vendredi 19 avril 2013

"Alors, son âme gémissante, toute triste et toute dolente, un glaive transperça."

Un titre extrait du texte du Stabat Mater, un texte sacré relatant la souffrance de Marie, debout au pied de la croix où est supplicié Jésus, son fils. Sans doute serez-vous surpris de ce choix quand vous saurez de quel livre nous allons parler, mais je vais essayer de le justifier dans le court de ce billet, yes, I can ! Corollaire de cette entrée en fanfare, il se peut que vous jugiez, à la lecture de ce billet, que j'en dis un peu trop. Je vais marcher sur le fil du rasoir pour exposer ma théorie, je m'en excuse platement. Et, si vous n'avez pas encore lu "Ta mort sera la mienne", le nouveau thriller de Fabrice Colin, qui vient de sortir aux éditions Sonatine, soyez prévenus et avancez à travers ces lignes à vos risques et périls livresques... Un thriller aux frontières du roman noir, du western crépusculaire, de l'ésotérisme, thématique très présente, pour un cocktail très relevé aux airs de Bloody Mary...


Couverture Ta mort sera la mienne


Ils sont 66 étudiants en écriture récréative appartenant à une université de San Francisco, accompagnés de leur professeur, Elaine Petruzzi, et de leur conseillère d'éducation, Karen Emerson. Toute une promotion venue dans l'Utah passer un weekend de fête et d'échange, de lecture et de partage, dans un des derniers coins sauvages de l'Amérique du Nord : une vallée de l'Utah qui s'étend autour de la petite ville de Moab, un lieu magique, un décor à couper le souffle, qui inspira, par exemple, le réalisateur John Ford.

Mais le weekend joyeux et potache va tourner au drame. Débarque dans le motel réservé par les étudiants, un motard vêtu de noir de la tête, masquée par un casque intégral, aux pieds. Sans même relever sa visière, l'inconnu sort une première arme et entreprend de tuer un par un les jeunes gens, surpris et piégés. C'est un carnage inouï qui début sous nos yeux, l'action d'une Grande Faucheuse qui aurait troqué sa faux contre un fusil à pompe... Et c'est le temps de ce carnage, apparemment inexplicable, que se déroule l'action de "Ta mort sera la mienne".

Parmi les étudiants terrorisés, Jillian. C'est elle qui a eu l'idée de ce weekend de rêve devenu tragique. Sous le choc, elle parvient à échapper aux premiers tirs du tueur. Mais où fuir quand on se trouve au milieu de nulle part, ou presque ? Alors, un peu perdue, elle réussit à rejoindre le bungalow de Karen, devenue depuis sa prise de fonction, la confidente des étudiants. Elle est cachée dans la salle de bains. C'est là que les deux femmes vont s'enfermer et entamer une discussion à voix basse, espérant que le tueur, pourtant si méthodique, ne les cherchera pas là avant un certain temps.

Plus de 70 personnes, en comptant le personnel du motel, contre un seul tueur, la probabilité que quelqu'un prévienne l'extérieur paraît forte... Peu importe, le tueur semble avoir soigneusement préparé son coup : il s'est arrangé pour empêcher toute communication avec les autorités locales. C'est donc dans l'Etat voisin du Colorado, dans la ville de Grand Junction, à une heure et demi de route au moins de Moab, qu'un mail va avertir la police des événements sanglants du motel.

A Grand Junction, le chef de la police s'appelle Donald Crossen, un vieux de la vieille, que la nouvelle paraît émouvoir plus que la normale. Sitôt reçue l'information, il décide de tracer sirènes hurlantes pour se rendre sur place au plus vite avec ses hommes. Des hommes qui connaissent leur chef depuis longtemps et ne l'ont jamais vu aussi agité, avec l'esprit ailleurs... Comme si le drame en cours faisait vibrer en lui une corde particulièrement sensible.

