Cinq ans après "Monster", Patrick Bauwen propose un roman qui n'est ni une suite, ni un "prequel", mais une histoire reprenant les personnages de ce précédent livre, en forgeant une toute nouvelle histoire autour d'eux. Bienvenue à Eden, charmante petite bourgade de Floride, enfin, charmante, ça dépend un peu des jours. "Les fantômes d'Eden", récemment sorti chez Albin Michel est un thriller à conseiller aux amateurs d'histoires bien tarabiscotées, énigmatiques et embrouillées, qui se dévoilent peu à peu jusqu'à un dénouement en forme d'apothéose. Une histoire à rebondissements qui plonge ses racines dans l'enfance des personnages et une dimension proche, très proche, du fantastique, qui vient ajouter une touche de mystère et de tension. On se pose énormément de questions, le récit se ramifie avec plein de racines, comme ces plantes géantes qui pullulent dans les marais proches d'Eden... Précision : il n'est pas nécessaire d'avoir lu "Monster" avant "les fantômes d'Eden".
Paul Becker a très mal vécu la période qui a suivi les mésaventures qui lui sont arrivées dans "Monster". Son couple est parti à vau-l'eau, son travail aussi, dans ce dispensaire où il soignait les plus pauvre et les personnes ne bénéficiant pas d'assurance-maladie. Malgré l'aide (financière, mais pas seulement) de ses deux amis, Jerry et Cameron, l'établissement court à la faillite.
Quant à Paul Becker lui-même, il a plongé dans une profonde dépression qui a transformé le sémillant médecin en épave. C'est dans la nourriture qu'il a trouvé refuge pour soigner ses maux, devenant atrocement obèse. Mais, lorsqu'un arrêt cardiaque manque de l'envoyer ad patres, il comprend qu'il ne peut continuer ainsi.
Incapable de continuer comme ça, au bord de la ruine, il décide alors de fuir Eden la mal nommée, sur un coup de tête, du jour au lendemain, sans prévenir personne, il récupère le peu qui lui reste et prend la route, sans véritable but. Juste s'éloigner de cet endroit où il a tout connu, les grands bonheurs de l'enfance, un premier amour inoubliable, un mariage et un métier qu'il chérissait... Et la descente aux enfers...
Enfant, il a formé une bande indissociable avec ses potes, Jerry, dit le Bigleux, et Cameron, dit Big Cam, déjà évoqués, mais aussi Stan, le cousin de Cameron, dit Stan le Dingue. Paul, lui, on l'appelait le capitaine, parce qu'en cet été 1979, c'est pour des pirates que la petite bande se prenait dans des jeux pas toujours tranquilles.
Des amis inséparables, même lorsque Paul est devenu la tête de turc d'un balèze, Teddy Theroux, le fils d'un des hommes les plus puissants de la région. Des amis inséparables aussi lorsqu'une demoiselle, fraîchement débarquée à Eden avec sa famille, les a rejoints. La jolie Sarah, sans doute la seule demoiselle qui aurait pu rejoindre et attendrir cette bande de garnements.
C'est dire s'il la décision de quitter Eden a été motivée par un cas de force majeur. Par la honte, aussi, celle de paraître dans cet état physique effroyable, dans ce corps qui pourrait bien le lâcher à chaque instant, celle d'avoir coulé psychologiquement parlant, celle d'avoir entraîné ses amis dans le naufrage de sa clinique. La honte, enfin, d'avoir sans doute pris bien des mauvaises décisions.
Pendant une année, plus personne ou presque à Eden n'aura de nouvelle de Paul Becker, parti sans laisser d'adresse. Une année d'angoisse pour ses amis, jusqu'au jour où la nouvelle tant redoutée est arrivée en Floride : Paul Becker est mort. Oh, sans doute cette annonce n'a-t-elle pas surpris grand-monde plus que cela, mais forcément, mourir à 42 ans, ça fait un choc...
C'est donc entre quatre planches, comme on dit (bizarre, pour moi, il en faut 6 pour faire un cercueil, mais bon...), que Paul Becker rentre à Eden, la ville de son coeur, là où, enfin, il goûtera un repos éternel, débarrassé, espérons-le, de tous les maux qui l'ont poussé à se détruire consciencieusement durant les derniers mois de son existence terrestre...
