dimanche 6 juillet 2014

"Soldats, on dégrade un innocent... Soldats, on déshonore un innocent... Vive la France ! Vive l'armée !"

Romancer l'histoire. Non, ce n'est pas un sujet du bac. Cela me ferait plutôt penser à un thème de café littéraire pour les Imaginales, tiens... En tout cas, le livre du jour illustre parfaitement cette problématique et fait d'un épisode que nous connaissons tous, l'Affaire Dreyfus, le sujet d'un thriller historique palpitant et sombre, laissant de côté les querelles idéologiques pour plonger dans le récit respectueux des faits vus à travers le prisme romanesque. Dans "D." (paru en grand format chez Plon), Robert Harris, auteur de "Fatherland", "Enigma" ou "l'homme de l'ombre", nous plonge dans les méandres de l'affaire mais aussi dans le fonctionnement parfois complexe des différents acteurs du drame. Car, quel que soit leur rôle, tous mettent en avant le devoir et l'honneur, deux valeurs qu'on peut attendre de militaires, mais qui vont être distordues et instrumentalisées à l'extrême pour faire de cette histoire assez anodine, le drame que l'on connaît.





Le 5 janvier 1895, Alfred Dreyfus, capitaine de l'armée française, est dégradé dans la court de l'Ecole Militaire à Paris. Reconnu coupable de haute trahison, l'officier doit quitter prochainement la métropole pour l'île du Diable, au large de la Guyane, où il sera détenu dans des conditions terrifiantes... 20000 personnes, dit-on, assistent à l'événement, alors qu'on arrache au capitaine déchu ses épaulettes et ses boutons et qu'on brise son sabre.

Les seuls mots que prononcera Dreyfus, alors que les ordres étaient de l'empêcher à tout prix de s'exprimer, sont ceux qui servent de titre à ce billet... Mais la foule n'en a cure, elle est remontée contre le traître, le juif, celui qui a trahi la France en livrant des documents à l'Allemagne, l'ennemi honni, contre qui la soif de revanche est immense depuis la débâcle de 1871.




Le commandant Georges Picquart est aussi présent sur place. Il a pour mission de faire un compte-rendu de cette cérémonie, si l'on peut employer ce mot, au ministre de la guerre, le général Auguste Mercier et au chef de l'Etat-major, le général de Boisdeffre. Picquart, s'il n'est pas convaincu par la méthode employée pour livrer Dreyfus à la vindicte populaire, ne doute pas un instant de la culpabilité du capitaine déchu.

Il faut dire qu'il le connaît bien : Picquart a enseigné la topographie à l'Ecole Militaire et a eu Alfred Dreyfus parmi ses étudiants... Un jeune homme dont il se souvient bien et qui ne lui a pas laissé que d'excellents souvenirs, en particulier dans son comportement. Et Picquart a même participé à l'arrestation du capitaine félon.

A la suite de ces événements, 6 mois plus tard, Georges Picquart est monté en grade et, à sa grande surprise, a obtenu une promotion. Elle ne l'enchante guère a priori, mais l'homme est ambitieux, ce genre d'avancement ne se refuse pas. Désormais lieutenant-colonel, il est placé à la tête de la section de statistique, comprenez le service de contre-espionnage, ce service même qui a mené l'enquête aboutissant à la condamnation de Dreyfus.

Il y remplace le colonel Sandherr qui vient de prendre sa retraite pour raisons de santé. Sous ses ordres, en particulier, 3 hommes avec qui le courant ne va pas franchement bien passer : le commandant Henry, au rôle funeste dans cette histoire, le capitaine Lauth ou encore l'archiviste Gribelin. Une équipe constituée depuis longtemps, soudée et qui voit d'un mauvais oeil ce nouveau supérieur.

De son côté, Picquart, qui ne connaît rien aux questions d'espionnage, essaye de se familiariser avec ses nouvelles fonctions. Et ce qu'il découvre le fait tiquer... Des méthodes qui fleurent bon l'amateurisme, des pratiques et des déductions un peu simplistes, quelques idées reçues tenaces, des regards sombres, une défiance à peine voilée...

Mais il apprend aussi que la France n'est pas en reste, question espionnage. En effet, l'armée dispose d'une source fiable à l'ambassade d'Allemagne à Paris, qui livre régulièrement à Henry des documents qui n'ont pas été détruits, mais simplement déchirés et jetés à la corbeille. C'est d'ailleurs grâce à cette source, apprend-il, que l'affaire Dreyfus à démarré, car ce sont les documents transmis par cette personne qui ont révélé l'existence d'un traître.

Picquart n'a toujours aucun doute, mais il est curieux. Parmi ses attributions, il y a la censure de la correspondance de Dreyfus avec ses proches. Car, s'il est isolé sur l'île du Diable, la bien nommée tant il y vit un enfer, et s'il subit un régime d'exception pour sa détention, il peut écrire et recevoir du courrier.