Certes, il y a urgence, car le temps de couvrir la distance de Grand Junction à Moab, le tueur a le temps de faire beaucoup, beaucoup de victimes... D'ailleurs, les coups de feu succèdent aux coups de feu. Impitoyablement, le tueur abat des étudiants qui essayent de se cacher ou de fuir et, à chaque claquement, dans une salle de bains, deux femmes frémissent. Mais les frémissement vont s'accroître lorsque Karen semble avoir une révélation : elle croit savoir qui se cache sous le casque et la combinaison noirs du tueur, et surtout pourquoi il agit ainsi. Et ça n'a rien de rassurant, bien au contraire...

Le tueur, Karen et Donald. Ces trois protagonistes centraux du récit vont, en quelques instants, se retrouver plongés chacun dans leur passé. Car le drame présent fait resurgir de façon terriblement violente, des événements personnels qui ont conditionné la vie de chacun d'entre eux et les ont amené là, entre Utah et Colorado, à cette (im)probable rencontre.

A eux trois, ils vont constituer une véritable Trinité : les chapitres se succèdent par séries de trois, d'abord Karen, dont les chapitres sont écrits à la troisième personne du singulier, puis le tueur, à qui quelqu'un semble parler, s'adressant à lui avec un "tu" sans affect particulier, enfin, Donald, qui se raconte à la première personne. Alternent dans ces chapitres, le récit présent, le massacre et la course contre la montre entamée par Donald et ses hommes, et des scènes passées qui vont dessiner trois destins complexes et douloureux.

Je ne vais pas en dire plus sur ces passés si sensibles, car ils sont le coeur de ce roman et c'est au lecteur de les découvrir plus en détails. Mais, Fabrice Colin agit comme un véritable peintre pointilliste : touche par touche, il élabore un tableau monumental dans lequel le massacre de Moab va tenir une place certes centrale, que tout le reste va étayer. Une fresque pleine de bruit et de fureur, de haines et de folie, d'espoirs trop souvent déçus, de parcours chaotiques, d'amours aussi rares que malheureuses et de spiritualité dévoyée...

En introduction, j'évoquais les différents genres qui s'entrecroisent dans "Ta mort sera la mienne". Il est temps d'expliciter un peu cela. Thriller, c'est indéniable. Dans le fond dans la forme : des chapitres courts, intenses, même lorsqu'ils décrivent les événements du passé en détails ; et parce qu'à chaque fin de chapitre, on se dit qu'on voudrait en savoir plus sur les uns et les autres, il y a une gestion de la frustration parfaite pour nous pousser à tourner les pages, encore et encore...

Quant à la tension propre au thriller, elle est omniprésente. Bien sûr, dans les scènes ayant pour cadre le motel, en particulier lorsqu'on est avec Jillian et Karen, dont la peur est palpable et qui attendent la plus que probable arrivée du tueur dans leur bungalow. Sans oublier, évidemment, ces malheureuses victimes impuissantes devant la détermination et l'adresse du tueur, dont la terreur et l'incompréhension sont poignantes, tout comme les vaines et sporadiques tentatives d'apitoyer leur bourreau...

Je ne crois pas l'avoir encore dit, ou au moins insisté dessus, mais "Ta mort sera la mienne" est un roman d'une grande violence. Dans les actes du tueur, mais aussi dans les récits passés, qui ne sont pas avares en scènes terribles, dérangeantes, bouleversantes, révoltantes... euh, c'est bon, j'arrête là ! Âmes sensibles, avancez prudemment dans ce roman, car la folie qui ravage le motel de Moab s'enracine dans des histoires pour le moins scabreuses.

Rien de gratuit, pour autant, tout ce qui est mis en place par Fabrice Colin poursuit un but, entraîner ses personnages au motel. Le tout, avec un style qui ajoute à la violence et au malaise, en particulier dans les chapitres mettant en scène le tueur. Le ton y est froid, les descriptions cliniques, sans affect, les phrases courtes, lapidaires, tout comme les paragraphes... Une espèce de litanie lancinante qui n'atténue en rien tous les faits relatés, bien au contraire.

