vendredi 10 janvier 2014

"Il est très doux de scandaliser ; il existe là un petit triomphe pour l'orgueil qui n'est nullement à dédaigner" (Donatien de Sade).

C'est fou comme cette citation résonne avec l'actualité du moment, non ? Et pourtant, rien à voir. En tout cas, pas à la tranche d'actualité qui vous vient spontanément à l'esprit... Le 2 décembre 1814, s'éteignait Donatien Alphonse François de Sade. Nous entrons donc dans "l'année Sade", si je puis dire. Je doute que ce soit aussi officiel que je le présente, mais, sur le plan qui nous intéresse, celui des livres, cela devrait se vérifier rapidement avec un certain nombre de titres sortis ou à venir. Gonzague Saint Bris, en publiant dès le mois de novembre dernier, "Marquis de Sade, l'ange de l'ombre" (en grand format aux éditions Télémaque), a pris de l'avance sur le reste du peloton, signant ce que je qualifierai plus de portrait que de biographie, mais avec une réflexion autour de l'homme, de son oeuvre et des distinctions qu'il pourrait convenir de faire...





La famille de Sade est une vieille famille aristocratique de Provence, où elle a laissé son empreinte (c'est à un de ses membres qu'on doit la construction du pont d'Avignon qui est devenu l'objet d'une célèbre comptine). Mais, ce nom est, depuis deux siècles, attaché à une personnalité controversée, longtemps bannie, y compris par ses propres descendants, et dont certaines oeuvres ne furent publiées que bien longtemps après sa mort.

Cette personnalité, c'est le Marquis Donatien de Sade, né en 1740, philosophe, écrivain, homme politique, grand libertin et locataire habituel des prisons françaises tout au long de son existence. Mais, aux yeux d'une grande partie de la société française, y compris encore de nos jours, chantre du vice contre la vertu, pourfendeur de la morale et de la religion, auteur pornographique et pervers dangereux...

Mais, tout cela est-il aussi simple ? Où se place la limite entre fiction et réalité dans l'oeuvre du Divin Marquis ? N'en avons-nous pas une vision trop restreinte qui laisse de côté des aspects très intéressants de ses écrits, méconnus et oubliés, qui en font un homme des Lumières à part entière ? Enfin, ne négligeons-nous pas, en nous concentrant sur l'abomination de certains passages, que le Marquis de Sade est l'un des plus grands écrivains de son temps, dont l'influence sur les générations suivantes d'écrivains ne s'est jamais démentie ?

Le paragraphe précédent expose, à mes yeux, les grandes thématiques de cet ouvrage fort bien mené, les qualités de conteur de Gonzague Saint Bris n'étant plus à démontrer. L'auteur s'est beaucoup documenté, y compris à la source, auprès de la famille de Sade, avec laquelle les Saint Bris sont liés depuis quelques générations.

C'est toujours délicat de parler d'une biographie, puisque l'histoire du livre est celle d'une vie... Alors, disons que Donatien est né et a grandi dans un milieu particulier, sa mère a été complètement absente, très tôt entrée au couvent, tandis que son libertin d'époux faisait des siennes, au point de subir une disgrâce de la part de Louis XV (pourtant autre libertin notoire...).

Eh oui, il a de qui tenir, notre marquis (il sera le dernier de sa lignée à porter ce titre, ses descendants le refusant pour lui préférer celui de comte et se démarquer ainsi du vilain petit canard...). Et comme si le père ne vous suffisait pas, je vous présente l'oncle paternel, certes abbé, mais également fort porté sur les attraits de la chair...

C'est dire si Donatien a pu très tôt bénéficier d'une éducation... un peu particulière ! Mais, on se rend compte aussi que c'est toute l'époque qui est marquée par ce relâchement moral, cette tendance à la débauche, pourrait-on dire... Et si ce qu'on avait d'abord reproché à Donatien, c'était d'avoir volontairement manqué de discrétion en affichant ses goûts peu orthodoxes (la sodomie et la flagellation en particulier), ainsi qu'un athéisme qui le pousse régulièrement au blasphème ?

Sa jeunesse est tumultueuse, ses liaisons nombreuses, même s'il se mariera assez jeune (on y reviendra). En fait, ses premières frasques et son premier séjour en détention, ce sera en 1768, pour avoir malmené une jeune femme du côté d'Arcueil, où il avait une garçonnière... Voyez-y ce que vous voulez, son père est décédé l'année précédente...

