lundi 4 mars 2013

"Tous les parents sont de mauvais parents."

Le 8 mai prochain, sortira sur les grands écrans français "Sous surveillance", le nouveau film réalisé et interprété par Robert Redford, avec un casting 3 étoiles. Ce thriller est l'adaptation d'un roman de Neil Gordon, publié en 2003 aux Etats-Unis et qui vient seulement d'être publié chez nous, en prévision de la sortie du film, en poche chez 10/18 sous le titre "le Dernier d'entre nous". Je vous préviens tout de suite, la version de Redford sera sans doute assez éloignée du roman, dont la narration est complexe et peu cinématographique dans la forme. Et puis, s'il contient des parties qu'on pourrait retrouver dans un thriller, "le Dernier d'entre nous" est plutôt à ranger dans la catégorie littérature générale, avec de nombreuses pistes de réflexion à suivre, tant sur les individus et leur destinée, que sur les Etats-Unis et leur gestion d'un passé récent délicat. Explications...


Couverture Le dernier d'entre nous


En cet été 2006, Isabel Grant va fêter ses 17 ans. Elle vit en Angleterre où elle suit des études quand son enfance mouvementée va se rappeler à elle soudainement. Un rappel qui arrive sous la forme d'une série de mails émanant du "Comité", un groupe composé de différentes personnes qu'elle connaît ou pas, qu'elle a eu l'occasion de rencontrer 10 ans plus tôt mais pas forcément, alors que son père s'est retrouvé dans une tourmente liée à son passé.

Ces personnes, dont son père au premier chef, justement, tiennent à lui révéler ce qui c'est exactement passé en 1996 quand la petite fille de 7 ans qu'elle était, a vu sa vie changer en à peine quelques jours, lorsque le monde des grandes personnes s'est chargé de réduire en miettes la vie (presque) tranquille qu'elle menait à Saugerties, une tranquille petite ville de l'Etat de New York, avec Jim Grant, son père, et Molly, la nouvelle compagne de celui-ci.

Jim Grant est avocat. Oh, pas un de ces ténors du barreau qui facturent des honoraires insensés à leurs clients, mais un avocat d'affaires qui, au contraire, a pris l'habitude de travailler presque bénévolement. Il faut dire que son mariage Julia Montgomery, la mère d'Isabel, l'avait mis à l'abri du besoin. En effet, Julia, fille d'un ancien sénateur qui brigue désormais le poste d'ambassadeur à Londres, était une jeune comédienne en vue. Jusqu'à ce que sa carrière ne batte de l'aile, en raison de ses addictions à l'alcool et aux drogues.

Ce sont d'ailleurs ces débordements qui ont ruiné leur mariage. Julia négligeait sa fille, la maltraitait même lorsqu'elle était sous l'emprise de ces substances. Alors, pour protéger sa fille, Grant a envoyé discrètement son épouse auprès de son père, à Londres, pour que celui-ci la prennent discrètement en charge et s'occupe de la désintoxiquer. Cet accord tacite permettait à Grant de garder sa fille, mais aussi le silence sur les écarts de son ex, ce qui arrangeait tout le monde...

Jusqu'à cet été 1996. Lorsque Jim Grant vient rencontrer un de ses amis, Bill Cusimano, qui a besoin des conseils d'un avocat, il n'imagine pas que ce rendez-vous va s'avérer décisif dans sa vie. Cusimano, producteur de cannabis en grande quantité est en effet dans le collimateur du FBI, ce qu'ignore les deux hommes. Mais, ce n'est pas cela qui va précipiter les évènements, car le FBI connaît la source des revenus de Cusimano. Non, c'est une phrase, a priori anodine, qui va mettre le feu aux poudres.

Au détour de la conversation, Cusimano annonce à Grant qu'une certaine Sharon Solarz compte se rendre prochainement aux autorités et qu'elle a besoin d'un avocat. Un avocat qui pourrait être Grant, pense Cusimano. Pourtant, Grant décline l'offre... Un procès trop médiatique, Grant n'y tient pas. Car, Sharon Solarz n'est pas n'importe qui : plus de 20 ans que cette militante révolutionnaire vit dans la clandestinité et que tous les services de police des Etats-Unis la recherchent. Sa reddition et sa volonté de répondre enfin de crimes commis dans les années 70 est un évènement qui a tout pour faire la une de la presse nationale.

Pourtant, cette défection de Jim Grant va éveiller la curiosité d'un homme qui, jusque-là, se moquait bien de Bill Cusimano, de Sharon Solarz, des trafics d'herbe et de la révolution. A 27 ans, Benjamin Schulberg essaye de se faire une place au soleil dans un journal d'Albany, capitale de l'Etat de New-York, où on en lui confie pour le moment que des tâches subalternes et des articles peu intéressants.

