samedi 11 mai 2013

"Concevoir le diable comme un partisan du Mal et l'ange comme un combattant du Bien, c'est accepter la démagogie des anges" (Milan Kundera).

Eh oui, il sera question des anges dans le billet du jour. Oh, pas seulement, car les comportements et les faiblesses humains y auront une place prépondérante, bien sûr, mais les anges sont au coeur du roman dont nous allons parler. Mais ne vous attendez pas à un court de droit canon sur le sujet, la théorie développée autour de ces créatures est bien différente et, je dois le dire, assez gonflée... Faites-moi confiance sur ce point, qui sera sans doute à peine effleuré dans les lignes à venir, car ce serait trop en dire sur l'histoire. En tout cas, voici "le baiser du banni", de Cristina Rodriguez, publié en grand format au Pré aux Clercs, un thriller fantastique et ésotérique mené à mille à l'heure, un vrai page-turner redoutablement efficace, qui ne tombe pas dans les théories conspirationnistes faciles et propose des personnages très intéressants. Après d'excellents polars se déroulant à Rome, au cours du premier siècle de notre ère, voici une nouvelle corde à l'arc de cette auteure talentueuse.


Couverture Le baiser du banni


Le moins que l'on puisse dire, c'est que Dalach Matamoros n'a pas un CV ordinaire. Je ne parle même pas de cet étrange état civil, qui en fait partie, bien sûr, mais d'une vie et d'une carrière hors norme. Sur la vie, les origines, nous reviendrons plus loin ; sur la carrière, on découvre qu'après avoir travaillé pour les services secrets du Vatican, Dalach a choisi de se mettre à son compte et se lancer en free lance dans un secteur en pleine expansion ces derniers temps : l'espionnage industriel...

Une activité dans laquelle Dalach a rapidement excellé, en particulier grâce à l'ambiguïté qui se dégage de son physique qui sort de l'ordinaire. Rien à voir avec un quelconque talent dans l'art du maquillage, comme les espions de "Mission : impossible", par exemple, non, c'est la génétique et la biologie qui sont à l'origine de cela : Dalach est hermaphrodite. Bien que disposant d'organes sexuels masculins, elle est une femme, mais sait jouer aussi bien de l'une et de l'autre de ses personnalités.

Lorsque s'ouvre "le baiser du banni", Dalach est à Washington pour un rendez-vous d'affaires important où son grain de sel pourrait faire basculer un gros marché aéronautique. Mais, alors qu'elle se prépare pour cette rencontre, elle reçoit un appel de son protecteur et mentor, le Padre Santiago. Celui-ci lui demande d'allumer la télévision, sur une chaîne d'informations continue, peu importe laquelle, toutes sont en boucle, relayant une incroyable information...

Deux fossiles ont été découverts lors de fouilles archéologiques en Chine. Des pièces extraordinaires, particulièrement impressionnantes retrouvées dans un lieu connu pour les nombreux fossiles d'oiseaux qu'il recèle. Mais, là, aucun doute, les squelettes que montrent les écrans de télé du monde entier à cet instant sont ceux de deux hommes, couchés en position foetale. Deux hommes, oui, c'est ce que l'on croit au premier abord... avant de découvrir que ces squelettes possèdent chacun une grande paire d'ailes !

Canular ou découverte hallucinante ? On en débat encore sur tous les networks du monde. Mais, on voit distinctement sur les images les os et quelques plumes qui y sont encore attachées. Déjà, les médias parlent des "anges fossiles" à propos de ces squelettes. Dalach, qui n'appartient pas franchement à la catégorie fervente croyant, malgré son passé au service du Saint-Siège, elle ne se sent pas vraiment concernée. Et pourtant, elle l'est, indirectement, même si elle refuse encore d'accepter cette idée...

Pour Dalach, à ce moment précis, une seule chose compte : son rendez-vous dans un restaurant français de la capitale fédérale américaine et la manière dont elle va influencer le marché qui se dessine, en faveur, bien sûr, du concurrent qui la rétribue grassement pour cela... Mais, décidément, cette journée n'a rien d'une journée normale... Voilà que Dalach se découvre un ange gardien, en muscles et en os, celui-là.

Quant au dîner, il tourne au carnage lorsque la tête de son voisin de table explose brutalement en pleine négociation... S'ensuit une pagaille indescriptible et un sauvetage in extremis, quand celui que Padre Santiago avait qualifié de "chasseur" quand il a informé Dalach de sa probable présence auprès d'elle, surgit dans une ruelle pour la sortir d'un bien mauvais pas...