Et ce qui frappe Picquart, c'est la force qui ce dégage de ces lettres, une force qui pourrait persuader les plus sceptiques de son innocence. Quant à ses proches, son épouse, son frère, ils continuent à se démener pour faire reconnaître l'innocence d'Alfred. Pas vraiment le comportement d'un coupable ou d'un traître.

Alors, sans croire encore à l'hypothèse de l'innocence de Dreyfus, Picquart va se pencher sur l'enquête et les documents qui ont abouti à sa condamnation. Une enquête clandestine, contre tous les hommes placés sous ses ordres, contre sa hiérarchie qui ne veut rien savoir. Car, dès qu'il se penche sur les pièces du dossier, rien ne colle.

Oui, il y avait un traître au sein de l'armée française. Un homme qui livrait des informations à l'Allemagne. Des informations sans grand intérêt, qui ne risquaient pas de donner un avantage décisif au voisin honni en cas de revanche. Car l'atmosphère est tendue entre les deux pays et les rumeurs de conflit vont bon train.

Bref, Picquart se forge une opinion et elle repose sur deux points : le traître ne peut pas être Dreyfus, mais un certain Esterhazy ; et, d'autre part, toute l'accusation contre Dreyfus repose sur des preuves qui n'en sont pas et des raisonnements bancals. Sauf que personne ne l'écoute, personne ne veut l'écouter, plutôt. Le message est clair : Dreyfus est le traître, quoi qu'il arrive ; peut-être y en a-t-il d'autres, mais cela ne remet pas en cause la culpabilité du capitaine. Pour le reste, circulez, il n'y a rien à voir.

Georges Picquart, narrateur de "D.", va alors tout faire pour démontrer l'innocence d'Alfred Dreyfus et faire condamner Esterhazy. Mais, pour cela, il va risquer sa carrière et même sa vie. Dreyfusard presque malgré lui, Picquart est surtout habité par deux notions que tout militaire a en lui : l'honneur et le devoir. Le problème, c'est qu'en face de lui, les militaires qui se serrent les coudes et réaffirment sans cesse que Dreyfus est un traître, brandissent ces deux mêmes valeurs, comme des étendards...

De l'affaire Dreyfus, on connaît évidemment le fameux article d'Emile Zola, paru dans l'Aurore, le journal de Clémenceau, sous le titre "J'accuse !" Mais, sans les intuitions de Georges Picquart, seul officier à rendre honneur à son uniforme dans cette histoire, contrairement à tous les autres militaires présents, rien n'aurait sans doute filtré et aucun des coups de théâtre successifs ne se serait produit.




Robert Harris, qui revendique dans un court message en début d'ouvrage sa fonction de romancier, a choisi de montrer toute l'histoire à travers le regard de Picquart et crée une ambiance dont il a le secret, lourde, pesante, pleine de défiance et de colère, d'orgueil mal placé et de certitudes confinant à l'auto-suggestion. Il en ressort un véritable roman d'espionnage prenant des allures de thriller et mettant Picquart dans un état proche de la paranoïa, alors qu'il se bat envers et contre tous.

Picquart, je l'ai dit, est ambitieux. Mais c'est aussi un militaire qui accomplit une carrière fulgurante, gravissant la hiérarchie à grande vitesse. Un des plus jeunes hommes à atteindre le grade de lieutenant-colonel. Tout repose aussi sur le conflit intérieur qui agite cet homme, ni meilleur, ni pire que les autres, qui semble ne pas spécialement aimer les juifs, mais qui place au-dessus de tout la justice et le devoir.

Et la justice, c'est de faire revenir Dreyfus de l'enfer, le devoir, c'est de faire condamner Esterhazy, seul véritable traître dans cette affaire, et pour la plus vile des raisons, qui plus est, l'appât du gain. Picquart, comme Dreyfus, de rejetteront d'ailleurs pas l'armée en tant qu'institution, ils reprendront l'uniforme après leurs déboires respectifs. Mais, pour la justice, on repassera...

Robert Harris, j'insiste, prend quelques libertés romanesques dans "D.". Pas avec les faits, mais avec leur interprétation, comme ces morts, parfois secondaires, ou des actes violents qui jalonnent le récit et qu'il utilise comme des outils pour faire monter la tension et la sensation de danger d'un cran : n'aurait-on pas intérêt à faire taire ceux qui voudraient trop voir Dreyfus innocenté ?

Mais alors, que reproche-t-on à Dreyfus, exactement ? On le sait, cette affaire n'a jamais vraiment cicatrisé. Elle s'est produite dans une période, l'installation de la IIIe République, où la France vivait sous tension, où chacun choisissait son camp entre une gauche républicaine et une droite nostalgique de l'Empire et de la Monarchie.

A titre personnel, je trouve très intéressant que Robert Harris ait choisi de laisser de côté les querelles idéologiques profondes qui ont alimenté cette affaire des années durant, et même encore longtemps après. Harris s'intéresse d'abord aux faits, tels que Picquart les a découverts. Et force est de reconnaître que les choses sont infiniment plus prosaïques...