Mais, c'est lui qui reçoit un appel anonyme lui annonçant que Sharon Solarz serait dans la région, qu'elle serait là pour rencontrer Cusimano et qu'ils se connaissent depuis la belle époque où ils appartenaient à des groupuscules militants contre la guerre du Vietnam et pour les droits civiques, entre autres. D'abord peu enclin à suivre cette piste qui ne lui dit rien du tout, Schulberg va peu à peu avoir l'intuition que l'anguille qui se cache sous cette roche est sans doute bien plus grosse que ce qu'il avait cru...

Car les charges qui pèsent sur Sharon Solarz sont lourdes. Elle appartenait à un groupe armé, né après la dissolution du fameux Weather Underground, accusé d'avoir braqué une banque. Un braquage qui avait mal tourné. Depuis, ses membres avaient pris le maquis, disparu corps et âme, devenu clandestins dans leur propre pays. La réapparition de Solarz pourrait relancer l'enquête sur un homme et une femme, toujours recherchés pour avoir participé à cette opération...

Il est vrai que ce passé n'éveille pas grand chose chez Schulberg, né en 1969. Mais tant de questions se posent que cela mérite de chercher quelques informations... Et surtout, le jeune journaliste voudrait bien comprendre pourquoi Jim Grant a refusé de prendre un dossier qui semblait tailler pour lui et donner un coup de boost à sa carrière, ce qui ne se refuse pas.

Mais Jim Grant n'est pas facile à rencontrer. Et lorsqu'il parvient enfin à interviewer l'avocat, celui-ci se montre particulièrement peu coopératif. Schulberg ne le sait pas encore mais sa curiosité d'ambitieux journaliste a donné à Grant un signal, signal d'alerte, signal de départ, les deux à la fois, point de départ d'une  course contre la montre que Isabel va subir bien malgré elle.

Le soir même de la rencontre avec Schulberg, Grant quitte Saugerties avec sa fille, laissant tout derrière lui. Avec une étonnante habileté, l'homme brouille sa piste, comme s'il redoutait par-dessus tout que d'autres, après Schulberg, s'intéressent à lui. Mais passer inaperçu pour un homme lorsqu'une petite fille de 7 ans l'accompagne, rien n'est plus délicat. Alors, la mort dans l'âme, après quelques jours de cavale, Grant doit se résoudre à laisser sa fille derrière lui... Et devenir un clandestin...

Mais pourquoi cette fuite aussi précipitée ? Pourquoi prendre le risque d'abandonner sa fille de 7 ans, que son grand-père voudrait bien faire revenir auprès de sa mère, en oubliant les raisons de leur séparation ?Quels liens peut-il y avoir entre la réapparition brutale de Sharon Solarz et la fuite de Jim Grant ? Et que cherche Jim Grant en disparaissant ainsi ?

A travers les mails reçus 10 ans après les faits par Isabel, nous allons petit à petit, touche par touche, découvrir les réponses à ces questions mais, à travers le petit bout de la lorgnette que représente le cas particulier de cette adolescente, on va surtout plonger dans l'histoire récente des Etats-Unis, son histoire intérieure, dont les cicatrices restent à vif longtemps après et les problèmes, encore irrésolus.

Bien sûr, le coeur du roman, c'est la fuite de Jim Grant, son entrée dans la clandestinité. Pas de tout repos, car Grant a un objectif, il ne s'agit pas seulement pour lui de se cacher. Et c'est dans cette partie-là qu'on se rapproche le plus du thriller, à la fois dans l'urgence et la tension qu'on ressent mais aussi parce qu'il y a aussi un vrai suspense concernant les motivations et les initiatives prises par Jim Grant.

Mais c'est aussi une réflexion sur cet engagement radical que choisit une partie de la jeunesse américaine à la fin des années 60, en violente réaction contre l'inique guerre menée au Vietnam, contre le racisme institutionnel et le système politique pas loin d'être totalitaire, alors en place aux Etats-Unis. En rébellion aussi contre le modèle parental hérité par la génération des baby-boomers.

Décidément, cette thématique revient beaucoup ces temps-ci dans la littérature et le cinéma américains, on en parlait il y a quelques mois avec "Transes", signé Christopher Sorrentino, par exemple. Là encore, la question du recours à la violence, pour lutter contre d'autres types de violence, il est vrai, est posée. Mais, paradoxalement, j'ai trouvé qu'elle était presque accessoire dans ce livre.

Oui, le retour de Sharon Solarz remet en lumière ces violences politiques et révolutionnaires qui, parfois, ont dérapé. Mais, les dates comptent. Quel que soit le livre, on ne doit jamais oublier de le remettre dans son contexte. Et l'action se passe en 1996. Les attentats du 11 septembre, instaurant une menace extérieure sans précédent aux Etats-Unis, n'ont pas encore eu lieu. En revanche, un an auparavant, un attentat terriblement meurtrier visait un bâtiment fédéral à Oklahoma City...

