samedi 22 septembre 2012

"Personne ne se doutait qu'on hébergeait un héros."

J'ai attendu 48h après avoir refermé le livre pour vous en parler. Je ne voulais pas le faire trop à chaud. Car je suis sorti bouleversé de cette lecture, comme rarement cela m'arrive. Bouleversé, et un peu honteux aussi... Parce qu'à la lecture du nouveau roman de l'écrivain guinéen Tierno Monénembo, "le Terroriste Noir" (publié au Seuil), il y a de quoi être bouleversé et honteux devant le destin d'un personnage aussi impressionnant que Addi Bâ, surnommé "le Terroriste Noir" par les nazis. Des sentiments d'autant plus fort que, si le livre est  bien un roman, il s'inspire de faits réels, des faits étonnants, parfois troubles, des faits qui ont été oubliés avec les ans, avant de retrouver une existence 60 ans plus tard.


Couverture Le Terroriste noir


Nous sommes en 2003. Les Vosges, en particulier le canton de Lamarche, dans la plaine vosgienne, célèbrent la mémoire d'Addi Bâ, tirailleur originaire de Guinée, exécuté en 1943 à Epinal pour faits de résistance. La médaille de la résistance vient enfin de lui être décernée et le village où il a passé les 3 dernières années de sa vie vient de dévoiler une plaque à sa mémoire et de donner son nom à sa rue principale.

Pour cette occasion, on a fait venir de Guinée le neveu d'Addi Bâ, qui, curieusement, porte le même nom. Apparemment, retrouver la famille du tirailleur n'a pas été une mince affaire, mais ce neveu, douanier au pays, a accepté de venir dans les Vosges représenter sa famille, son village, dans ces cérémonies bien tardives.

Là, il rencontre Germaine Tergoresse, qui a conservé ces 6 dernières décennies quelques effets ayant appartenu à Addi Bâ. Elle a voulu rencontrer ce neveu venu de si loin pour les lui remettre mais aussi pour lui raconter le destin héroïque et dramatique de son oncle, dans ces temps si difficile où ce petit coin paisible des Vosges a été rattrapé très concrètement par la réalité du monde et par cette guerre, qui pouvait vraiment prendre le qualificatif de mondiale.

"Le terroriste noir", c'est donc le monologue de Germaine qui, comme ça lui vient, sans véritable fil conducteur, va raconter à cet homme noir qu'elle rencontre pour la première et sans doute la seule fois de leur existence, non seulement la vie d'Addi Bâ entre 1940 et 1943, mais aussi comment on l'a redécouvert pour enfin lui rendre les honneurs qu'il mérite.

Addi Bâ est né aux alentours de 1916 dans un village de Guinée. Mais, suite à une étrange prophétie dont son père a été témoin, il quitte sa famille à 10 ans pour Conakry, d'abord, puis la France, 3 ans plus tard. Il a été "confié" à un homme blanc, fonctionnaire français un peu surpris de ce "cadeau", mais qui va le ramener en métropole. C'est donc à Langeais, en Touraine, qu'il grandit.

Lorsque la guerre éclate, il devient tirailleur (tous les tirailleurs étaient sénégalais, dit Germaine, d'où qu'ils viennent) et participe à la drôle de guerre, jusqu'à ce que son destin bascule lors de la bataille de la Meuse, en mai 1940. Son régiment y est décimé lors de l'avancée nazie et Addi Bâ s'en sort de justesse, blessé et isolé.

Ne sachant où aller, il est découvert par hasard dans une forêt des Vosges par un père et son fils, les Valdenaire, qui cherchaient des champignons ! Le choc est d'autant plus fort que c'est la première fois que ces deux Vosgiens, rarement sortis de leur village, voient là pour la première fois un homme à la peau noire... Mais cela n'entre pas dans leurs considérations, ils décident d'aider ce soldat mal en point en lui fournissant de quoi ce nourrir et de quoi se soigner...

Peu à peu, Addi Bâ, qui reste muet, ne donne même pas son nom à ses sauveurs, va retourner vers la vie. S'installer dans le village des Valdenaire et reprendre une vie presque normale. Presque, car il refuse de quitter son uniforme de tirailleur, ce qui risque de lui valoir des soucis dans une France désormais occupée. Presque aussi parce que sa religion musulmane détonne forcément un peu...

Mais bientôt, il va devenir un Vosgien parmi les Vosgiens. Pris sous son aile par Yolande Valdenaire, épouse et mère des deux hommes qui l'ont découvert, Bâ a désormais une maison, un vélo sur lequel il commence à sillonner la région, des amis... La relation avec Yolande deviendra même assez particulière, lui l'appelant Maman, et elle, mon fils...

Car Addi Bâ est un homme à femmes... En quelques mois, sa réputation de tombeur fera le tour de tout le canton... On lui prête des aventures un peu partout et lui ne cache pas son amour immodéré des femmes... Ce qui ne sera pas sans aboutir à quelques désagréments par la suite...