L'aider ? Oui, sans doute, en éliminant sans pitié les personnes prêtes à tuer Dalach sans autre forme de procès ni explication. Mais pourquoi, ensuite, ce malabar, taillé dans le roc et aux dimensions remarquables, se conduit-il comme un kidnappeur ? Dalach a beau se démener, impossible d'échapper à ce géant qui la fait embarquer contre son gré dans un avion. Direction l'Espagne, bien loin du tumulte que les incidents du restaurant de Washington ne devraient pas manquer de créer...

C'est maintenant qu'il va falloir expliquer un certain nombre de choses à propos de Dalach, qui viendront, en partie seulement, éclairer toute cette situation. Dalach appartient donc à la famille Matamoros, véritable clan ancestral, dont les origines remontent loin, très loin dans l'Histoire. Mais, Dalach n'a jamais vécu au sein du clan, que sa mère, Elena, a fui alors qu'elle en était l'héritière.

La mère et la fille s'étaient réfugiées à Rome et s'étaient placées sous la protection du fameux Padre Santiago. C'est depuis cette époque que Dalach rend cette famille responsable de la mort de sa mère, qui n'a jamais cessée d'être harcelée par ses sbires pour retourner, de force, si nécessaire, au sein du giron. D'où son ressentiment tenace envers les Matamoros qu'elle n'envisage pas une seconde de reconnaître comme sa famille.

Pourtant, c'est bien auprès des Matamoros que l'emmène l'homme qui l'a à la fois sauvée et enlevée à Washington. Il s'appelle Angel Verdugo Matamoros, surnommé el Prédicador, le Prédicateur. Mais, même sans le prénom, son identité à de quoi faire frémir : Angel, l'ange, Verdugo, le bourreau... Un chasseur, a dit Padre Santiago à Dalach. L'homme, taciturne mais redoutablement efficace quand il s'agit de tuer... ou de contraindre Dalach au silence et à l'obéissance, est un des cousins de Dalach.

Et ce n'est que le premier membre de sa "famille" que va découvrir l'hermaphrodite. Les autres vont suivre, retranchés ou presque, dans une immense propriété digne d'une nouvelle de Poe ou d'un roman de Mary Shelley... Avec à la clef, des révélations qui vont bouleverser la vie de Dalach à jamais... Et lui faire prendre conscience que la découverte des "anges fossiles" n'a rien, mais alors rien d'anecdotique du tout...

Car, au-delà de la découverte archéologique majeure qu'on peut y voir, cette révélation va réveiller une ancienne guerre jamais vraiment endormie, entre les Matamoros et un clan rival depuis des siècles et des siècles, les Di Dante, une opposition frontale entre deux visions de l'humanité irréconciliables. Et on est prêt à tuer pour imposer sa vision. A beaucoup tuer...

Dans le sillage de cette guerre clanique d'un autre temps mais menée avec les moyens de pointe du XXIème siècle, vont se retrouver impliqués, outre les Matamoros et les Di Dante, le Vatican et ses plus hautes sphères, l'Etat d'Israël et même quelques personnages vivant dans une clandestinité élaborée soigneusement pour masquer un passé embarrassant, aux temps les plus sombres du XXème siècle...

Une guerre dont l'un des enjeux pourrait bien être ces mystérieux fossiles, ces "anges" curieusement retrouvés à point nommé, semble-t-il. Quant à Dalach, elle n'est pas au bout de ses surprises et des découvertes qu'elle va faire sur une situation dont elle ignorait tout jusque-là, mais aussi sur une histoire familiale bien éloignée de ce qu'elle considérait comme étant la vérité...

A travers cela, elle va en savoir plus sur elle-même et se découvrir des dons d'abord effrayants mais qui, lorsqu'elle saura les apprivoiser, pourront lui être bien utiles... Des informations et des aptitudes sur lesquelles planent des anges, bien vivants, ceux-là, même s'il faut reconnaître qu'ils sont bien loin de l'imagerie traditionnelle les concernant : ce sont plus des créatures spectrales que de majestueux personnages ailés... Et les raisons de leur présence sur terre sont aussi bien différentes de celles qu'on peut enseigner ici-bas, dogme oblige...

Je n'en dis pas plus, à vous de vous plonger dans le roman si le coeur vous en dit et si vous voulez mieux comprendre ce que je viens de vous raconter. Mais l'irruption du fantastique dans un thriller impeccable a quelque chose de surprenant. Au point que je me suis demandé si c'était bien nécessaire, avant de changer d'avis : nécessaire, non, indispensable !

Tant par le message véhiculé par ces anges que par leur personnalité, si je puis employer ce mot les concernant, ou encore, leur rôle concret dans cette histoire. Amusant de voir comme Cristina Rodeiguez lorgne même par moments vers le "Dracula" de Bram Stoker, dans l'étrange voyage des "anges fossiles" qu'elle nous relate...

