vendredi 8 juin 2012

Bao au pays des Merveilles... ou pas.

Je vous explique d'emblée le titre de cet article : entre plongée dans un monde étrange et inconnu et un rythme effréné qui rappelle celui du lapin d'Alice, j'ai fait, je le reconnais volontiers, de lointaines associations d'idées. Pour autant, "merveilles" est un mot qui convient parfaitement à la culture chinoise dont Frédéric Lenormand nous fait une fois de plus, découvrir des aspects mal connus des Occidentaux un peu repliés sur eux-mêmes que nous sommes. Pas, cette fois-ci, avec le juge Ti, mais avec un nouveau personnage, dans une autre époque de la riche histoire chinoise : avec le juge Bao, nous voilà au XIème siècle de notre ère, dans l'empire Song. "Un thé chez Confucius" (publié aux éditions Picquier) est la première enquête de ce magistrat haut en couleur, envoyé dans un lieu en totale décrépitude...


Couverture Un thé chez Confucius


King-Tchao fut une ville magnifique, une vraie splendeur, l'orgueil de toute une dynastie. Mais cette dynastie n'est plus, en ce début de XIème siècle (les dates sont celles de notre calendrier). La dynastie Song est arrivée au pouvoir, a choisi une autre capitale et le déclin inexorable de King-Tchao a commencé jusqu'à rendre la cité méconnaissable, décrépite, ruinée, à des années-lumières de sa magnificence passée.

Pire encore que ce délabrement matériel, King-Tchao semble en proie à d'étranges phénomènes qui semblent entraîner la disparition progressive de sa population. Un drame de plus pour une ville qui n'a pas besoin de ça, une nouvelle raison pour désespérer de retrouver un jour les fastes disparus...

C'est dans ce contexte pas franchement désopilant que le juge Bao arrive sur place. Inspecteur itinérant aux ordres de la cour impériale, il se rend à King-Tchao pour essayer de comprendre ce qui se passe dans l'ancienne cité impériale. Même aux ordres d'une nouvelle dynastie, le destin de l'ancienne capitale fait tache. Il est impératif de comprendre, de résoudre, même. Car la dynastie Song veut faire de la Chine un empire exemplaire et ordre, obéissance et efficacité sont érigés en valeurs exemplaires pour lutter contre la décadence, la corruption et le fléchissement de l'économie. Et Bao est l'un des hommes chargé de porter cette parole impériale aux quatre coins de cet immense pays, de l'imposer aux récalcitrants, si besoin est.

Pour l'aider dans sa tâche, le juge Bao est accompagné de Tante Ma, sa fidèle gouvernante, qui veille sur tout, et en particulier sur la cuisine qu'on sert à SON juge, et Goji, un drôle de garde du corps (ou homme de main ?) à la crinière rousse fortement inhabituelle dans ces régions, ce qui le fait régulièrement passer aux yeux des autochtones pour un démon de la pire espèce...

Ce trio qui passe difficilement inaperçu, va, avant même d'arriver à King-Tchao, enfin, le croient-ils, être témoin d'évènements enfreignant la loi et défiant l'autorité impériale. Dans une auberge, loin d'être luxueuse, alors qu'une prostituée aguiche la nombreuse clientèle, un prisonnier, qui passe lui aussi la nuit là avec son escorte, parvient à se faire la belle... avant de s'évaporer, littéralement !

Seul indice, un trou dans le sol de la réserve de l'auberge. Et une certitude pour Bao : Glace Brillante, la prostituée, est complice de l'évadée. Une révélation qui va lui valoir la rancune tenace de la jeune femme, désormais décidée à faire payer à Bao son humiliation et la disparition de son comparse.

Mais le juge et ses acolytes ne sont pas au bout de leurs surprises... L'auberge qu'ils pensaient être la dernière avant d'entrer à King-Tchao est en fait la première intra-muros ! Une méprise due à la nuit, d'abord, mais surtout à l'état lamentable de la ville, pire encore que ce que pouvait imaginer Bao.