Oui, Dreyfus et juif, et cela joue contre lui, c'est certain. L'antisémitisme, en France, est alors à un paroxysme, dans le sillage du sinistre Edouard Drumont. Les cris de la foule, rappellent ces fortes tensions et cette haine qui revient si souvent dès que quelque chose de tourne pas rond dans ce pays. Oui, la dimension antisémite existe dans l'affaire Dreyfus, mais elle n'est pas la clé de tout.

Alfred Dreyfus est en effet également Alsacien, riche, l'essentiel de sa famille vit en Allemagne, il a la réputation d'être peu liant et particulièrement arrogant. Bref, il a tout pour déplaire en cette période où l'Alsace est devenue territoire allemand, où le riche n'inspire pas la confiance et où tout ce qui touche de près ou de loin à l'Allemagne est suspect. Au cours de l'affaire, les milieux les plus conservateurs qui sont aux commandes de l'armée ajouteront une bonne dose de xénophobie et d'homophobie à toute cette affaire...

Il y a un traître, c'est une réalité et une certitude. Mais ensuite, quand il a fallu mettre un nom sur ce traître, celui de Dreyfus s'est imposé bien malgré lui, parce qu'il focalise toutes les haines du moment. Ensuite... Eh bien ensuite, c'est le devoir et l'honneur qui ont fait le reste. Oui, je sais, c'est complètement paradoxal, c'est ainsi, en tout cas, que j'ai reçu ce récit.

Parce que reconnaître qu'on s'est emballé un peu vite, qu'on a fait une terrible erreur, ce qui est recevable, malgré les abominables conséquences, on s'entête, on s'arc-boute, on refuse de reconnaître ses torts, on s'auto-persuade qu'on a raison, malgré les preuves du contraire qui s'accumulent...

Et comme ça ne suffit pas, on fabrique des preuves, on fausse les instructions, on joue des galons, on menace, discrètement, on discrédite, on écarte, on isole, on mute et si ça ne suffit pas, on emprisonne... Une spirale qui dévoie totalement le devoir et l'honneur, qui seront pourtant mis en avant jusqu'au bout pas les officiers concernés...

L'armée fait corps, plus que jamais, non pas Grande Muette, car elle s'exprime, comme un seul homme, sans jamais fléchir. Et quand l'un de ses membres fléchit, c'est l'honneur qui est atteint, et on en tire les conséquences. Ou alors, c'est Picquart, qui ne craquera jamais malgré tout ce qu'il va endurer dans cette affaire.

Le grand mérite de cet homme est d'avoir eu des convictions plus fortes que ses ambitions ou ses peurs. Beaucoup, dans la position de Georges Picquart, auraient renoncé. Ils auraient sans doute mal dormi, mais auraient rangé leurs doutes sous leur mouchoir, bien au fond de leur poche. Pas Picquart, qui voit l'affaire Dreyfus comme un drame humain, bien sûr, mais aussi comme un crime de lèse-armée.

Robert Harris met en scène de façon passionnante et pleine de suspense (paradoxal, alors qu'on connaît la fin de l'histoire...) l'affaire Dreyfus et plonge dans l'âme et l'intériorité d'un homme en proie à des débats personnels violents et puissants, mais qui va aussi subir la pression de l'arbitraire et de la lâcheté d'un pouvoir borné.

Tout est là, tous les ingrédients d'un drame qui a marqué l'Histoire de France, mais qui a aussi beaucoup fait parlé hors de nos frontières. Sans doute, comme moi, resterez-vous ébahis et pensifs, en refermant ce livre, devant le constat final qui ne verra aucun coupable puni, si ce n'est deux innocents, dont un, de façon absolument inhumaine...

Et l'effroyable impression qu'on aurait pu éviter tout ça...


Trois dernières choses avant de boucler ce billet, les documents-clés de cette affaire, le Bordereau, document qui va être le point de départ de l'accusation contre Dreyfus ;




Le "petit bleu", un télégramme, intercepté à l'ambassade d'Allemagne, qui va faire comprendre à Georges Picquart qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans ce dossier ;




Enfin, la lettre, elle aussi interceptée par la section de statistique, seul document incriminant nommément Dreyfus. On la présente comme une lettre de l'attaché militaire italien, Alessandro Panizzardi à son homologue allemand, Maximilian von Schwartzkoppen, chez qui travaille l'espion français par qui tout a commencé...




Bien sûr, "D." reste un roman, il existe des ouvrages purement historiques, comme "le dossier secret de l'affaire Dreyfus", publié chez Alma éditions par 3 historiens, Pierre Gervais, Pauline Peretz et Pierre Stutin. Mais, pour aborder l'affaire de façon plus romanesque et sans jamais trahir l'Histoire, le livre de Robert Harris est idéal.

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