Lorsque la violence des extrémistes des années 70 rejaillit avec la reddition de Sharon Solarz, le pays est encore sous le choc d'un drame effroyable, fomentée par une menace intérieure. Peu importe que les idéologies et les mobiles soient diamétralement opposés, l'amalgame est facile quand on a peur. Peu importe que, depuis les années 70, les choses aient sérieusement évolué, peu importe que, durant le quart de siècle qu'a duré leur cavale, Sharon et ses complices présumés n'aient pas commis d'autres actes violents, semble-t-il... On sent que l'opinion publique n'est pas forcément prête à pardonner, et certains juges, sans doute, également, alors que l'heure pourrait être à une forme de réconciliation. Le retour de l'ennemi intérieur...

En fuyant, Jim Grant, quel que soit son passé, agit aux yeux de tous comme un coupable. De quoi ? On ne le sait pas immédiatement. Mais, au fur et à mesure qu'il raconte sa cavale, que les autres membres du "Comité" expliquent sa démarche, c'est un personnage bien différent qui se dessine sous nos yeux. Peu importe qu'on approuve ses démarches passées, peu importe qu'on trouve juste le combat de ces hommes et de ces femmes, peu importe qu'on partage leurs idées, finalement. Car, pourquoi les évènements de l'été 1996 ne se réduiraient-ils qu'à une simple question de justice et de respect du droit et des droits de chacun ?

La force du roman de Neil Gordon est de nous offrir des visions qui transcendent les clivages. Ainsi, parmi les personnages secondaires qui interviennent, soit directement comme auteurs des mails envoyés à Isabel, soit comme acteurs des évènements passés et présents, il y a autant de Républicains, et certains même, très conservateurs, que de progressistes. La vie, certains évènements (mais quoi, vous demandez-vous ? Eh bien, lisez le livre !) ne vont pas seulement mettre en contact ces personnes si différentes, éloignées à tous points de vue, mais les faire avancer ensemble vers un même but... Instructif...

Difficile de pouvoir entrer dans les détails, de peur de trop en dire sur les clefs de ce roman, qui n'est pas vraiment un thriller mais recèle une part de suspense qu'il convient de respecter, mais ce qui commence comme un roman politique, et qui en est un intrinsèquement, surprend par son dénouement. Apparaît l'opposition entre l'idéal qu'on peut défendre, en terme de société, de vision politique, d'intérêt général, et la prise de conscience, à un moment donné, d'un intérêt particulier qui mérite qu'on y consacre la totalité de ses forces et de ses moyens.

Bon, vous devez trouver que je parle chinois, si vous n'avez pas lu "le dernier d'entre nous", alors, une piste de réflexion : la relation entre Grant et Isabel, les choix, a priori terrible, qu'il fait la concernant. Et pourtant, si je vous dis, maintenant, après vous avoir expliqué qu'il l'abandonnait littéralement à la fin de la première partie du livre (une scène d'ailleurs poignante, révoltante aussi, tout le dilemme est là), que l'avocat n'agit que dans l'intérêt de sa fille, vous allez me rire au nez... Et vous aurez raison... mais vous changerez d'avis comme moi une fois lues les dernières pages.

Et puis, il y a dans "le dernier d'entre nous" une formidable réflexion sur la liberté. La liberté en théorie et en pratique. Avec quelques paradoxes qui naissent de l'expérience des mouvements révolutionnaires des années 70. Car c'est pour gagner la liberté qu'ils ont lutté, jusqu'à recourir à la violence. Mais qu'y ont-ils gagné ? Certains sont morts, victime de la réponse, tout aussi violente, d'un pouvoir très critiquable. D'autres ont fini derrière les barreaux pour des peines assez longues, au nom de lois, dont on peut penser ce qu'on veut, mais qui ont une légitimité.

Et puis, il y a ceux qui ont vécu des décennies en se cachant, multipliant les identités de façade, ma peur de se faire prendre. Clandestins dans leur propre pays. Et pourtant, lorsqu'on écoute Grant parler de son expérience, de ses expériences, même, devrais-je dire, on se dit que c'est dans ces périodes là qu'il s'est senti le plus libre, sans attache, sans compte à rendre à personne, sans plan de carrière, profitant de chaque jour comme si c'était le dernier avant le retour possible à la réalité, forcément brutal.

Un dernier mot qui bouclera la boucle et évoquera l'adaptation cinématographique du livre. Il y a comme un effet miroir à voir Redford jouer la cible d'un jeune journaliste ambitieux, sur fond de crise politique des années 70. Et si Schulberg, joué par Shia Le Boeuf, était, d'une certaine manière, l'héritier du Bob Woodward incarné par le beau Robert dans "les Hommes du président" ?


1 commentaire:

  1. Tu en parles toujours aussi bien et cela donne envie. Merci pour cette critique détaillée. J'ai apprécié les Hommes du président pour l'intrigue et le fond. Nul doute que Redford parviendra à transcrire la complexité de ce récit mais attendons de voir.Un roman cérébral comme on les aime !

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