Ce titre est une citation tirée du roman dont nous allons parler. Mais je voudrais, avant de commencer, citer le passage en entier : "Je ne veux plus rester dans ce pays. Le Rwanda, c'est le pays de la Mort. Tu te souviens ce qu'on nous racontait au catéchisme : toute la journée, Dieu parcourt le monde mais, chaque soir, il rentre chez lui au Rwanda. Eh bien, pendant que Dieu voyageait, la Mort a pris sa place, quand il est revenu, elle lui a claqué la porte au nez. La mort a établi son règne sur notre pauvre Rwanda."
J'ai déjà évoqué les drames rwandais sur ce blog, au travers du regard et des enquêtes, sur le terrain, du journaliste français Jean Hatzfeld. Pour la première fois, je me suis retrouvé avec, en main, un roman traitant de cette épineuse question écrit par une auteure rwandaise. Avec son premier roman, "Notre-Dame du Nil" (publié dans la collection "Continents Noirs" de chez Gallimard), Scholastique Mukasonga a créé la surprise à l'automne dernier en obtenant le prix Renaudot alors qu'elle n'apparaissait pas sur la liste initiale de ce prix. Autant de bonnes raisons pour s'intéresser à ce livre.
Notre-Dame du Nil, c'est un lycée. Pas n'importe quel lycée. D'abord, par sa situation géographique : il se situe à près de 2500m d'altitude, sur une de ces collines qui sont l'un des symboles du Rwanda, à 2 kilomètres en contrebas de l'endroit où, officiellement, se trouvent les sources du Nil. Pour arriver à ce lycée, loin de toute agglomération, il faut suivre une longue piste de terre, pas toujours carrossable.
Notre-Dame du Nil n'est pas non plus n'importe quel lycée, parce qu'on n'y trouve pas n'importe quels élèves. En fait, je devrais même écrire "n'importe quelles", car cet établissement scolaire, tenu par des soeurs, se targue de former l'élite des jeunes filles du Rwanda. Des jeunes filles qui, une fois diplômées, pourront faire de beaux mariages, avec des hommes en vue du pays, générer de confortables dots et faire de beaux enfants dans un foyer tenu à la perfection...
Pour encadrer toutes ces jeunes filles de bonnes (et riches) familles, outre les soeurs qui sont blanches de peau, on note un prêtre, le père Herménégilde, originaire du Rwanda, et un corps enseignant composé de professeurs tous venus de Belgique ou de France. Et bien sûr, on prie autant qu'on étudie et, chaque année, en mai, depuis les années 50, on part en pèlerinage aux sources, où une Vierge noire veille sur le flux naissant d'un des plus majestueux fleuves du monde... On mesure d'ailleurs quel rôle la religion va jouer dans les évènements. Loin d'être un outils pacificateur, elle sera une source d'encouragement permanent pour les futurs agresseurs...
Mais, la vie à Notre-Dame du Nil n'est pas, si j'ose dire, un long fleuve tranquille : à bien y regarder de plus près, certains faits apparaissent qui incitent à la réflexion... D'abord, il n'y a que 10% d'élèves issues de la communauté Tutsi ; 2 élèves seulement dans chaque classe de 20. Toutes les autres sont des Hutus, issues, celles-là, et c'est un des autres indices qui retient l'attention, de ce que certains appellent "le peuple majoritaire"...
Certes, c'est un fait, la grande majorité de la population du pays est Hutu, mais cette expression qui revient régulièrement dans les conversations a quelque chose d'inquiétant, de menaçant, même. Surtout lorsqu'elle est prononcée par des Hutus, comme le père Herménégilde ou Gloriosa, une des élèves les plus en vue de la classe de dernière année, dont le reste du discours laisse transparaître un mépris cinglant pour les Tutsis...