Une situation de pourrissement qui a contaminé jusqu'à l'administration locale, bien loin de faire honneur au prestigieux passé de la ville. L'incompétence voire le je-m'en-foutisme sont omniprésent et il est bien difficile à Bao d'obtenir son soutien pour comprendre les disparitions à répétition à King-Tchao, des faits accueillis avec un fatalisme exaspérant par ceux qui sont en charge de l'autorité impériale.

L'intégrité de Bao, sa détermination à comprendre ce qui se passe exactement dans la cité, sa fidélité sans faille à l'empereur ont de quoi agacer les fonctionnaires endormis depuis bien longtemps sur des lauriers plus très frais... Et voilà notre juge face à de nouvelles inimitiés...

Aussi, pas étonnant que, en pleine enquête, il soit victime d'un épouvantable accident qui n'en est peut-être pas un... La maison où il a été installé va, en pleine nuit, s'effondrer, comme un château de cartes... Le juge et tante Ma sont ensevelis, disparus comme bien d'autres avant eux. Seul Goji échappe au drame... De l'intérêt des envies pressantes...

L'homme à la chevelure de feu, fidèle à son maître à la vie, à la mort, va tout essayer pour retrouver le juge et sa gouvernante, même si beaucoup imaginent déjà le pire autour de lui...

Or, il n'en est rien. Même si cet incident va coûter un costume et quelques éraflures au juge, une grosse frayeur à tante Ma, il va aussi leur donner la clef des évènements mystérieux qui se passent depuis un trop long moment à King-Tchao. Et, là encore, tout ce que va découvrir Bao a de quoi laisser muet de stupeur... Je n'en dis pas plus, à vous de lire le livre... Mais Bao va connaître alors un périple qui vaut à la fois du voyage dans le temps et du passage dans un monde parallèle...

D e son côté, sur le plancher des vaches, Goji mène activement les recherches. il va recevoir le soutien inattendu quoi qu'un tantinet intéressé, de Glace Brillante, qui ne se satisfait pas du sort du juge Bao et se verrait bien le châtier elle-même.

Entre les deux duos, Bao et Ma d'un côté, Goji et Glace Brillante de l'autre, débute une espèce de course-poursuite très amusante, sur un rythme qui m'a fait penser à un bon vieux vaudeville, entre quiproquos, arrivées impromptues, renversements de situations, tout l'attirail, sauf les portes qui claquent. Forcément, peu de portes dans tout cela...

Ajouter l'humour de Frédéric Lenormand, dont je suis un peu plus friand à chacune de mes lectures. Sa plume pince-sans-rire n'épargne rien, ni personne avec une irrévérence qui fait ma joie en ces temps de domination affligeante du politiquement correct. On court avec les héros, on découvre une galerie de personnages hauts en couleurs, comme Lenormand sait nous en présenter avec un soin malicieux, on sourit à chaque page tout en suivant l'enquête complexe d'un juge Bao esseulé et en proie à quelques dilemmes que nous qualifierions de cornéliens...

Mais Lenormand rend aussi avec cette nouvelle série, un hommage appuyé et respectueux à un genre romanesque très ancien en Chine : le genre Wuxia (en espérant que Wiki ne raconte pas trop de bêtises, Frédéric, si tu passes par-là, n'hésite pas à donner les précisions qui te sembleront nécessaires). Un genre qui vient illustrer les changements qui agitent la Chine au cours de cette période. La transition entre la dynastie Tang et la dynastie Song qui lui a succédé, se fait non sans problème.

On a déjà évoqué les objectifs politiques, économiques et sociaux à la fois modernes et ambitieux que se sont fixé les Song, alors que la flamboyance de la dynastie Tang masquait surtout une corruption galopante et une situation peu glorieuse à tous les niveaux. Mais le changement de dynastie s'accompagne aussi d'un changement religieux : les Tang avaient favorisés la montée en puissance (pas seulement spirituelle, mais également matérielle, sans doute un peu trop, d'ailleurs...) du bouddhisme ; les Song ont mis un terme à cela, chassant même les moines et expropriant les monastères, choisissant de faire reposer leur dynastie sur un retour au rationalisme, qui repose solidement sur la pensée confucéenne, censée inspirer Bao dans ses décisions.