Mais, si c'est bien Paul Becker qui se trouve dans cette boîte massive que les servants ont du mal à soulever et à soutenir en raison du poids énorme de son occupant, pourquoi, dans une voiture garée à l'entrée du cimetière d'Eden, le narrateur se trouve-t-il là, à prendre des photos et à se faire passer pour un journaliste ?
Et pourquoi nous explique-t-il s'appeler... Paul Becker ?
Un Paul Becker métamorphosé par une année d'ascétisme, à tel point que plus personne à Eden ne peut le reconnaître Un parfait anonymat, renforcé par une coiffure différente et une barbe, pas du tout postiche. Oui, c'est bien le docteur Becker qui est là, bien vivant, revenu à Eden pour comprendre qui a essayé de le tuer et pourquoi...
Je n'en dis pas plus, comme je ne vais rien dire de cette "année sabbatique" dont le récit occupe une portion importante de la première partie du roman. Nous ne sommes que dans le préambule de ce roman tentaculaire de près de 630 pages, qui va, à partir de là, nous entraîner dans d'étonnantes aventures, présentes et passées, qui vont éclairer ces événements.
Si "les fantômes d'Eden" se présente au départ comme un thriller assez classique, sur une base à la Monte-Cristo, avec un Becker/Dantes revenu confondre son "assassin", en tout cas, celui qui a tout fait pour l'être. Comme le personnage de Dumas, le médecin, méconnaissable, se mêle à cette société qu'il a bien connu pour sonder les uns et les autres. Car, il n'en doute pas : pour savoir où le trouver, il fallait être un de ses proches, peut-être un de ses amis.
Son enquête est délicate, il ne faudrait pas risquer de griller sa couverture par une remarque maladroite. Et puis, le tueur est toujours là, quelque part. Il doute le connaître, mais il n'en va certainement pas de même pour celui, celle, ceux, comment savoir, qui l'a, l'ont envoyé pour accomplir sa sale besogne.
Alors, même si Paul Becker n'est peut-être pas le sujet le plus excitant dont puisse rêver un journaliste, cette profession qu'il a endossée lui permet de fureter et de poser des questions sans qu'on se doute de son véritable projet. Reste à savoir comment les différents fers qu'il a mis au feu pour comprendre ce qui est venu si brutalement troubler sa nouvelle vie.
Mais, curieusement, s'il avait déjà beaucoup changé quand on a attenté à sa vie, il n'avait sans doute pas encore retrouvé complètement le goût de vivre. Avec cette enquête, c'est une raison de vivre qu'il s'est découvert. Et ça lui manquait. Le fantôme de Paul Becker, tout vivant qu'il soit, est aussi bien décidé à ce qu'on lui fasse justice, afin de redevenir lui-même le plus tôt possible.
Dans tout cela vient se glisser une dimension fantastique très bien exploitée, je trouve, parce qu'elle alimente sans jamais diminuer, une partie de la tension qui habite le roman. Cette facette du livre prend racine à Eden, dans ces marais si propices à faire naître des histoires. Des croquemitaines qui effrayent les enfants lors des veillées, des histoires qu'on se transmet et qui permettent toutes sortes d'expérimentations qui forment la jeunesse, autant que les voyages.
C'est là qu'on retrouve l'étrange sentence, récurrente dans le livre, qui sert de titre à ce billet. Elle émane d'une vieille femme, déjà vieille dans l'enfance des personnages, plus que centenaire dans la partie contemporaine. Une vieille femme noire qu'on verrait sortie du bayou de Louisane, mais qui ne dénote pas du tout dans les marais de Floride.
Ce personnage-là aussi, comme la manière dont Bauwen le met en scène, évoque ces terres fécondes en légendes horrifiques et installe un climat tout à fait spécial, humide et lourd, chaud et oppressant, collant et inquiétant. Le décor qui va avec, ces marais, ces maisons à faire passer la Bates Motel pour une riante chaumière, ces bruits bizarres, ces ombres jusque dans le cimetière... Tout cela participe à l'atmosphère d'Eden.