Ce sont justement les élèves de cette classe de dernière année qui sont les personnages centraux de ce roman. Il y a Virginia et Véronica, les deux Tutsis de la classe, qui doivent endurer les comportements et mots dédaigneux de plusieurs de leurs camarades, en particulier Gloriosa, fille d'un homme proche du pouvoir en place, l'idéologue de la classe, pleine d'une ambition dévorante (elle se voit déjà ministre, dans un futur proche) et chez qui on sent de plus en plus monter la haine des Tutsis...
A ses côtés, on trouve toujours Modesta, la "meilleure amie" de Gloriosa... Je mets des guillemets car la relation entre les deux est assez étrange, plus celle de la maîtresse et de la servante que de deux amies sur le même pied d'égalité. Il faut dire que, si le père de Modesta est hutu, sa mère est Tutsi. C'est donc plus d'une tolérance, d'une sorte de bienveillance, dont bénéficie Modesta auprès de Gloriosa. Et, parfois, elle remplit le rôle de souffre-douleur...
Citons aussi Goretti, Godelive ou Frida, cette dernière qui mettra en émoi Notre-Dame du Nil par sa liaison peu discrète et même carrément tapageuse avec un ambassadeur rwandais au Zaïre. Sans oublier Immaculata, plus préoccupé par sa beauté physique que par tout le reste et qui semble être véritablement la seule à se désintéresser complètement des questions ethniques et politiques.
Ajoutez, à l'extérieur du lycée, plus proche voisin de Notre-Dame du Nil, cet étrange monsieur de Fontenaille. Un excentrique qui vit là depuis bien longtemps vouant un cultes à des souverains et des divinités d'un très lointain passé... Pour lui, aucun doute, les Tutsis sont les descendants d'Isis et des Pharaons Noirs qui ont dû migrer vers le sud, chassés par la montée des religions monothéistes. En cela, il contrevient à ce que dit l'Eglise, qui, bien que soutenant les Hutus, considèrent les Tutsis comme les filles et les fils de la mythique Reine de Saba...
Autant dire que ces glorieuses ascendance et cette migration, réelle, qu'elles qu'en soient les interprétations, légendaires, religieuses ou démographiques, ont de quoi agacer les Hutus, peuple de paysans, "le peuple de la houe", comme il se surnomme, attachés aux terres rwandaises depuis toujours... Est-ce cette différence, ainsi que des années passées sous des monarchies tutsis avant l'avènement d'une république hutu qui peuvent expliquer tant de défiance et de haine ?
"Notre-Dame du Nil" n'est pas un roman avec une intrigue sous-tendant le livre du début à la fin. C'est plus une chronique de la vie quotidienne dans ce lycée, apparemment bien loin de tout et pourtant, contaminé par les germes qui incubent dans tout le pays et vont, un jour, le mettre à mal. Chaque chapitre est le récit d'une scène de vie, soit dans l'enceinte du lycée, soit aux alentours, et l'on sent, à chaque page, les tensions s'accroître en se demandant quand la violence va finir par se déchaîner...
Au-delà de la violence latente, c'est la peur qui domine ce roman. La peur réelle qui étreint les élèves Tutsis de Notre-Dame du Nil. Alors que le lycée devrait être un havre de paix, difficile pour ces jeunes filles, en si petit nombre, de ne pas se sentir très rassurées au contact de leurs camarades hutus que Gloriosa, pasionaria pleine d'assurance et de morgue, sait parfaitement enflammer.
Mais, curieusement, la peur est tout aussi présente dans le clan hutu. Une peur savamment orchestrée, la peur de ces brigands tutsis venus du Burundi voisin semer le désordre et la mort dans le paisible Rwanda, dit la rumeur. Ces Tutsis que Gloriosa utilise allègrement comme bouc émissaire dès que quelque chose ne va pas, des faits les plus insignifiants (parfois, une simple jalousie envers les bons résultats des élèves tutsis) jusqu'aux pires sacrilèges...
