C'est la Corse qui est au coeur de notre roman du jour... Et, curieusement, un des rares romans, à ma connaissance, ayant pour cadre l'île de Beauté... Etonnant que cette terre n'inspire pas plus les romanciers, peu importe leur genre de prédilection, tant les paysages, les traditions, le pittoresque et la situation politique et sociale paraissent propices à l'imagination des écrivains. Et c'est un des auteurs français à la plume la plus acérée qui s'y colle, le très engagé Didier Daeninckx. Avec "Têtes de Maures" (en grand format à l'Archipel), sous-titré "Corse, 1931" (attention, toutefois, l'intrigue se déroule bien de nos jours), Daeninckx nous propose un tour de Corse exhaustif de tout ce qui dysfonctionne dans cette île et en fait un territoire excessivement criminogène... Mais, il n'oublie pas, pour arriver à ses fins, de nous raconter une, et même des histoires... Un vrai roman noir où il est difficile de se fier à qui que ce soit...
Melvin Dahmani est un petit délinquant qui vit, à Paris, de diverses escroqueries et petits trafics, ce qui lui vaut d'être dans le collimateur de la police. Pour autant, on ne peut pas dire qu'il soit un caïd, juste un petit poisson grâce auquel on espère pouvoir remonter jusqu'aux gros, si jamais il passe la ligne jaune...
Melvin partage l'appartement de Noémie, dans le Xème, mais il y a de l'eau dans le gaz entre eux... Le jeune homme semble réfléchir à l'idée d'aller crécher ailleurs quand il reçoit un courrier assez étonnant : un faire-part de décès... La famille de Melvin n'est pas nombreuse et ses amis et relations de travail ne sont sans doute pas du genre à envoyer de tels courriers...
Autre surprise : la provenance du courrier. En effet, la lettre arrive de Corse, région dans laquelle il n'a pas d'attache... Enfin, dernière pièce de ce mystère, le nom de la défunte : Lysia Dalersa. Inconnue au bataillon... Comme tous les membres de sa famille cités sur le bout de bristol... Ca alors, quelle drôle d'histoire... Se pourrait-il qu'il s'agisse d'une méprise ?
Melvin, qui ne croit pas à cette dernière hypothèse, lance une recherche sur internet et découvre qu'il a connu et même très bien connu Lysia... En fait, ils ont été amants une dizaine d'années plus tôt, lorsque Melvin avait passé des vacances en Corse, juste le temps de quelques semaines... Et puis, plus rien... Sauf, qu'à l'époque, Lysia ne lui avait pas donné sa véritable identité...
Le pincement au coeur est fort, pour Melvin, qui n'a pas oublié cet amour estival. Et une question se pose alors : de quoi Lysia est-elle morte si jeune, tout juste trentenaire ? Entre ses souvenirs, sa curiosité et celle, un peu trop pressante, de la police parisienne à son égard, Melvin décide de faire un aller-retour en Corse, et pas pour faire du tourisme, mais bien pour aller saluer une dernière fois celle qu'il a connue et aimée...
Discret, il se rend dans le village où ont lieu les obsèques. L'île traverse alors une période terrible : pas un jour sans son lot de morts violentes, règlements de compte, accidents suspects et autres faits divers qui font les choux gras de la presse locale. Une tension palpable que ressent le jeune homme. Mais, il n'est pas au bout de ses surprises, puisque, en plein enterrement, des coups de feu éclatent, un homme est abattu et Melvin est blessé légèrement...
Que s'est-il passé ? Cet assassinat est-il lié à la mort de Lysia ou est-ce un hasard, une opportunité saisie ? Qui est le mort qui a ajouté son nom à l'interminable liste des morts par balles de l'île ? Melvin, qui a eu l'impression que la victime voulait lui parler, a-t-il également été sciemment visé ou a-t-il été touché par hasard ?
Melvin est venu en Corse pour obtenir une ou deux réponses, il se retrouve avec un monceau de questions à éclaircir. Et s'il prolongeait son séjour en Corse, le temps d'y voir plus clair ? D'autant que les événements lui font penser sérieusement que le faire-part qu'il a reçu était une sorte de message de la part de Lysia pour le faire venir...
