vendredi 10 février 2017

"Ceci n'est pas un conte de fées ! C'est la vérité ! C'est une tragédie !"

Si le thriller d'actions, pur et dur, a tendance à un peu me lasser, je me rends compte que, depuis quelques temps, j'apprécie de plus en plus les romans noirs, plus posés, reposant sur des ressorts plus psychologiques, des personnages plus épais. Et je suis servi, avec une nouvelle vague de romanciers américains qui reviennent eux aussi à ce genre plus épuré. Après David Joy ("Là où les lumières se perdent"), déjà évoqué sur ce blog, les éditions Sonatine nous proposent de découvrir "Cet été-là", premier roman traduit en français (par Fabrice Pointeau) de Lee Martin. Un roman à la construction originale qui participe pleinement à l'ambiance pesante et au malaise que ressent le lecteur, privé de repères, à la merci des révélations des personnages. On perçoit le coeur du drame, il ne fait aucun doute, mais tout ce qui s'est passé autour de ces événements dramatiques ne se dévoile que petit à petit, pour nous proposer une véritable tragédie contemporaine.



1972, dans une petite ville de l'Indiana, paisible, endormie. Un drame terrible survient. Katie, 9 ans, se volatilise un soir d'été, au début juillet, alors qu'elle s'est rendue à vélo à la bibliothèque pour rapporter les livres qu'elle avait empruntés. Ses parents, son frère, Junior, s'inquiètent vite de ne pas la voir revenir, mais on ne retrouve que son vélo, abandonné en centre-ville...

Ce que l'on suit, ce n'est pas l'enquête de police pour retrouver Katie, comme on pourrait l'imaginer. Non, d'emblée, on assiste à des témoignages directs. Différents protagonistes interviennent, s'adressant au lecteur, ou en tout cas à un interlocuteur invisible. On croise les déclarations recueillies à l'époque des faits, mais ce sont surtout des confessions ultérieures qui retiennent l'attention.

Des années ont passées depuis la disparition de Katie, peut-être trente ans. L'époque n'est plus la même et pourtant, les acteurs restent douloureusement marqués par les événements. Ils se souviennent, replongent dans cette période qui a bouleversé leurs existences et acceptent de révéler ce qu'ils ont tu jusque-là.

Difficile d'en dire plus, à la fois sur les faits, mais aussi sur les intervenants eux-mêmes, car on se doute bien qu'ils n'ont pas été choisis au hasard. On n'est pas en train d'interroger des témoins qui ont suivi les choses de loin, mais des acteurs directs de ce qui s'est passé cet été-là. Reste à comprendre de quoi il retourne exactement.

Le lecteur est dans le flou total. Que s'est-il passé au juste ? On n'en sait rien. Jusqu'à ce que les différents narrateurs se dévoilent et commencent à raconter ce qu'ils savent. Et n'ont pas oublié, malgré le temps qui a passé. Leurs récits se complètent, installant un climat oppressant, dérangeant et de plus en plus troublant au fil des chapitres.

Car l'impression qui enfle au fur et à mesure, c'est que ces personnages-là ont quelque chose à se reprocher. Tous. Mais, quoi, cela reste à définir, à comprendre. Et cela va se faire, dans un crescendo émotionnel tout à fait prenant. Ce n'est pas l'action, assez limité, ou les effets, discrets, mais bien cette tension de plus en plus palpable que la narration fait monter comme une mayonnaise.

Mais, le livre ne repose pas que sur les témoignages directs. Certains chapitres, eux, retrouvent une narration plus classique, avec un regard extérieur, un récit plus factuel qui resitue les événements dans leur contexte et nous offre, par-là même, une chronique d'une ville de l'Amérique profonde au début des années 1970 (portée par une play-list très intéressante et originale).

Ces chapitres, presque des interludes, installent aussi dans la seconde partie du livre une chronologie plus stricte, afin de reconstituer les événements de ce début de mois de juillet. Pour qu'on découvre, progressivement, la réalité des faits et le fin mot de l'histoire. Mais, pour que les personnages aient choisi de se taire aussi longtemps, c'est qu'il y a sans doute anguille sous roche...

Et l'on se retrouve avec, en main, un roman qui reprend la construction des tragédies et des opéras : les arias, c'est-à-dire les témoignages directs des protagonistes majeurs, et les choeurs, ces passages où l'on passe d'une mise au point macro à un plan plus large. L'ensemble est non seulement cohérent mais nous entraîne jusqu'à un climax assez inattendu.

On jongle, on échafaude des hypothèses, on se dit "c'est lui" ou "non, c'est l'autre", on cherche l'individu qui... On imagine telle situation où... On cherche à lire entre les lignes, à faire la part des choses dans ce que l'on découvre. Les langues, en se déliant, révèlent des faces très sombres et la morale est une victime collatérale de tout cela.