Bizarre situation où chaque communauté se sent menacée par l'autre... A juste raison pour l'une, de manière bien plus artificielle, bien plus politique, pour l'autre. Il s'agit bel et bien de tout faire pour que le "peuple majoritaire" soit en position de justifier de nouvelles exactions visant les Tutsis. La mécanique, on le sent, est rôdée, hélas, et se remet en marche à intervalles réguliers avec toujours les mêmes résultats sanglants... Ne varie que l'échelle du massacre.
C'est à cet instant du billet qu'il convient de parler du contexte historique de "Notre-Dame du Nil". On comprend d'emblée, malgré l'absence de toute indication chronologique, que l'on n'est pas en 1994, que les évènements qui nous sont décrits ne sont pas les signes avant-coureur du génocide que nous avons tous en mémoire. On sait également, Gloriosa le rappelle à l'envi, que nous sommes en République, instaurée peu après l'indépendance (et, déjà, après un certain nombre de massacres ethniques) au début des années 60...
Ca et là, au cours du roman, de petits indices apparaissent, qui permettent de situer l'époque à laquelle se déroule "Notre-Dame du Nil" : au début des années 70. Une époque pleine de tensions, au cours de laquelle les Tutsis ont été les boucs émissaires parfaits du pouvoir en place jusqu'à son renversement. Mais, ne nous y trompons pas, cette époque est déjà porteuse des embryons du drame terrible qui ensanglantera encore un peu plus le pays au milieu des années 90.
Cette période et celles qui ont précédé, depuis les années 50. Lorsque les colons belges, devant les revendications indépendantistes de la monarchie tutsi du Rwanda, ont choisi de renverser leur alliance historique pour soutenir les Hutus... et aboutir à peine quelques années plus tard, et après un premier nettoyage ethnique, à l'indépendance initialement rejetée... Les vicissitudes de la colonisation et de la géopolitique, sans doute...
Notre-Dame du Nil, ce lycée perdu dans la montagne, est un vrai microcosme, une espèce de vitrine de la société rwandaise et des lézardes qui la fissurent depuis une soixantaine d'années maintenant. Tous les éléments du drame qui couve au Rwanda dans ces années troubles sont réunis à huis-clos dans l'enceinte du lycée et de ses alentours. C'est là aussi que se situe toute la force de ce roman, véritable tragédie à ciel ouvert, sur le flanc d'une des mille collines du pays...
Et c'est une manière remarquable de mieux nous faire découvrir et comprendre comment, un jour d'avril 1994, a pu se déchaîner sur tout un pays une violence aussi aveugle qu'inextinguible, un déferlement de haine confinant à la folie collective, une complète perte de contrôle qui aboutit à inonder le sol rwandais de rivières de sang... Nous qui avons vécu cela de loin, ébahis, assommés, sans trop bien comprendre ce qui se passait dans ce jardin d'Eden transformé en enfer, nous possédons désormais avec ce roman des informations indispensables pour mieux comprendre les faits contemporains, les enjeux en cause et, surtout, pour bien réaliser que le génocide de 1994 n'est pas né d'une génération spontanée mais d'un feu qui couvait depuis des décennies.
Scholastique Mukasonga est une survivante du génocide de 1994. Sa famille a payé un lourd tribut lors des massacres et, on peut l'imaginer, elle en a été durablement marquée. Ses premiers livres, des recueils de nouvelles, étaient imprégnés de ces terribles instants. Mais, pour son premier roman, elle a choisi de s'intéresser à une autre époque, quitte à traiter de faits identiques, de parler là encore de répressions, de meurtres, de violences ethniques...
Je ne vais pas vous faire le coup du psy à deux euros, du genre "l'écriture est une manière d'évacuer ce qu'on a sur le coeur", mais difficile de ne pas penser à ça en lisant "Notre-Dame du Nil". Sans être un récit forcément autobiographique, ce premier roman est aussi une façon de retracer à sa manière tout ce qu'elle a connu depuis son enfance (elle est née en 1956) jusqu'au paroxysme de la folie, cet effroyable génocide auquel elle a survécu.
