vendredi 3 janvier 2014

"Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants (...) et d'autres, corrompus, riches et triomphants..." (Baudelaire).

Je plaide coupable pour le honteux détournement dont sont victimes les vers de Baudelaire dans ce titre, mais en les lisant, j'ai trouvé qu'ils pouvaient parfaitement coller à notre roman du jour... Les auteurs de romans historiques ont des choix à faire : utiliser les contextes historiques pour y installer une histoire totalement fictive ou bien reprendre des faits, situations, personnages réels pour les faire évoluer dans un récit revu à travers le prisme de la fiction. Cette seconde option permet parfois de remettre sur le devant de la scène des faits méconnus, oubliés ou même, carrément enterrés... C'est le cas ici, avec "le printemps des enfants perdus", de Béatrice Egémar (en grand format aux Presses de la Cité), qui nous emmène dans le Paris du XVIIIème siècle, secoué par un scandale digne de certains de nos plus sinistres faits divers contemporains...





A 19 ans, Manon Dupré se démène avec son frère pour faire fonctionner la parfumerie familiale, située rue Saint-Honoré, à Paris. Et ce n'est pas une sinécure, car, en cette année 1750, l'aristocratie se parfume beaucoup et chacun cherche véritablement une signature olfactive capable de le différencier des autres. Une mode lancée par une femme pourtant détestée, mais tout autant redoutée : la Marquise de Pompadour.

Mais, en ce mois d'avril, c'est une toute autre histoire qui préoccupe Paris et les Parisiens. De nombreuses personnes ont assisté, dans différents quartiers de la ville, à ce qui ressemble fort à des enlèvements d'enfants. Or, si ordre a été donné par le lieutenant général de police Nicolas René Berryer à ses hommes de s'occuper des mendiants, des vagabonds et des voleurs à la tire, il semble pourtant que les enfants qui disparaissent soient aussi bien de jeunes laissés pour compte que des fils de commerçants ou d'artisans...

D'où la naissance d'une psychose, comme nous dirions de nos jours... On commence à voir des enlèvements partout et les rumeurs les plus folles commencent à courir les rues... Car on dit que ce sont des exempts, donc des membres de la police, qui kidnappent les malheureux... Ensuite, comme on ne retrouve plus traces des enfants disparus, on imagine le pire... Comme cette histoire d'un prince atteint de lèpre, qui utiliserait le sang des enfants pour apaiser son mal... Terrible légende urbaine !

Manon est au fait de ces bruits, de ces histoires à faire peur, autour du feu, à la veillée... Aussi, quand deux disparitions d'enfants la touchent de près à peu de jours d'intervalle, la jeune femme, morte d'inquiétude, décide d'en savoir plus. D'abord, c'est son neveu, Jean-Baptiste, enfant d'une douzaine d'années, jugé comme un simple d'esprit, qui va disparaître soudainement...

Et puis, c'est au tour de l'apprenti de la parfumerie, Gaspard, de ne plus donner signe de vie après être allé faire une course. Un peu plus âgé que Jean-Baptiste, il est aussi plus dégourdi et connaît bien la ville... C'est donc non seulement surprenant, mais aussi très angoissant de ne pas le voir revenir.

Gaspard est orphelin et son oncle, qui est son tuteur, semble plus intéressé par l'argent qu'il a donné à la parfumerie pour l'apprentissage du jeune homme que pas le fait de savoir ce qui a pu lui arriver... Manon, elle, va tout faire pour essayer de retrouver les deux enfants, quittant son havre parfumé pour se lancer dans les rues de Paris, de moins en moins sûres.

De moins en moins sûres parce que les enlèvements se poursuivent, parce que la police, accusée d'en être à l'origine, a perdu crédibilité et autorité, parce que la colère monte et qu'on décide de plus en plus de se faire justice soi-même, parce que les échauffourées se multiplient lorsque la population soupçonne un nouveau kidnapping, parce que, de fil en aiguille, la tension enfle au point qu'on assiste à de véritables émeutes...