Cette manière d'aborder les événements à travers ces confessions nous donnent des points de vue qui font froid dans le dos. Tant la lucidité de certains personnages (Henry Dees, par exemple) que la naïveté d'autres (je pense ici à Clare) contribuent à créer ce malaise chez le lecteur. A qui peut-on se fier ? Chacun des intervenants ne nous expose-t-il pas sa part de monstruosité ?

Oui, ces personnages ont quelque chose de confusément malsain, qui va prendre des contours plus clairs au gré de leurs paroles. On grimace de dégoût au récit des travers des uns et des autres, en particulier d'un des personnages aux penchants sordides et à la lâcheté assumée, on reste incrédule devant certaines concessions faites, la confiance donnée sans restriction, l'omerta...

Mais, chacun laisse aussi transparaître des faiblesses qui, si elles ont du mal à toucher le lecteur étant donné le contexte, apportent d'autres facettes à ces personnages. En particulier un terrible sentiment de solitude qui les écrase, les uns et les autres. Une solitude qui préexistait mais dans laquelle ils se sont reclus ensuite, prisonnier de leurs secrets.

Lee Martin, à travers certains personnages, abordent la question de la dépendance affective et de ce que l'on commet ou de ce que l'on accepte pour ne pas perdre cet appui, cet autre qui permet de briser la solitude. Il évoque aussi le désir, irrépressible, interdit, contenu mais qui possèdent une attraction à laquelle on ne peut se soustraire.

Mais on pourrait également parler de la jalousie et de la manipulation. Le voilà, le carré terrible qui réunit les narrateurs de ce roman à plusieurs voix. Une effroyable équation à multiples inconnues, mais un élément central qui n'est autre que Katie. La seule qui, dans cette affaire, n'a pas son mot à dire, déclencheur malgré elle d'un drame aux ramifications tragiques.

Autour de cette disparition inexpliquée, se nouent des relations tordues, perverses, douloureuses. Des pactes plus ou moins tacites pour que n'émergent pas ces côtés obscurs qui sont la charpente de ce roman et que le lecteur découvre, aux premières loges. Et c'est cela qui fait froid dans le dos : ce long silence, aux antipodes de toute notion de justice ou de morale.

On ne sort pas indemne de cette lecture. On se sent assez sale, là encore en raison du choix narratif de l'auteur. Autrement dit de celui à qui on laisse le dernier mot. Le sentiment qui dérange, c'est l'absence d'empathie, finalement. Les regrets exprimés sont égoïstes, égocentriques, bien loin des aveux contrits que l'on serait en droit d'attendre.

"Cet été-là" est noir, cette histoire absorbe la lumière, entraîne le lecteur dans cet enfer microcosmique, c'est vrai, mais dévorant. Lee Martin efface tous les repères, tant dans le récit des faits lui-même (du moins, dans la première partie), dans la contextualisation des personnages qui mentent, dissimulent, atténuent leur rôle, mais aussi dans le simple clivage entre bien et mal.

Ce fait divers remet tout en cause, jusqu'à un système de valeurs (contestables, comme tout système, mais équilibré) malmené d'un bout à l'autre. Aux héros sans peur et sans reproche du thriller traditionnel, Lee Martin revient aux fondamentaux du roman noir, avec des antihéros faillibles et même, plus que cela, incapables de prendre leurs responsabilités. D'assumer leurs actes.

J'ai dévoré ce roman noir, j'ai souffert au sort de Katie et j'ai haï ces êtres pusillanimes et vils qui ont croisé sa route. Il y a dans ce roman une atroce absurdité qui préside à l'enchaînement des faits, aux confessions dont nous sommes les accoucheurs malgré nous. Et de cette absurdité naît l'horreur, des comportements terriblement humains naît le malaise.

L'ambiance est particulièrement réussie, je me répète peut-être, mais on est pris à la gorge très vite et le fait de n'avoir aucun élément particulier et des soupçons qui se multiplient font qu'on a très envie de comprendre. De cerner enfin le rôle des uns et des autres. Et de remédier à un élément très fort, qui transparaît : l'oubli.

En effet, si les personnages impliqués ont traîné comme un boulet le souvenir de ce qui s'est passé, de ce qu'ils ont fait (ou de ce qu'ils n'ont pas fait, d'ailleurs). En revanche, cette ville de l'Indiana, paisible, endormie, où le drame à eu lieu, s'est empressé d'oublier. De se rendormir après avoir été secoué.

Décidément, avec Lee Martin, on découvre des facettes bien peu glorieuses de l'espèce humaine.

2 commentaires:

  1. pour moi, un troisième Cet été-là à découvrir ! j'ai lu en diagonale pour ne pas trop en apprendre...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je n'ai pas évoqué le titre original, "The bright forever", mais j'aurais pu (dû ?), car il y aurait pas mal de choses à en dire.

      Supprimer