Il n'imagine pas que son enquête va lui faire découvrir l'île sous des angles très éloignés de ceux des cartes postales... C'est la culture, les traditions, l'histoire corses qui l'attendent. Car la mort de Lysia était presque écrite depuis longtemps, bien avant sa naissance, même... En Corse, la rancune est tenace, et encore, c'est un euphémisme...
Et comme c'est en famille qu'on lave le linge sale, plus encore qu'ailleurs, la curiosité de Melvin agace... Proches de Lysia, personnalités locales, policiers, beaucoup se demandent ce que ce garçon fait là exactement... Un peu comme lui, d'ailleurs... Mais il veut comprendre. Et, par conséquent, se mêle de ce qui ne le regarde pas...
Je n'en dis pas plus sur l'histoire contemporaine, je voudrais parler des événements historiques que Didier Daeninckx a choisi de mettre en avant dans son roman. Un épisode oublié sur le continent, pas sûr que même sur l'île, on se souvienne très bien de ce moment, qui illustre pourtant étonnamment les liens compliqués entre l'île et Paris...
"Le gouvernement est décidé à faire tous les sacrifices nécessaires pour extirper le banditisme qui ravage la Corse et rendre à ce département la physionomie normale de tous les autres départements français. Des crédits importants ont été votés, les troupes d'intervention et le matériel militaire sont maintenant à pied d'oeuvre. La lutte ne fait que commencer, et elle se poursuivra, vous pouvez le croire, jusqu'à ce que le maquis corse soit complètement épuré. Coûte que coûte, il faudra que le dernier mot reste à la loi."
Ces mots terribles, incroyablement violents, on les trouve dans les premières pages de "Têtes de Maures". L'article de presse retranscrit précise qu'ils émanent d'un haut responsable du ministère de l'intérieur. On se souvient que ces dernières années, oh, disons depuis une trentaine d'années, les ministres de l'intérieur, futurs candidats à la présidence ou pas, mais aussi les premiers ministres successifs ont tous tenus des discours de fermeté sur la Corse... Mais à ce point-là !
Or, il se trouve que ces phrases ne datent pas de cette période contemporaine. Non, elles ont été prononcées en 1931, alors que Paris venait d'envoyer un véritable corps expéditionnaire en Corse pour mettre fin aux agissements de bandits corses qui ensanglantaient l'île... Les fameux bandits d'honneur, qui ne l'étaient guère, en fait, et réglait les contentieux avec des armes à feux... Des gendarmes avaient été visés et tués, donc, on envoyait la cavalerie...
Le terme "corps expéditionnaire" vous a peut-être interpellé... Je ne l'utilise pas par hasard, on retrouve l'expression sous la plume de Didier Daeninckx, ce qui, connaissant les idées du bonhomme, est forcément loin d'être anodin... Et surtout, cette expression a un sens bien précis : ce genre de contingent intervient hors des frontières de son pays d'origine...
Comprenez que le corps expéditionnaire est censé faire respecter l'ordre républicain dans les colonies... Indochine, Algérie et donc, avant même ces sinistres moments de notre histoire, la Corse ? Il semble bien que ce soit le cas... La Corse, vulgaire colonie, pour le ministre de l'intérieur de l'époque, qui cumulait d'ailleurs cette fonction avec le poste de président du conseil... Oh, vous le connaissez, ce ministre, il s'appelait... Pierre Laval...
1931... La date non plus n'est certainement pas anodine dans l'esprit du romancier. C'est la même année que l'exposition coloniale de Paris dans laquelle il a situé l'un de ses romans les plus connus : "Cannibale", dans lequel Daeninckx rappelait, à travers le sort des Kanaks de Nouvelle-Calédonie, comment la France traitait ses populations coloniales...
Au-delà de cette pure question politique, idéologique, même, la Corse de 1931 que nous raconte Daeninckx ressemble beaucoup à la Corse d'aujourd'hui (le voyage de Melvin sur l'île se déroule en juin 2012), avec ces perpétuelles violences, ce sang qui coule sans cesse, ce silence qui protège, qu'on le veuille ou non, les assassins, ces vengeances qui se mangent froides mais se perpétuent à travers les années, les générations...
Pourtant, en y regardant de plus près, on se rend compte que, si spécificité corse il y a réellement, elle est dans cette tradition séculaire de la vendetta... Les velléités indépendantistes sont, en 1931 comme actuellement, bien loin d'être les priorités... Je reviens vraiment dans la Corse de 2012, l'autonomisme existe encore, c'est vrai, mais l'île paraît plutôt aux mains de mouvements proches des mafias italiennes, dont les intérêts sont bien plus prosaïques que la glorieuse indépendance : l'argent, le pouvoir, le contrôle des trafics, des jeux, le clientélisme, les cibles triées sur le volet, tant pour les assassinats que pour les plasticages...