Son roman respire la justesse. Il ne tombe pas exagérément dans le pathos mais ne se fait pas non plus récit clinique des choses. Si j'ai bien compris ce qu'elle nous dit de la culture rwandaise, il est tout imprégné de certaines valeurs qui lui sont propre : la pudeur et la discrétion. Et, malgré l'horreur vécue vingt ans après l'époque qui sert de cadre au roman, elle veut, dans ses dernières phrases, nous laisser une lueur d'espoir au travers de la conversation finale (je ne vous dis pas quels personnages tiennent cette conversation, à vous de lire le livre), comme si elle conjurait le mauvais sort, comme si cette Mort qui fait comme chez elle au Rwanda, pour reprendre la citation initiale, allait, au mieux, disparaître, au pire, se trouver un autre point de chute et laisser son pays redevenir le lieu où Dieu revient se reposer chaque soir.
Et, avec elle, malgré tout ce que nous savons, même si les idées délétères qui flottent au-dessus de Notre-Dame du Nil sont loin d'avoir disparu, les tensions sont loin d'être durablement apaisées, on a envie de croire qu'un jour, un jour proche, "le soleil de la vie brillera à nouveau sur le Rwanda".
Une fois de plus ta chronique me donne envie de lire un livre. Mais j'avoue manquer de courage pour tout ce qui est "proche de la réalité".
RépondreSupprimerJe comprends qu'on rêve d'imaginaire et d'évasion, lorsqu'on lit. Mais la littérature raconte aussi le monde qui nous entoure et peut ainsi nous aider à mieux le comprendre. J'ai lu quelques livres sur le Rwanda, y comprit "la stratégie des antilopes", de Jean Hatzfeld, qui n'est pas un roman mais un reportage journalistique. Là, c'était l'opportunité d'avoir une voix rwandaise parlant du Rwanda. Le fait que, pour ce premier roman, elle n'aborde d'ailleurs pas les évènements de 1994 me paraît assez symptomatique du traumatisme qui demeure près de 20 ans après... Cependant, le plus importants, et j'espère qu'on le comprend bien dans le billet, ce sont les clés que nous donne Scholastique Mukasonga dans son livre pour mieux appréhender les raisons du génocide de 1994 (la date est importante, ce n'était pas le premier).
RépondreSupprimerMon billet est presque plus réaliste que le roman lui-même, dans le sens où je donne des éléments qui ne sont pas dans le livre (oui, contrairement à ce qu'on lit ici ou là ces derniers jours, approfondir ses lectures aide à les comprendre ^^). Je pense, malgré tout, qu'on est dans un roman d'imaginaire, même s'il se situe dans le monde réel à une époque donné et retraçant des faits qui auraient pu concrètement se produire. Et se frotter au monde par les livres de temps en temps ne fait pas de mal, qu'en penses-tu ?
Je suis tout à fait d'accord avec toi. Les livres peuvent justement permettre de se frotter au monde plus facilement quand celui-ci est douloureux.
RépondreSupprimerce que j'aime bien dans tes chroniques c'est que tu présentes une analyse du livre, tu ne t'arrêtes pas à la lecture. c'est une bonne idée d'approfondir ses lectures :-)
J'avais été touchée par L'autre moitié du soleil de Chimamanda Ngozi Adichie qui parlait du Nigéria et du Biafra.
RépondreSupprimerTon billet me fait penser à ce roman. Ce sont des lectures difficiles mais nécessaires...
Nécessaires pour comprendre, éviter les incompréhensions, les erreurs d'interprétation des faits. Comme je le dis dans le billet, nous avons découvert le Rwanda un matin d'avril 1994 mis à feu et à sang, un génocide qui a duré près de 100 jours. Mais de tels actes n'ont rien de spontané, les racines du mal sont profondes et les causes anciennes...
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