dimanche 22 décembre 2013

"Je n'ai aucune cause à défendre. Elles sont toutes vaines, car de toute façon, c'est toujours le plus fort qui gagne..."

Je vais vous faire une confession : le grand lecteur de polars et de thrillers que je suis aime bien les faits divers, malgré la dérive souvent sensationnaliste qu'on leur connaît de nos jours. Non, le fait divers dépassionné, regardé comme un fait de société et qui en dit beaucoup, justement, sur son époque. Voici un roman qui correspond exactement à ces critères et même un peu plus encore. Je n'avais jamais entendu parler de Bruno Sulak avant que Philippe Jaenada ne lui consacre son dernier roman en date, "Sulak", publié chez Julliard. Chose surprenante, eu égard à l'ampleur qu'aurait pu (dû ?) avoir cette affaire... Mais d'autres bandits, sans doute bien moins fréquentables que lui, ont plus marqué la mémoire collective... Et, si nous avons oublié Sulak, c'est peut-être d'abord à cause d'eux...





Les grands-parents de Bruno Sulak sont venus de Pologne au début des années 1920 travailler, comme beaucoup de leurs compatriotes, en Lorraine. Un de leurs fils, Stanislas, choisira, lui, la Légion Etrangère, où il s'illustrera sur plusieurs théâtres de guerre, y laissant un bras, avant de rencontrer, en Algérie, celle qui sera sa femme, Marcelle.

Bruno naît d'ailleurs en Algérie, en 1955, il est leur fils aîné. Quand la situation commencera sérieusement à chauffer dans ce territoire plus Français pour longtemps, Stanislas retournera s'installer de l'autre côté de la Méditerranée, commençant bientôt une nouvelle vie en Provence, une vie rude, faites de longues journées de labeur, modeste mais qui permet à Bruno et à ses 3 frères et soeurs, de ne manquer de rien.

Le jeune Bruno semble doué pour tout ce qu'il entreprend, activités sportives, magie, et c'est un garçon joyeux et vif. A 15 ans, à Marseille, il est à la tête d'une bande, oh, le mot voyous est un peu forts, mais il définit déjà des préceptes clairs qu'il respectera par la suite : on ne vole pas le sac des vieilles dames, on ne s'en prend pas aux pauvres, on respecte les filles...

Pourtant, Bruno Sulak ne va pas choisir d'emblée la voie de la délinquance. En fait, il veut devenir militaire. Mais, alors qu'il est prêt à entrer dans la carrière, il est retoqué pour une histoire de mobylette volée... Ce n'est que partie remise : c'est finalement dans la Légion qu'il va entrer, comme son père avant lui...

Il s'y montrera un excellent élément, démontrant là encore des aptitudes remarquables, par exemple, pour ce qui concerne le parachutisme. Mais, c'est lors de cette carrière de légionnaire que le destin va frapper une première fois. Un hasard malheureux : alors qu'il est en permission et qu'il a interdiction de quitter la Corse, où il est stationné, il fait un saut à Marseille pour saluer sa famille et ses amis.

Mais, il oublie l'heure, tout à ces retrouvailles et rate le dernier ferry. Il s'apprête à rentrer en retard, dès le lundi, et s'attend à être sanctionné logiquement, mais il apprend alors que son régiment a sauté sur Kolwezi... Incapable de supporter l'idée d'avoir laissé ses camarades aller au combat sans lui, honteux de sa défection et de ce qu'il considère comme de la lâcheté, il décide de déserter.

C'est ce malheureux hasard (donnée importante tout au long de la vie de Sulak) qui va le pousser à changer complètement de vie... Il va devenir braqueur, d'abord des grandes surfaces et puis, ce qui fera surtout sa renommée, de spectaculaires casses de bijouteries dans toute la France (et même quelques unes à l'étranger...).

C'est évidemment cette vie qui est au coeur du roman de Philippe Jaenada, un roman qui repose sur de solides recherches, en particulier de nombreux témoignages récoltés par l'auteur. Une carrière marquée par un credo : jamais de violence. Certes, Sulak agira armé, mais ne fera jamais usage de ces objets de mort et écartera tout complice susceptible de verser dans la violence aveugle.

Une carrière marquée par une certaine élégance et une absence notable de cause, comme le souligne le titre de ce billet. Oui, Sulak est un homme révolté, un homme qui rejette le monde tel qu'il est, tel qu'il tourne, celui de l'argent qui corrompt tout, partout, du pouvoir utilisés à des fins personnelles. Difficile de savoir de quoi, au cours de sa vie, Sulak a été témoin exactement, mais c'est un homme sans illusion sur le monde et l'homme, qui va devenir un digne émule d'Arsène Lupin.