Pour autant, il ne faudrait pas oublier que, si la guerre en tant que telle est terminée, la France est sous occupation nazie et, pour certains, c'est comme si la guerre continuait sous d'autres formes... En tout cas, pour les Allemands, il s'agit, par des moyens violents, d'imposer leur autorité... Cela vaudra à Bâ d'être arrêté, par hasard, conduit dans une prison. Son sort semble alors scellé : soit il rejoint les régiments "d'indigènes" que les nazis ont mis en place et à qui ils confient des tâches ingrates et dévalorisantes, soit il se retrouvera dans un camp en Allemagne ou plus loin encore, soit ce sera le poteau d'exécution...

Mais Bâ a des ressources et de la chance, aussi, si on peut dire... Le gendarme chargé de le transférer ne goût guère l'occupation nazie. Il lui file un tuyau qui va permettre à l'Africain de s'évader. ce qu'il réussit à faire. Retour à la case forêt vosgienne, dans des conditions de vie terrible puisque l'hiver est arrivé...Un hiver rude déjà pour un Vosgien pur sucre, alors, imaginez pour un Guinéen !

Là encore, il obtiendra l'aide de Vosgiens bienveillants, dont les Tergoresse, la famille de Germaine, 17 ans, lorsqu'elle voit Addi Bâ pour la première fois. Après cette évasion, le tirailleur, au caractère impétueux, soldat dans l'âme, va disparaître de plus en plus souvent, sur son vélo... Il vient d'entrer en résistance. Un résistance encore embryonnaire dans la région, mais les Vosges et leurs forêts intéressent particulièrement les têtes pesantes rassemblées à Londres et chargées de coordonner cette résistance...

Alors, naturellement, des Lorrains vont être contacté pour mettre en place des réseaux et même... les premiers maquis, afin de mener des actions pour désorganiser l'ennemi et préparer le terrain à un futur débarquement allié, déjà envisagé. Et ces Lorrains, qui ont eu vent de la présence de Bâ mais aussi de son expérience militaire, vont lui confier l'organisation de ce maquis...

Une tâche pas évidente, dont celui que les Allemands appellent désormais "le terroriste noir" va s'acquitter, profitant de la mise en place du STO pour récupérer ceux qui refusent de partir travailler en Allemagne. Planqué au milieu des forêts vosgiennes, ravitaillé par les producteurs du coin, ce premier maquis rassemblera 150 personnes environ, prêtes à en découdre... Mais comment et avec quelles armes ? L'impatience grandit, c'est elle qui aura raison de Bâ et de son action...

Rassurez-vous, si ce résumé vous paraît long, il ne fait qu'effleurer le récit de Germaine Tergoresse. Il y a encore beaucoup de choses à découvrir dans le roman de Tierno Monénembo. En particulier parce que le livre, évidemment centré sur la personne d'Addi Bâ, est aussi une formidable chronique sur la vie d'une village de la France profonde sous l'occupation.

Un vrai tour de force, car le Guinéen Monénembo réussit vraiment à reconstituer la vie quotidienne dans les Vosges à cette époque, vocabulaire à la clef, on sent qu'il a creusé son sujet et ses personnages sont plus vrais que nature. Tout comme, hélas, ce qu'il raconte... Un village divisé en deux clans, deux familles, séparées par des différends ancestraux qu'on se transmet de génération en génération... Les Tergoresse d'un côté, les Rapenne, de l'autre. Des familles qui ont des origines communes, qui sont liées par le sang, on est tous cousins, dans ces villages...

Alors, on voit naître un étrange et étonnant parallèle entre la sociologie de ce village des Vosges et celle d'un village africain... Des points communs que met en lumière l'auteur, comme pour expliquer la facilité avec laquelle Bâ s'est intégré à cette population pourtant si différente et a été accepté par ces gens simples, aux idées pas toujours très larges.

En lisant "le terroriste noir", avec ses Vosges, ses forêts, ses villages où planent des secrets inavouables, des rancoeurs toujours prêtes à éclore, son ambiance lourde, encore alourdie par la guerre et ses conséquences quotidiennes, avec l'arrivée d'un "intrus", comme l'est Addi Bâ, je n'ai pu m'empêcher de penser qu'on avaot là des ingrédients qui auraient pu servir à Pierre Pelot pour nous donner un roman noir, très noir, dont il a le secret...

Mais Monénembo nous offre un roman qui vaut aussi par ce qu'il ne raconte pas... Car la vie d'Addi Bâ, avant même son arrivée dans les Vosges, est et restera pleine de zones d'ombre... Plutôt que d'essayer de combler les vides, comme il aurait pu le faire en tant que romancier, l'écrivain joue avec ces données inconnues pour tisser une sorte de légende, celle d'un héros oublié et redécouvert sur le tard.