Mais la vraie gageure de ce roman, sa vraie réussite, aussi, je trouve, c'est de réussir à centrer toute l'histoire autour d'un concept aussi marqué religieusement, tout en évacuant complètement le dogme, séparant l'ange en tant que créature de ce que l'Eglise catholique, en l'occurrence, mais on pourrait dire la même chose à propos des deux autres religions monothéistes, en a fait.

Pour cela, elle utilise deux facettes mal, peu ou pas connues du public : Lucifer et les anges déchus... Eh oui, si je vous dit "Lucifer", vous allez me répondre : Satan et tout un tas d'autres noms ou qualificatifs qui nous ramèneront au final à un unique concept, le diable, incarnation du mal absolu. Oui, certes, on peut voir les choses ainsi, mais c'est se contenter du petit bout de la lorgnette, voire faire carrément un contresens...

Le banni du titre du roman de Cristina Rodriguez, c'est Lucifer, justement. Celui qui, dit-on, prit la tête de la rébellion des anges contre Dieu et, vaincu, fut chassé, déchu de son statut d'ange. Pourtant, on est là dans une légende qui n'a rien de biblique. Plus encore, si l'on regarde d'encore plus près, une tradition veut que Lucifer n'ait pas été banni pour avoir rejeté Dieu, mais au contraire, pour avoir refusé de reporter son amour infini pour Dieu sur les hommes... Voilà qui change pas mal de choses dans la façon d'appréhender le personnage Lucifer...

Pourtant, oubliez ce paragraphe. Eh oui, je sais, je suis pénible, parfois ! Oubliez même tout ce que vous croyez savoir à propos de Lucifer, car Cristina Rodriguez va vous en proposer une autre "biographie", une autre fonction, également, ainsi qu'à un certain nombre d'autres anges, qui interviennent dans le cours de cette histoire. Une bataille angélique métaphorique et finalement plus intellectuelle, là encore, mot inadéquat, probablement, mais utiliser pour le sens que nous connaissons, que militaire.

Et surtout, dans cette rivalité entre créatures angéliques, aussi surprenant que cela puisse paraître, Dieu n'a aucun place. Peut-être même aucune existence... L'essence des anges n'y est pas divine, même si l'on peut tout de même y voir une certaine transcendance. Reste à découvrir ce qu'ils ambitionnent pour nous, pauvres humains, mais surtout ce que les humains concoctent de leur côté, infernales créatures qu'ils savent si bien être, pour ces anges, providentiellement redécouverts...

"Le baiser du banni" est un roman assez paradoxal : car, aussi étrange que cela puisse paraître, alors qu'on voit bien que deux forces, deux camps s'opposent, il n'est absolument pas manichéen. En clair, on ne peut pas dire qu'on soit dans un affrontement du Bien contre le Mal, en tout cas pas au sens où on l'entend habituellement.

On est vraiment dans un affrontement, disons, philosophique, idéologique, même. Si je devais chercher une comparaison, je crois que celle qui préside à la trilogie de Lionel Davoust, dont les deux premiers tomes sont chroniqués sur ce blog, pourrait coller : une opposition entre ce que l'auteur de "Léviathan" appelle la Voie de la main droite et la Voie de la main gauche...

Je ne vais pas trop développer, cela nous emmènerait un peu loin du "baiser du banni" qui, je le redis, j'insiste, est vraiment un page-turner, ces livres dont on ne peut arrêter de tourner les pages parce qu'on est embarqué dans l'histoire et qu'on ne veut pas fermer avant d'en avoir eu le fin mot. Ca dépote, avec des scènes d'action violentes mais remarquablement menées, des rebondissements permanents, des scènes fantastiques assez impressionnantes, dont un dénouement extrêmement spectaculaire... Tout pour un plaisir de lecture vitaminé, dont la réflexion n'est pas absente pour autant, loin de là.

Avec, cerise sur le gâteau, un autre aspect que j'ai aimé particulièrement. On le sait, et encore mieux depuis le succès de Dan Brown, un "bon" thriller ésotérique se doit de tomber dans le conspirationnisme de bon aloi le plus débridé... Soyons paranos, on nous cache tout, on nous dit rien et tout le monde, surtout religieux, maçonnique, fasciste ou le tout à la fois, nous en veut...

Ici, rien de cela, même si la religion, le dogme, la politique et les idéologies jouent effectivement un rôle. Mais, encore une fois, l'objectif n'est pas juste une question de pouvoir et de gouvernance de l'Humanité, mais plutôt ce qui touche au libre arbitre de chaque individu et aux manières qu'il peut avoir de l'exercer. C'est, n'ayons pas peur des mots, notre existence et la façon dont nous vivons qui sont en jeu ici, au-delà même de toute obédience, de quelque ordre qu'elle soit.