Pas de quoi effrayer Manon, qui s'en veut d'avoir envoyé Gaspard faire la course au cours de laquelle il a disparu... Mais où chercher ? La police n'est pas seulement débordée, elle fait le sourde oreille, à l'image de son lieutenant général. Aidé par Joseph (le bien nommé Vérité), un étudiant entré dans les Gardes Françaises pour financer ses études, elle va affronter bien des dangers, et pas seulement liés à la disparition de Gaspard, pour retrouver sa trace et simplement comprendre...

Et elle n'a pas froid aux yeux, la demoiselle, malgré une certaine ingénuité qui pourrait la mettre en situation délicate voire périlleuse... Son tempérament la pousse à foncer un peu tête baissée mais elle a cette détermination qui manque à beaucoup face à ces événements, à commencer par ceux dont ce devrait être la mission de mettre de l'ordre dans tout cela...

Mais, en 1750, tout est aussi affaire de mouvements politiques, de jeux d'influences et de cour... Or, la Marquise de Pompadour, avant d'être la favorite du Roi, avait ses habitudes dans la parfumerie de la famille de Manon, pourrait-elle être un recours qui permettent, si ce n'est de retrouver Gaspard, au moins de faire jouer des pressions assez fortes pour faire bouger les choses ?

Reste désormais à savoir non seulement ce qu'a pu devenir Gaspard, mais aussi ce qui arrive à ces enfants kidnappés en pleine rue... Tout cela est-il lié ? Se cache-t-il derrière ces agissements d'aussi épouvantables choses que la rumeur le dit ? Manon et Joseph iront jusqu'au bout de leur enquête impromptue, en espérant que justice soit faite...

Cependant, dans une France où l'on ne parle pas encore de Révolution, mais où le peuple aimerait qu'on entende mieux en haut lieu ses doléances, il en est encore selon les vers célèbres de La Fontaine : "selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir"... Des animaux malades de la peste, un prince ladre... Tiens, tiens...

Je dois dire que je ne connaissais pas les événements réels sur lesquels Béatrice Egémar s'est appuyée pour construire son roman, mais je suis resté bouche bée, devant ces faits terribles et une fin proprement scandaleuse, à tous points de vue... Et c'est vrai qu'en restant au plus près des faits, tout en les montrant à travers le regard fictif de ses personnages principaux, on a dans les mains un livre qu'on est bien en peine de classer : simple roman historique ou polar ?

A titre personnel, vous le verrez, je le rangerai parmi les polars historiques, car, même si elle n'est pas, et pour cause, menée par un policier, il y a bel et bien une enquête au coeur de ce roman. Mais je vais d'abord vous parler de la reconstitution historique que nous propose Béatrice Egémar, et qui m'a passionné. J'ai arpenté le Paris de 1750 aux côtés de ses personnages, et c'est un vrai dépaysement.

De même, la mode de ce temps lointain, tout le travail effectué sur les cosmétiques, pas seulement le parfum mais plein d'autres aspects de ces pratiques, nourrissent l'histoire et le contexte historique... Il ne manque que les odeurs, on regrette presque de ne pas avoir à portée de main un orgue à parfums, je crois que c'est comme cela que ça s'appelle...

Autrement dit, on aimerait stimuler son odorat par toutes les fragrances rencontrées au fil des pages, et pas seulement dans la boutique tenue par Manon. Paris dégage sans doute une multitude d'odeurs bien plus fortes, et pas forcément nauséabondes, d'ailleurs, surtout avec nos critères contemporains...

Difficile de ne pas songer au "Parfum", de Patrick Süskind en lisant "le printemps des enfants perdus". La période colle, le parfum joue un rôle important dans l'histoire, y compris la composition de parfum. On a même le petit Jean-Baptiste, tiens, tiens, dont l'âge correspond, si je ne m'abuse, tout comme la passion pour les métiers de la parfumerie... Souhaitons à ce gentil garçon un meilleur destin que son homonyme süskindien...

Mais ce qui m'a plu le plus, c'est ce que j'appellerai la montée des périls. Lorsque s'ouvre le roman, on est au stade des rumeurs, qui, peu à peu se répandent. On commence à parler d'enfants enlevés alors qu'ils faisaient une course, sortaient de l'école, sans discernement aucun (non que le fait de s'en prendre aux enfants les plus défavorisés me paraissent une meilleure méthode, attention...).