Ensuite, ayant pris soin de quitter Paris pour sa Provence bien aimée, il va voir le rythme de ses implications dans des affaires de moeurs aller croissant... Ca lui vaudra une fuite mémorable en Italie, qui ne sera pas du goût de sa belle-mère, qui ne goûte pas les préférences sexuelles de son gendre... Et, d'évasions en arrestations, voilà comment Sade finira à la Bastille en 1784...

Il y restera... jusqu'au début juillet 1789. Il sera transféré à Charenton pour avoir cherché à ameuter la foule depuis sa cellule ! Voilà comment il ne sera pas libéré (ou massacré...) le 14 juillet... Lorsqu'il est enfin libéré en 1790, il a changé. Physiquement, en tout cas. Il est devenu obèse, peut-être impuissant...

Mais l'esprit reste le même. On l'oublie souvent, mais c'est en prison qu'il a écrit l'essentiel de son oeuvre, et surtout les livres qui choqueront le plus. Dont "les 120 jours de Sodome", dont le manuscrit, laissé derrière lui par Sade lors de son transfert à Charenton, a connu une incroyable histoire qui dure encore !

Oui, c'est en prison que Sade laisse aller son imagination. Car voilà un des points clés de tout cela : raconte-t-il ses propres expérimentations, aussi sordides puissent-elles être, ou bien fantasme-t-il ? Des fantasmes qui, nourris par la frustration de la réclusion, seraient tombés dans la surenchère permanente... Hypothèse intéressante...

Surtout lorsqu'on découvre que la vraie passion littéraire de Sade, et depuis toujours, c'est le théâtre ! Il écrit, met en scène, joue et le fera jusqu'aux dernières années de sa vie, quand on le laissera faire. Un théâtre aux antipodes du reste de ses écrits, des bluettes à l'eau de rose, exagérément fleur bleue... Difficile à croire, et pourtant !

De même, Gonzague Saint Bris souligne à quel point l'écriture de Sade est de qualité, lorsqu'elle ne décrit pas l'innommable, bien sûr. Une plume au service d'une vraie réflexion philosophique, digne des plus grands esprits des lumières, en particulier sur la liberté de moeurs (on s'en doutait un peu), l'homosexualité, la condition de la femme, la peine de mort, etc. Une remise en cause de l'Ancien Régime plus sociétale que structurelle, il est vrai, mais qui s'inscrit parfaitement dans son siècle.

Et ce n'est sans doute pas pour rien que l'on retrouvera, sous la Révolution, Sade en homme politique virulent, secrétaire de la section des Piques, à Paris, alors que ses deux fils ont émigré... Là encore, il saura se faire de puissants ennemis et retournera en prison. On dit qu'il aurait dû monter à l"échafaud le 8 thermidor, mais que l'arrestation de Robespierre l'aura sauvé...

La particularité de Sade, c'est qu'il aura su se faire arrêter aussi bien sur ordre de Louis XVI que de Robespierre et finalement, de Bonaparte... Marginal, un jour, marginal, toujours... Lui aura su, sans doute aussi par sa farouche indépendance d'esprit et son refus de toute pratique de cour, mécontenter tous les régimes qu'il aura traversés...

Je survole, bien sûr, je vous renvoie au livre de Gonzague Saint Bris pour plus de détails. Mais il reste quelques aspects encore à évoquer. A commencer par son rapport aux femmes... L'homme n'est pas à un paradoxe près, mais là, il fait très fort ! A la fois capable de malmener les femmes pour son plaisir et de tenir, comme on vient de le voir, des discours très en avance sur son temps à propos de leur condition sociale...

Marié avec Renée-Pélagie Cordier de Montreuil, il la trompe allègrement, et ce, très vite après leurs noces. Ensuite, il commence à avoir des ennuis en raison de ses moeurs, mais elle ne le lâche pas, l'aidant même probablement à s'évader du fort de Miolans... Pourtant, Donatien s'était enfui en Italie avec la propre soeur de Renée-Pélagie !!

Elle le soutiendra pendant la première partie de sa captivité, mais, à sa libération en 1791, elle refusera de le revoir et ne le reverra jamais... En revanche, la relation de Sade avec sa belle-mère sera bien plus orageuse, sans doute manigancera-t-elle longtemps contre lui... Par haine... ou par amour, comme a l'air de le penser cet incorrigible romantique de Gonzague Saint Bris ? Allez savoir...

