mais aussi parce que jamais elle n'avait été l'objet de ce genre d'attention.

Bréhyr n'est pas la seule qui saura prodiguer de telles attentions à Chien. Sur leur chemin, les deux guerrières vont rencontrer un autre duo assez dépareillé, lui aussi, constitué d'un chevalier rentrant de croisade, Saint-Roses, et d'une jeune guerrière, encore, portant en bandoulière une arbalète presque aussi grande qu'elle, et qu'on surnomme "la Petite". Ces quatre-là vont au même endroit, le Tor, une ancienne tour de guet où l'on pourra passer l'hiver sans trop souffrir de sa longueur et de sa rudesse...

Or, au contact de Saint Rose, Chien va expérimenter sans doute pour la première fois de sa vie, des impressions aussi étranges que l'amitié, la tendresse voire l'amour ou le désir, je m'aventure un peu, rien n'est dit aussi clairement, tout est suggéré par des gestes, des regards, des mots... Pourtant, là encore, on sent la guerrière surprise, désarçonnée par cette situation nouvelle. Saint Rose va même lui montrer les livres qu'ils transporte avec lui et qu'il feuillette dès qu'il en a le temps. Voilà encore quelque chose d'inconnue pour la mercenaire, à qui Saint Rose répond à Chien par un très bel éloge de la lecture.

Saint Rose est donc un croisé rentré brisé de Terre Sainte. Brisé physiquement, car il y a perdu une jambe, brisé psychologiquement par les horreurs dont il a été le témoin aux pieds des remparts de Jérusalem. Brisé, enfin, dans sa foi, solide lorsqu'il prit la route, réduite à néant ou presque, lorsque Chien et Bréhyr font sa rencontre. Mais, surtout, c'est un homme doux. Un homme de guerre comme jamais Chien n'en a vu, débarrassé de toute haine, alors que c'est la flamme qui anime la mercenaire...

Pourtant, la mort est omniprésente dans "Mordre le bouclier". Elle flotte autour du Castel de Broe depuis que Chien y a fait un sacré ramdam. Elle est présente avec Bréhyr, sorte de morte en sursis qui ne parle que d'assouvir sa vengeance dans le sang. Elle est là aussi lors des retrouvailles de Chien avec sa mère, encore là quand les deux femmes, cheminant, rencontrent un croisé plus mort que vivant. Elle sera là toujours quand un autre personnage, déjà croisé dans "Chien du Heaume", mais sur lequel je ne vous dirai rien, eh oui, c'est comme ça, fera irruption au Tor. Elle sera là enfin, et à plus d'un titre, dans le dénouement de ce roman, sans surprise. Quoi que...

Ce thème de la mort et de son inéluctabilité dans ce livre, je le vois aussi dans un autre aspect, que je ne vais pas vous révéler directement ici, ce serait dommage. Mais, pour être honnête, je ne l'avais pas remarqué dans le cours de la lecture. C'est en fin d'ouvrage, en lisant la remarquable postface que signe Jean-Philippe Jaworski, que j'ai découvert un élément au combien important... Amateurs d'onomastique, la branche de la lexicologie qui étudie l'origine des noms propres, pour reprendre la définition du Larousse, creusez-vous bien les neurones !

J'ai lu "Mordre bouclier" comme un livre sur le Destin, avec un D majuscule. Ce Destin qu'on ne choisit pas mais qu'on choisit pour vous, que ce soit les autres (pour Chien, ses parents, par exemple), une quelconque Providence à condition d'y croire, ou même, le Hasard, ce fourbe... Bref, un livre sur le Destin qui semble écrit de notre naissance à notre mort, sans alternative... A moins de parvenir à couper les fils avec lesquels de mystérieuses Parques tissent notre destinée.

En suivant Bréhyr, c'est ce processus que Chien va entamer, sans même le savoir. Les éléments que j'ai évoqué plus haut sont comme autant de jalons posés pour amorcer, non pas une métamorphose, les terme est un peu trop radical, mais une mutation, lente, difficile, délicate, forcément effrayant car synonyme d'inconnu, d'incertitude... Oui, en suivant Bréhyr dans sa quête de mort, c'est vers la vie, une vie nouvelle, en tout cas, débarrasser de la haine et de la férocité, que Chien se dirige... A condition d'accepter ce nouveau cadre dans lequel inscrire son existence future...

Un roman une nouvelle fois servi par un style ! Je parle peu sur ce blog de l'écriture, vous le savez, c'est vous dire si je suis conquis lorsque j'en parle en toutes lettres. Un exemple, au début du roman, l'incroyable description que fait Justine Niogret des mains meurtries de Chien... Ou plus tard, dans la scène déjà mentionnée où Chien mange les rissoles que lui offre Bréhyr ; c'est comme si le lecteur les goûtait lui-même !

Il est de bon ton, ces temps-ci, de taper sur la fantasy, et en particulier de critiquer vertement les qualités d'écrivain des auteurs de fantasy. Eh bien, avec Justine Niogret, je peux vous affirmer, et d'autant plus librement que je ne suis pas un fanatique de fantasy, qu'on tient là un grand écrivain et une excellente raconteuse d'histoires. Ca serait dommage de vous priver de cette expérience livresque !


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