La plus importante de ces zones d'ombre, c'est pourquoi et par qui Addi Bâ a-t-il été trahi... Il n'existe que des hypothèses, qui font froid dans le dos. Car, sans doute, n'a-t-il pas été trahi pour sa couleur de peau ou sa religion, même pas parce qu'il était entré en résistance, mais parce qu'il était un bouc émissaire idéal pour régler des comptes personnels en familles... Oui, un différend personnel a sans doute précipité la perte d'Addi Bâ, homme courageux et finalement, bien plus patriote que bien des Français dits "de souche" à la même époque. Et, avec lui, des hommes et des femmes courageux qui l'avaient suivi dans cette aventure... Un gâchis incroyable.

Mais, la vraie trahison a eu lieu à la Libération... Lorsque Bâ sera écarté des honneurs parce que noir et musulman... Alors, on va l'oublier. Oh, pas seulement à Paris, même dans les villages vosgiens qu'il a fréquentés pendant trois ans. Comme si, dans son sillage, tant de souffrances avaient été subies, qu'on ait été résistant, simple citoyen ou même un peu trop proche de l'occupant... D'un commun accord, accord tacite, instinctif, presque, ces villageois vont effacer Addi Bâ de la mémoire collective...

Et lorsqu'à la fin des années 90, on redécouvrira cette incroyable histoire, qu'on commencera à parler d'honneurs posthumes, la rumeur arrivera jusque dans les Vosges, par l'intermédiaire d'une femme étonnante, militante de toutes les causes en vogue, rebelle, ruant sans cesse dans les brancards, à la vie dissolue aux yeux des autres villageois (une lesbienne, quand même !), détesté parmi les siens, un brin mytho aussi, mais dont l'action débouchera enfin en 2003 par le baptême d'une rue au nom d'Addi Bâ dans le village. Et, chose incroyable, le maire de l'époque dira à cette femme qu'elle se trompe, qu'il n'a jamais entendu parler d'un soldat noir dans le village... Incroyable...

Evidemment, il n'est pas question de faire le procès d'une France rurale, isolée, repliée sur elle-même et vivant plus ou moins en vase clos. Encore moins de pointer du doigt le département des Vosges et ses habitants, sans doute ce genre d'histoire aurait-il pu se dérouler dans bien des régions à la même époque. Et peut-être même avec bien moins de tolérance pour ce "nègre"...

Mais la chronique de Monénembo vaut aussi pour cela, par cette mesquinerie qui tue, par ces secrets qui empoisonnent la vie de villages entiers, et pour longtemps, par ces rancoeurs déjà existantes qui s'exacerbent un peu plus, par cette lâcheté qui pousse à l'oubli plutôt qu'au souvenir de ses fautes...

Mais, que vaut un pays qui fait le tri parmi ses héros selon des critères qui n'honorent pas la République renaissante, comme si elle prolongeait le cauchemar d'un régime immonde ? Désormais, Addi Bâ est reconnu, enfin, 60 ans après sa mort, et Tierno Monénembo lui rend un hommage fervent et passionnant, ainsi qu'à ceux et celles qui le suivirent dans sa quête de liberté (en particulier Yolande Valdenaire, sa "maman"...).

Il n'est pas le seul à perpétuer la mémoire du "terroriste noir". Pour ceux qui veulent prolonger la découverte de cet homme étonnant, un héros plein de failles, de contrastes, sans doute pas un homme parfait, mais un homme courageux et plein de conviction, voici un blog qui lui est consacré et sur lequel vous retrouverez une bibliographie plus complète : http://addiba.free.fr/

Je termine en vous disant que j'espère que vous partagerez mon enthousiasme à propos de ce livre. Certes, j'ai des raisons personnelles de me sentir aussi ému face à cette histoire, mais je la pense universelle, bouleversante pour tous, que vous ayez ou pas vécu dans les Vosges.

J'espère également que nombreux seront mes amis Lorrains à lire ce roman et à se souvenir de cet épisode historique qui les concernent directement.


2 commentaires:

  1. C'est l'un de mes principaux coups de coeur 2012 : un roman extraordinaire, qui ne peut laisser personne indifférent ! Je pourrais ajouter beaucoup à ton commentaire, mais je ne le ferai pas : il va tout à fait dans le sens de ce que j'écrirais. C'est un grand livre !

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  2. J'avais interviewé un ancien combattant qui l'avait connu en 2003, il m'avait parlé d'Addi Bâ avec des sanglots dans la voix...

    J'ai eu aussi la chance d'interviewer Odette Méline, fille de Julien Méline, autre résistant vosgien exécuté à la Vierge en 1943. Ce fut tellement poignant, une modestie, une douceur, comme si ce qu'elle avait fait, avant et après l'arrestation de son père était normal... Ces gens sont extraordinaires, ils disparaissent, ne les oublions pas.

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