Après Renée-Pélagie, une autre femme vivra à ses côtés, jusqu'à partager sa détention à Charenton : Marie-Constance Quesnet... La nature de leurs relations ? Difficile à dire... Quelque chose des liens entre un auteur et une muse, peut-être... Mais, on est, à l'âge de Sade et en raison de sa santé, aux antipodes de ses écrits, c'est certain... Alors, fleur bleue, le Divin Marquis ? Capable de s'adonner à la relation platonique et d'y trouver son compte ?

Reste l'influence de Sade. Pour Saint Bris, elle est immense. Il le voit en précurseur des romantiques, ce qui peut surprendre si l'in oublie la dimension très sombre que peut prendre ce mouvement aussi... Mais on retrouve son empreinte ensuite chez Baudelaire ou Apollinaire, avant que les surréalistes ne s'en emparent, avec admiration... Jusqu'à Sollers, aujourd'hui, pour ne citer qu'un nom...

Bref, si Saint Bris ne tombe pas dans l'hagiographie, il ne faut pas exagérer, son portrait de Sade, parfois critique, sait aussi montrer à quel point, en travaillant sur le sujet, il est passé de la détestation primaire et du dégoût véritable à la lecture des passages les plus crus de l'oeuvre, à une certaine sympathie intellectuelle.

Comme il se doit pour ce genre de livre, le texte fourmille d'anecdotes, sur la famille et sur l'homme. Des citations, également, dont celle qui sert de titre à ce billet, parfois issues des passages les moins... recommandables, soyez donc prudents si vous avez l'oeil chaste... On reste toutefois, à mon avis, dans une subjectivité de bon aloi, ce que renforcent certains choix de présentation (fait de l'auteur ou de l'éditeur, je me suis posé la question...).

Ainsi, à chaque fin de chapitre, se trouve une sorte d'encart thématique, un "focus" sur un angle particulier, lié à Sade mais pas à sa vie propre, comme une longue note de bas de page... C'est à chaque fois intéressant, même si, là encore, Gonzague Saint Bris laisse libre cours à sa subjectivité et raconte quelque part, "son" Sade.

Parmi cette vision, et je vais finir avec cela, il y en a une que je retiens, car je la trouve pertinente. On connaît l'éternel débat sur la différence entre l'homme et son oeuvre... Saint Bris, lui, distingue ce qui relève du "sadien" de ce qui relève du "sadique" (ce dernier terme n'apparaîtra qu'une vingtaine d'années après la mort de Donatien).

Je n'entre pas dans le détail, ni sur l'un, ni sur l'autre, je préfère, parce que c'est aussi le but, vous renvoyer au livre, mais précisons, brièvement, que le sadien est ce qui relève de la pensée philosophique et politique, et le sadique, du fantasme qui aurait généré les passages de l'oeuvre les plus controversés, voire honnis.

Désormais, l'oeuvre de Sade est disponible dans la Pléiade et, si l'on garde sans doute la crainte de s'y frotter, car, au-delà des préjugés, elle reste évidemment marquée par ces passages qu'on peut qualifier de perversions, le talent de Saint Bris, c'est de nous donner, par son récit, par la chair qu'il lui donne, sans mauvais jeu de mot, l'envie d'en savoir plus...

Reste l'impression d'un personnage au combien paradoxal, capable du pire comme du meilleur, capable de se laisser emporter par ses sens et son insatiable désir, mais aussi de penser le monde qui l'entoure avec force et acuité... Parmi les paradoxes de l'homme, il est sans doute un des êtres les plus libres que ce monde ait connu, alors qu'il a passé enfermé la majeure partie de sa vie...

Enfin, chose assez surprenante, il n'existe que très peu de représentations iconographiques du Divin Marquis. Celle qui orne la couverture du livre de Gonzague Saint Bris est, dit-il, la seule et date de sa jeunesse... Curieusement, pour s'en faire une représentation adulte, il faudra attendre... le XXème siècle ! Et un dessin du surréaliste Man Ray, où Sade se fond littéralement dans la muraille d'une des forteresses où il fut détenu... Bâtiments qui ont également jalonné son oeuvre, comme lieu de tant de turpitudes...



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