J'ai aussi évoqué le roman noir. Alors, vous allez me dire qu'il y a un paradoxe, que je vais être en contradiction avec ce que je viens juste de dire sur la partie thriller. Possible, mais pourtant, j'ai retrouvé, dans les parties qui concernent Karen et Donald, une ambiance si pesante et deux récits marqués du sceau du désespoir. Même si la réaction à cet état d'esprit diffère sensiblement chez l'une et l'autre.

Donald est vraiment, pour moi, l'archétype du personnage de roman noir : flic méritant, à la carrière et à la trajectoire brutalement remises en cause par la mort violente d'un coéquipier. Mais, c'est sa vie privée qui va achever de le précipiter dans une spirale terrible, une vraie descente aux enfers qui va connaître plusieurs stades avant qu'enfin, il ne croie se stabiliser... Mais sans cesse, des événements, des personnes reviennent le hanter, et chaque déménagement, chaque changement de cap professionnel, chaque avancée comme chaque retour en arrière n'y change rien, il finit toujours par y être ramené...

Donald Crossen, chef de la police de Grand Junction, Colorado quand débute le roman, flic âgé, obèse, alcoolique repenti, plein de failles et de secrets, court depuis longtemps après une rédemption que l'accomplissement efficace de son métier ne suffit pas à lui fournir. Quelles fautes a-t-il commises pour en arriver là ? C'est bien difficile à dire, même si les causes de cette culpabilité handicapante sont claires. Pour autant, est-il responsable ? Je n'en suis pas certain, mais je comprends parfaitement que lui ait cette sensation et que cela le bouffe comme des termites une charpente en bois.

Sans doute voit-il dans ce mail qui l'avertit du massacre du motel de Moab, une opportunité unique de parvenir à cette rédemption tant attendue, quel qu'en soit le prix. Et c'est cet aspect-là qui nous amène au troisième genre évoqué, celui du western, auquel j'ai accolé l'épithète un poil cliché, je le reconnais, de crépusculaire, mais je n'ai pas trouvé mieux.

Dans ce décor digne des plus fameux westerns de l'âge d'or de ce genre cinématographique (la référence à John Ford n'est en rien fortuite, bien sûr), on a des éléments qui pourraient servir de structure à un scénario : un village, comprenez le motel, attaqué par un despérado sans foi, ni loi qui terrorise la population et n'hésite jamais à dégainer pour écarter de son passage tout opposant potentiel... Dans le village, une femme, elle se sait en danger mais espère encore pouvoir dissuader le tueur. Quand à la cavalerie, elle arrive, mais ne sera-t-elle pas là trop tard, comme toujours, ou presque ?

On s'attendrait quasiment à voir John Wayne, Vera Miles et Lee Marvin incarner notre Trinité, dans une variante de "l'homme qui tua Liberty Valance". Tout ce que Fabrice Colin nous raconte, tout ce scénario très bien élaboré, semble devoir concourir à une confrontation ayant pour décor ces paysages grandioses, désertiques et sauvages, cadre idéal d'un duel... Mais Donald sera-t-il assez rapide, et surtout, sera-t-il capable d'incarner ce rôle ?

Enfin, j'ai utilisé le terme d'ésotérisme. Croyez-moi, même si je vais peu m'étendre sur le sujet, car là aussi, il convient de ne pas en dire trop, tout découle en fait de cette thématique. Et je dois dire que la manière dont Fabrice Colin a choisi de traiter ce sujet est assez originale, audacieuse, refuse de tomber dans une forme de facilité pour jouer le contre-emploi, si je puis dire, pour utiliser à nouveau un terme cinématographique.

Il est compliqué, d'ailleurs, de trouver le qualificatif adéquat pour évoquer cette partie pourtant fondamentale de l'histoire de "Ta mort sera la mienne". Pour autant, la description de l'influence de la croyance sur un esprit malléable est remarquable et le cheminement du tueur, ses motivations, qu'on découvre peu à peu, comme tout le reste, font froid dans le dos...