Et puis, tout enfle, tout empire, les rumeurs se font légendes, les enlèvements deviennent réalité, ce ne sont plus des ouï-dire mais on y assiste, et ça s'enchaîne, les gens réagissent, même s'ils ne sont pas directement concernés, puis ils prennent carrément les devant et, poussés par un vent de révolte et une compréhensible colère contre cette police montrée du doigt alors qu'elle devrait venir en aide aux enfants enlevés...

On en arrive à des événements d'une grande violence, dont Manon est un témoin neutre, mais dont elle voit à le fois les prémices et les conséquences. Or, cela pose problème pour elle : on ne se déplace pas aussi facilement dans une ville proche de l'insurrection, on risque à tout moment de tomber au milieu d'un affrontement et d'y laisser des plumes, voire plus...

C'est aussi une réaction à la mesure du scandale qui frappe Paris. Car, au-delà des rumeurs, on enlevait bien des enfants dans Paris au printemps de l'année 1750. Et un grand nombre n'ont sans doute jamais été retrouvés... Que sont-ils devenus ? C'est évidemment une des clés de cette histoire. Et c'est là qu'il serait possible d'ouvrir un débat avec des lecteurs et des romanciers...

Oui, c'est grandiloquent, je sais, mais attendez, laissez-moi m'expliquer... En fait, voilà plusieurs fois que je lis des romans qui nous racontent des histoires vraies. Ce sont des fictions, par leur narration, par la relation de dialogues ou de situations invérifiables, mais crédibles, ou d'un contexte mis en scène. Et pourtant, on parle de faits avérés, qui ont été élaborées après de grandes recherches documentaires...

Alors, se pose un dilemme : se cantonner aux faits et raconter au plus proche des faits tels qu'on les connaît ; ou bien jouer le jeu de la fiction et raconter même ce qui est resté dans l'ombre, faute de preuves ou de certitudes... Je ne peux que parler au nom du lecteur que je suis : le pouvoir de la fiction peut permettre d'aller au bout, il y a divers moyens narratifs d'y parvenir, d'ailleurs...

Mais, je peux comprendre, tout à fait, qu'on se restreigne à l'histoire telle qu'elle est, telle qu'on est sûr qu'elle s'est déroulé... C'est le cas ici. Béatrice Egémar n'a pas choisi la transgression romanesque, elle s'en est tenue aux faits connus et rien qu' à ça... Et le lecteur que je suis doit l'avouer : je suis un peu frustré par le dénouement...

Pourtant, c'est aussi la force du livre, car, finalement, on comprend d'un seul coup pourquoi on ignorait tout de cet épisode, et comment une légende urbaine, tel que ce prince ladre, dont les bains de sang sont comme une redondance de nos imaginaires collectifs, apparaît et perdure, s'enkyste et traverse les générations...

Intégrant parfaitement sa fiction dans un contexte historique précis et bien rendu, Béatrice Egémar nous propose un voyage plein de senteur dans ce XVIIIème siècle où l'on vante tant la raison alors que tout n'y est que folie... Le contexte politique de l'affaire est à lui seul passionnant et intriguant, âpre guerre d'influence et d'intérêts entre gens de pouvoir, pour que le sort des enfants est finalement bien dérisoire...

Et l'in découvre, non sans un certain effroi, que des histoires qui meublent les colonnes des pages consacrées au faits divers ces dernières années, des histoires particulièrement sordides, ont sans doute existé de tous temps, de Gilles de Retz à nos croquemitaines actuels, qui défrayent malheureusement régulièrement la chronique, en s'en prenant à des enfants sans défense...

Suis-je pessimiste en disant que ça en dit long sur l'espèce humaine ? Heureusement qu'il y a des Manon, des Joseph qui peuvent vous réconcilier un peu avec nos congénères... Jusqu'au prochain drame, qu'un romancier, peut-être, racontera à ses lecteurs en 2300 et quelques, montrant que la violence est, de tous temps, intrinsèque à notre monde...

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