Les revendications initiales du FLNC sont bien loin, ses pionniers sont ou morts, ou rangés des voitures. Certains ont opéré une mutation de la lutte politique vers le banditisme le plus crapuleux. Daeninckx, outre sa dénonciation de la façon dont la République a envisagé le statut de l'île en son sein, dresse la liste, peut-être pas exhaustive, mais complète, des maux qui rongent la Corse et en font un territoire où la violence semble s'exprimer quotidiennement et quasiment impunément...
C'est dire si Melvin se retrouve dans un sacré nid de guêpes, lorsqu'il débarque à l'enterrement de Lysia ! Pourquoi est-elle morte ? Mais sans doute pour l'une de ces raisons ! Un faisceau entier, épais, dont les éléments sont tous liés les uns aux autres à un degré ou à un autre, ou chaque crime commis est un des fils d'une trame tissée serrée...
Si on regarde cela avec l'oeil du citoyen métropolitain, on se sent consterné, inquiet... Si on le regarde avec l'oeil du lecteur de polar, on se frotte les mains parce qu'on a là le cadre rêvé pour y installer un roman noir, ce que fait Daeninckx avec talent. L'affaire est bien menée, l'ambiance remarquablement rendue, la recherche documentaire très fournie, comme toujours avec cet auteur, et on est en Corse, vraiment...
Des côtés au maquis, en passant par ces villages corses si typiques, accrochés à flanc de montagne, tout y est, décrit avec minutie et rendu dans ses ambiances avec brio. Ajoutez à cela que Melvin débarque dans une région qu'il connaît fort mal. Je ne parle pas géographie, mais bien des mentalités, de la culture, des racines... Il est un étranger, aux yeux des autochtones mais aussi à ceux de cette terre, on dirait... Et comme il a du sang maghrébin qui lui coule dans les veines, inutiles de vous dire que ça n'arrange rien, le racisme ayant lui aussi fait une forte percée en Corse ces dernières années...
Tout est là pour faire monter la tension... Melvin se sent épié mais il réussit à gagner suffisamment la confiance de certains Corses pour obtenir des informations importantes pour comprendre. Oh, ce sont des bribes d'information, on ne lui mâche pas le travail, si certains savent, et cela ne fait aucun doute que la plupart en savent plus que ce qu'ils en disent, ils ne s'expriment pas clairement, à lui de remettre de l'ordre dans ce qu'il obtient...
Mais, dans ces conditions, à qui faire confiance ?
Au final, je suis sorti inquiet de ce roman... Inquiet, parce que la peinture que nous offre Daeninckx de la Corse est terrible, alarmant, même... Une île à feu et à sang, et le romancier est peu susceptible, lui qui balance allègrement sur les grands médias et la sphère journalistique, de jouer sur le sensationnalisme, en proie à des démons aux racines solidement ancrées et qui font régner la peur sur l'île... Omerta, ok, mais pas seulement parce que c'est la culture locale. Non, qui parle creuse sa tombe à court ou moyen terme...
Et si je suis inquiet, c'est parce que je vois mal ce qui pourrait endiguer cette spirale de la violence... Certainement pas l'idée du corps expéditionnaire, et, de toute façon, les temps ont changé depuis les années 30, la République n'agit plus de la même façon qu'il y a 80 ans... Alors, quoi faire ? Une solution politique ? Avec qui sur place ? Les hommes de bonne volonté se font rares et ont une espérance de vie limitée, les vieux sages tombent comme des mouches, on ne sait plus vraiment qui tient les rênes...
Et, comme souvent, Didier Daeninckx met le doigt là où ça fait mal et profite de la fiction pour nous parler du monde qui est le nôtre et qui se débat, aux prises avec des intérêts privés, ultra-puissants, prêts à tout et bien loin de l'intérêt général prôné par ce romancier, homme de gauche et fier de l'être... Comme beaucoup de ces collègues de la tradition du roman noir à la française...
Excellente chronique, Joyeux Ami, pour un excellent livre ! Merci !
RépondreSupprimerBernard V. ;-)