C'est maintenant qu'on en arrive à ma théorie qui, je l'espère, ne vous semblera pas trop... délirante. D'autant que, pour ne pas en dévoiler trop de cette histoire, je vais devoir faire très attention. Alors, voilà... Voilà ce qui m'a amené à choisir comme titre de ce billet un extrait du Stabat Mater : pour moi, le tueur de Moab (qui est d'ailleurs un nom qu'on retrouve dans la Bible) n'est pas l'Antéchrist, annoncé par certains et symbole d'une éventuelle fin du monde.

Non, le tueur du motel est un "anti-Christ", autrement dit, son exact opposé, issue d'une anti-Sainte Famille dans laquelle la mère a été inspirée par un Malsain Esprit (et au combien malsain, je vous assure !). Une mère proche du mysticisme, un père absent, une tutelle spirituelle dévoyée, oui, j'ai bien réfléchi, j'ai pesé le pour et le contre, on a là la représentation en négatif (au sens photographique mais aussi pour les valeurs que cela recèle) du trio Jésus-Marie-Joseph...

Et, jusque dans ses actions, dans son odyssée mortelle, sorte de mission pour laquelle il aurait été envoyé par une quelconque transcendance, le tueur agit en "anti-Christ", à l'opposé de l'original. Son évangile, il l'écrit dans le sang, mais, tout au long de la route qui va le mener jusqu'à Moab, Utah, on le voit prêcher, avec violence, faisant des anti-disciples, qui ne demandent qu'à s'écarter de son passage.

Même si Moab est, d'une certaine façon le bout de son chemin, d'une existence de souffrances intolérables qui en ont fait ce personnage incarnant la mort, il ne se présente pas du tout comme une victime expiatoire. Peut-être considère-t-il qu'il est prêt à périr par l'épée (ou plutôt l'arme à feu) comme il a vécu, mais on devine qu'il faudra venir le déloger ou l'intercepter. Et que cela ne se fera pas sans mal ni sans violences supplémentaires... Et peu probable que celle qu'il appelle "Mère Douleur" se tienne à ses côtés à ce moment fatidique...

J'avais découvert Fabrice Colin avec un roman publié à l'Atalante, "Sayonara Baby", que m'a rappelé, par certains côtés "Ta mort sera la mienne". Mais, toujours à l'Atalante, j'avais aussi apprécié deux romans jouant sur le fantastique et l'onirisme, "Kathleen" et "Or not to be", dont on est bien loin ici. Je n'ai pas encore lu "Blue Jay Way", premier thriller de l'auteur publié chez Sonatine, mais il fait partie de mes prochaines lectures. Il n'empêche que j'ai redécouvert un auteur à suivre, avec ce livre.

Je suis certain que la persévérance, le travail, la qualité des éditeurs de Sonatine, au flair impressionnant, sans oublier le talent de Fabrice Colin, on tient là un auteur de thrillers extrêmement prometteur. J'ai été pris par l'ambiance qu'il a su créer, la tension, l'angoisse qui montent crescendo, j'ai ressenti les douleurs, physiques comme morales, des personnages, j'ai été le spectateur de ces vies abîmées que je voulais apprendre à connaître pour mieux comprendre...

Bref, "Ta mort sera la sienne" et le chemin de croix qu'il nous propose (oui, je file les métaphores longuement et sans jamais en démordre quand j'en tiens une qui me plaît bien...) ont été un moment de lecture plein d'émotions, de stress, par moments, de malaise. Le lecteur que je suis a été mis en position instable, inconfortable par l'auteur.

Et c'est exactement ce que je demande à un thriller. Alors, mission accomplie, Monsieur Colin, continuez dans cette voie !


(J'ai commencé en évoquant le Stabat Mater, pourquoi ne pas finir en en écoutant une des plus célèbres versions, celle de Pergolèse ?)


1 commentaire:

  1. Comme d'habitude, voilà une bien belle chronique, bravo !
    Ceci dit, c'est pourtant un Colin que je ne lirai pas. Trop de résonances avec l'actualité, et moi en ce moment, je lis surtout pour m'évader du quotidien, et non pour le retrouver :-)
    Ton enthousiasme a failli être contagieux...

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