Cette carrière de bandit au grand coeur s'accompagnera d'exploits mémorables, des évasions, bien sûr, c'est aussi cela qui fait la légende des gangsters, mais aussi des casses d'une audace incroyable, comme celui qu'il organisera à deux pas des Champs-Elysées au moment même où le président Mitterrand et le chancelier Kohl remontent l'avenue pour se recueillir au pied de l'Arc de Triomphe.

Cette carrière, qui a duré de la fin des années 70 au milieu des années 80, sera aussi marquée par des rencontres clés. Sulak est un garçon extrêmement fidèle en amitié et il sait à quel point la confiance est importante quand il y a du danger. Il aura donc peu de complices proches, mais ils lui seront voués corps et âme.

Il y aura Thallie, son grand amour, même si Bruno, grand séducteur, aura beaucoup de conquête. Il la rencontre alors qu'il est en cavale, marié et père d'une fillette. Il lui proposera de l'accompagner, ils ne se quitteront plus pendant une assez longue période, jusqu'à ce que cela devienne trop risqué pour elle. Mais, il ne l'oubliera pas, et elle non plus...

Et puis, il y aura la "filière yougo", si je puis dire. D'abord par le biais de Drago mais surtout avec un dénommé Steve. Pas très yougoslave, Steve, me direz-vous, c'est vrai, mais il se nomme en réalité Novica Zivkovic et lui aussi a une vie incroyable, que je vous laisserai découvrir au fil du roman. Ces deux-là seront d'une fidélité et d'un dévouement extrêmes envers Bruno...

Mais l'histoire de Bruno Sulak n'est pas que ce côté flamboyant du voleur au grand coeur qui prend aux riches sans vraiment se soucier de le devenir lui-même. On a l'impression que c'est le frisson du danger, le plaisir de réussir un bon coup, d'accomplir ses braquages au nez et à la barbe de la police et en douceur, on a l'impression que c'est un jeu, pour lui...

Pourtant, il y a un moment où la trajectoire s'infléchit sensiblement, où la joie et le plaisir disparaissent et laissent la place à un homme pessimiste, désespéré, presque, lucide sur son avenir, il sait que ses jours son compté et que sa position d' "ami public n°1" (titre du livre que sa soeur lui consacrera plus tard) causera sa chute, inexorablement...

Là encore, le hasard mettra son grain de sel, impitoyable, et tout se déréglera jusqu'à un épilogue qui, bien qu'attendu, s'avérera surprenant, si vous ne connaissez pas, comme moi, ce fait divers. Et c'est aussi tout l'intérêt de ce roman : essayer de comprendre ce qui s'est passé dans la nuit du 17 au 18 mars 1985...

Je ne vais pas parler des faits, on n'est pas à proprement parler dans un polar, mais il faut évidemment vous laisser la primeur des faits. Pourtant, je crois que pour se faire une idée de ces événements, il faut avoir en tête tout ce qui précède et comment Philippe Jaenada a choisi de le raconter.

Son livre n'est pas juste le récit des faits tels qu'on les connaît dans une version officielle ou via la presse, ce n'est pas une relation clinique des faits, un documentaire façon "Faites entrer l'accusé", ni même un livre autour de faits divers comme ceux d'Ann Rule ou de Morgan Sportès... Non, Jaenada a choisi de mettre de lui dans ce récit, usant (et abusant ?) de la digression, parfois personnelle, souvent sous forme de chronique de l'époque.

Je souris en me relisant, avec cet "abusant ?" que je veux volontiers provocateur. Je soupçonne certains lecteurs d'être vite agacés par ce procédé, mais je l'ai trouvé drôle, fin, souvent pertinent, dans l'esprit du roman (lorsque les faits deviennent plus graves, le ton des digressions se met au diapason).

Et surtout, il permet aussi d'embrasser non seulement un destin, celui de Sulak, mais toute l'époque dans laquelle il s'inscrit, et même au-delà, puisque le début du roman est consacré aux grands-parents et aux parents du personnage principal du livre. Jaenada quitte régulièrement le récit direct des faits impliquant Sulak pour nous parler de ce qui défraye la chronique à ce moment-là.