Paradoxal, ai-je écrit, pour qualifier "le baiser du banni", en expliquant que ce roman n'était pas manichéen. Pourtant, il repose bien sur une opposition de fait et, pour bien marquer cela, Cristina Rodriguez introduit un certain nombre d'ambivalence dans son roman, à travers ses personnages, souvent doubles, mais aussi par cette lutte à plusieurs niveaux que je viens d'évoquer. Une lutte qui, s'y j'en crois la fin ouverte du livre, est loin d'être achevée...

Ambivalence en particulier, et j'en resterai là, chez les deux personnages principaux. J'en ai déjà évoqué un, Angel, tueur au gabarit de brute épaisse, mais qui est un être doux, presque rêveur, pas du tout heureux de son sort, mais qui s'y attelle consciencieusement parce que c'est son devoir. Il a choisi en son âme et conscience d'accepter ce rôle de "chasseur" au sein du clan Matamoros et n'a aucun remords, peut-être quelques regrets, malgré tout...

Comme dit plus haut, tout le personnage est résumé dans ces deux mots qui sont son identité : Angel Verdugo. L'ange et le bourreau, tout à la fois. Parfait reflet humain et terrestre des créatures angéliques présentes dans le roman, qui ont le sort de l'humanité entre leurs mains... Lui aussi a une existence en main, mais pas la sienne, non, sa mission, c'est le sacrifice pour sauver la peau coûte que coûte de la personne qu'on lui a confiée à la vie, à la mort : Dalach.

Et on y vient, à Dalach, en guise de point final. Elle apparaît page 13, son prénom est le premier mot du chapitre et, dès cet instant, je me suis demandé ce que cachait ce prénom, fort peu courant... Un petit tour sur un moteur de recherche et, hop !, voilà une trouvaille qui vaut son pesant d'or : en hébreu, Dalach signifie "troubler", en parlant de l'eau. Comme quand on traverse la surface translucide d'un plan d'eau avec le pied et qu'on crée des vagues, qu'on fait s'agiter les sédiments, qu'on brouille la transparence...

Et c'est vrai que pour être ambivalente, Dalach est ambivalente... Je ne peux pas dresser une liste exhaustive, parce que cela en révélerait trop sur le roman, mais, évidemment, cela commence par son physique, son corps double, à la fois homme et femme et dont elle sait utiliser, selon les circonstances, tous les attributs... Son côté androgyne et sa séduction trouble ont jusque-là été des atouts majeurs dans ses différentes activités professionnelles, mais, dans le cas présent, cette double personnalité va prendre une toute autre dimension.

Dans un jeu d'échecs à plusieurs échelons, où le niveau terrestre est fondamental sans pour autant être celui qui possède tous les tenants et aboutissants de son destin, elle est une pièce centrale, à la fois Reine, dotée de pouvoirs au-dessus de toutes les autres pièces, fer de lance de son camp, et Roi, pièce la plus fragile du plateau, et cible principale des attaques du camp adverse...

A elle de déjouer, avec l'aide d'Angel et d'autres alliés fort puissant, les projets humains que la découverte des "anges fossiles" a remis en branle. Une autre et décisive ambivalence, car, entre clans angéliques et clans humains, les oppositions et les enjeux diffèrent de plus en plus clairement au fur et à mesure que le contexte apparaît aux yeux de Dalach (et aux nôtres, par la même occasion...).

Et, sans vouloir contredire Milan Kundera, à qui j'ai malicieusement emprunté une citation pour servir de titre à ce billet, je crains que ce soit la démagogie humaine qui est à l'origine de cette autre ambivalence entre anges et démons, que détruit Cristina Rodriguez dans "le baiser du banni" pour instaurer une toute autre conception de ces choses qui nous dépassent...


2 commentaires:

  1. La seule histoire que j'ai lue concernant les anges et adaptées aux adultes est "de bons présages", de Terry Pratchett et Neil Gaiman : l'autre avait beau être de bonne qualité, c'était malheureusement un roman que j'aurais aimé avoir lu une bonne dizaine d'années plus tôt. Je compte rajouter celle-ci à ma liste de lecture!

    RépondreSupprimer
  2. J'ai lu "De bons présages" et le roman de Cristina Rodriguez n'a absolument rien à voir avec ça, on est dans quelque chose de beaucoup plus sérieux, avec, sous la construction d'un thriller fantastique mené à toute vitesse et plein de rebondissements, une vrai réflexion philosophique. Il ne faut pas être effrayé par le mot, mais ce sont bien deux visions du monde qui s'affrontent, deux façons d'appréhender l'existence.

    RépondreSupprimer