Dans cette ambiance, évolue notre "Club des Cinq". Oh, oui, la référence est sans doute un peu facile, mais il y a vraiment de ça, dans la soif d'aventures et la curiosité insatiables de ces petits monstres. A une différence près : lorsqu'ils se mettent joyeusement dans la mélasse, c'est de justesse qu'ils s'e sortent et les traces que laissent ces événements sont indélébiles.
Mais, on retrouve dans cette partie d'enfance quelques moments palpitants, dont certains lorgnent gentiment vers Stephen King, dont on sait qu'il adore mettre en scène des enfants, et aussi des enfants ayant grandi. L'imaginaire galope dans ces moments, sans doute renvoient-ils aussi à des expériences propres au lecteur que je suis, à des souvenirs de grandes odyssées imaginaires, avec bandeau sur l'oeil et sabre de bois, quand on en avait marre d'être un cow-boy...
Tandis que les deux histoires séparées par 30 années s'entrelacent comme des brins d'ADN (je suis fier de cette comparaison, vous ne pouvez pas savoir à quel point ! Elle m'est venue en croisant brièvement Crick et Watson, en court d'histoire... Bref...), l'intrigue nous embrouille gentiment, nous emmenant dans plein de directions différentes avant que le dénouement ne ramène tout cela à son épicentre.
Un dénouement, oh, allez, je vous le dis, n'y voyez pas un grand reproche, j'ai bien apprécié, un dénouement, donc, qui m'a semblé un peu "too much". Un déferlement si soudain et mis en scène de façon très cinématographique qui m'a fait sourire, comme lorsque je regarde la fin d'un film de Quentin Tarantino, tiens. Mais bon, ça dépote et on a les réponses qu'on attendait, alors...
En fait, on revient à une ambiance très particulière, comme si cet endroit, Eden, si loin et pourtant si proche du paradis dont il porte le nom, tant l'endroit pourrait, sous un autre jour, être idyllique, était une espèce de faille, un triangle des Bermudes en pleine Floride, un endroit où, sans qu'on sache trop pourquoi, se déchaînent d'un seul coup des forces pas très naturelles...
Et, de King, qu'on voyait pointer par moment le bout du museau, on dérive vers une autre catégorie de thrillers fantastiques, ceux que co-signent Donald Preston et Lincoln Child. En fait, j'ai même un titre précis d'un roman de ces deux-là en tête, et je m'attendais par moments à voir débarquer à Eden l'agent (très) spécial du FBI, Aloysius Pendergast. En vain...
Reste l'excellent titre choisi par Patrick Bauwen pour son quatrième roman. Car des fantômes, ce roman en est plein. J'allais écrire au propre comme au figuré, je me rends compte à quel point cette formule est bizarre... Mais, j'ai vraiment aimé voir tous les types de fantômes qu'on croise à Eden et autour de Paul Becker.
Le romancier joue parfaitement avec les différentes acceptions du mot, les différentes façons d'être hanté et tout l'imaginaire que cela peut véhiculer. Sorte de roman à tiroir, "les fantômes d'Eden" dresse cette galerie de spectres tout au long du récit jusqu'à la fin de cette histoire, pour une ultime pirouette en guise de conclusion.
Que va-t-il advenir d'Eden, désormais ? Je ne le sais pas. Patrick Bauwen choisira-t-il de nous y emmener une troisième fois, pour nous montrer ce lieu sous un troisième angle différent, ou bien décidera-t-il de refermer ce chapitre et de nous emmener ailleurs, vers d'autres histoires à frissons, mais dans des contextes différents.
Je n'en ai aucune idée. Et pourtant, que j'aimerais en savoir plus sur le devenir de certains personnages. Les voir évoluer dans une ambiance apaisée, avec des soucis différents, mais plus aisément gérables, aussi. Avant, probablement, parce que c'est la règle du jeu, de voir une nouvelle tempête se lever et les emporter dans son tourbillon.
Mais je ne suis pas l'auteur, juste un simple lecteur...
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