Pas forcément la Grande Histoire, ni la grande actualité, mais il fait plus un travail d'échotier qui n'est sûrement pas anodin. Pourquoi ? Parce que, à mes yeux, il nous raconte deux éléments clés qui éclairent l'histoire et la fin de Bruno Sulak. Le premier, c'est le développement de ce banditisme à la française qui marquera les années 70 en particulier, avec comme figures de proue, Albert Spaggiari, l'auteur du casse des égouts de Nice, et Jacques Mesrine, évidemment. Le second, c'est l'entrée dans les années fric, où les signes extérieurs de richesse se montrent, ostensiblement.

Or, Bruno Sulak n'est rien de tout cela, mais comme il s'est senti toute sa vie prisonnier de quelque chose, il le sera de ce contexte précis. Je me trompe peut-être, mais je pense que le destin de Bruno Sulak, en particulier ses derniers moments, auraient été différents sans ces précédents... Spaggiari et Mesrine ont ridiculisé bien souvent la police et la justice, Sulak aussi et il a été une goutte d'eau qui a fait déborder le vase...

On voit, dans les affaires connexes que Jaenada relate, la tension monter entre bandits et policiers, on voit la violence croître, atteindre parfois des sommets de violence, des hommes tombent, des deux côtés et les réactions s'exacerbent. Sulak est au-dessus de cela. Attention, ce n'est pas un saint, mais il n'entre pas dans ce système de confrontation. Il l'a toujours dit : s'il est pris au piège, il se rendra...

Je ne peux m'ôter de l'idée qu'il fallait coincer Sulak, le mettre hors d'état de nuire coûte que coûte pour ne pas subir une nouvelle déconvenue qui ferait de la police la risée de l'opinion... Et, paradoxalement, ce côté non-violent a peut-être joué contre lui... Pour le reste, comme le dit Jaenada, le livre n'a pas comme objectif de déclencher des polémiques, mais les zones d'ombres et les incohérences relevées à la fin de l'histoire sont assez terrifiantes et laissent augurer de méthodes indignes.

"Bruno Sulak, c'est le contraire de la violence", ont dit ses avocats. Et pourtant, il en a subi la loi. Celle des plus forts. Un mot tout de même sur un personnage qui manque à ce rapide (si, si...) regard sur ce roman : le flic. Que serait un grand gangster sans son alter ego représentant la loi ? Ici, il s'appelle Georges Moréas.

Si Sulak est l'anti-Mesrine, alors, Moréas est l'anti-Broussard. Séducteur mais beaucoup moins rouleur de mécanique que son célèbre collègue, il est sans doute celui qui a le mieux cerné (hum, mot malheureux, non ?), disons compris Sulak. Les conversations entre ces deux-là, qui ne se sont, sauf erreur de ma part, jamais rencontré de visu, sont celles de deux hommes qui auraient pu être amis et partagent une même vision des choses où tout ne se termine pas forcément dans la confrontation violente mais en bonne intelligence...

Ce lien entre Sulak et Moréas, ainsi que ce contexte et cette époque m'ont fait penser aux polars qui cartonnaient au box-office dans ces années-là... Pas étonnant, donc, d'y croiser furtivement aussi bien Jean-Paul Belmondo (d'une façon assez sidérante, d'ailleurs...) que Alain Delon... On est typiquement dans ces histoires où la frontière entre flics et voyous n'a jamais été aussi floue.

J'ai été passionné par ce livre, véritable chronique d'une époque, plus encore que relation d'un fait divers. Tout y est et Jaenada s'incruste avec malice et ironie dans tout cela, sans pour autant perdre de vue sa trame principale. Il y a un boulot de dingue derrière ce roman, dans la documentation et les rencontres. Evidemment, tout témoignage est sujet à caution, mais Jaenada joue, malgré son attachement sincère à Sulak et à certains des témoins rencontrés, les modérateurs.

A l'arrivée, on a face à nous un personnage qu'on croirait sorti tout droit d'un polar de la série noire, séduisant et provocateur, malicieux et sarcastique, mais qui porte aussi un profond mal-être en lui, aggravé par son peu de confiance dans la société dans laquelle il a vécu... Un double visage omniprésent tout au long de cette histoire pas ordinaire à qui Philippe Jaenada réussit à donner un vrai souffle romanesque, au meilleur sens du terme.

1 commentaire:

  1. J'aime beaucoup votre critique, et je partage votre opinion sur les causes de la fin tragique de Bruno Sulak.
    Ondine

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