Ce que l'enquête du juge Bao va mettre au jour, dans tous les sens du terme, et grandeur nature, c'est justement le fossé impossible à combler qui sépare les deux dynasties qui se sont succédées. On a le sentiment de deux pays, de deux cultures, pourtant incontestablement issus des mêmes racines, et des racines ancestrales, jamais vraiment rompues, qui se repoussent comme deux aimants de charge opposée. Impossible pourun Tang de vivre sous l'ère Song, et réciproquement, tant les repères ont changé du tout au tout...

Une illustration de ces fameuses querelles des anciens et des modernes que semblent connaître chaque civilisation à travers le monde au cours de son histoire. Et, dans "un thé chez Confucius", ce phénomène semble être allé si loin que la dynastie Song semble s'être littéralement construite sur la dynastie Tang. Au propre, comme au figuré.

Un mot, tout de même, de ce nouvel enquêteur, le juge Bao, inspiré d'un personnage qui a réellement existé. Il est intègre, fidèle à son maître et aux ordres qui lui ont été donnés, mais il sait aussi se montrer pragmatique, malgré les consignes reçues directement du sommet de l'empire d'appliquer les idées de Confucius. Car Bao place la justice tout en haut de son échelle des valeurs, au-dessus de toutes les idéologies, philosophies ou religions... Autant de systèmes de pensées qui s'opposent le plus souvent mais qui peuvent aussi, en cette époque de mutations, parfois se compléter, paradoxalement.

Les découvertes qu'il fait pendant cette enquête vont sans doute le confirmer dans cette façon de faire : alors que le monde vaste, libre et susceptible de se moderniser pour le meilleur qu'il côtoie à King-Tchao semble partir à vau-l'eau, malgré des avantages certains, l'autre monde dans lequel il va se retrouver par hasard, pourtant clos, restreint, figé, strictement régulé, connaît un bonheur presque sans faille, sans questions existentielles, une paix inébranlable au point d'ignorer complètement les menaces extérieures pourtant réelles qui le guette...

Devant de tels paradoxes, devant la complexité de la vie ainsi étalée sous ses yeux, mais aussi sous l'influence d'un nouveau sentiment, l'amour, un amour impossible, qui plus est, la philosophie toute personnelle de Bao devrait sortir renforcée... Et l'aider au mieux à déjouer de nouveaux complots, à résoudre de nouvelles enquêtes, à traquer de nouveaux corrompus ou bons à rien. A King-Tchao ou ailleurs.

Dans la lignée du juge Ti mais en s'en démarquant tout de même, car les deux personnages sont sensiblement différents (j'ai plus de sympathie pour Bao que pour Ti, comme en témoignent mes billets sur les premiers romans de ces deux séries...), les aficionados de Frédéric Lenormand retrouveront l'exotisme et le merveilleux de cette culture chinoise si loin de la nôtre, les stimulations qui mettent en éveil nos 5 sens (quoi que, la nourriture n'est pas toujours appétissante, dans ce roman...), de l'action sans temps mort et du suspense.

Et, puisque j'ai commencé et fini en évoquant le merveilleux, élément qui fait partie intégrante de cette culture asiatique, je vais conclure en revenant à mon parallèle avec Alice : je l'ai retrouvé dans le récit de Rêve de fourmi. Je n'en dis pas plus, l'explication débute page 167...

Si, avec tout ça, vous n'avez pas envie de vite vous plonger dans "Un thé chez Confucius", que puis-je faire de plus ?


2 commentaires:

  1. Merci pour ce brillant commentaire !
    "Rêve de fourmis" est une excellente nouvelle fantastique des Tang, elle figure dans tous les bons florilèges de littérature fantastique chinoise, notamment dans "Histoires extraordinaires de la Chine ancienne", chez Garnier-Flammarion. Les Chinois ont aussi inventé la "fantasy", si, si.
    Frederic

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  2. Merci à toi, Frédéric ! Mais y a-t-il quelque chose que les Chinois n'ont pas inventé ??

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