jeudi 30 avril 2015

"L'Arme qui mettra fin à la guerre".

Voilà quelques années que je n'avais pas remis les pieds, enfin, les yeux et les neurones, dans l'univers sombre, décalé, parfois oppressant et toujours étrange de Christopher Priest. Voilà qui est réparé, avec le dernier roman en date de cette pointure de la science-fiction britannique, qui nous revient avec une histoire... Allez, je vous fais un aveu : au moment où je tape ces lignes, je n'ai aucune idée d'où je vais : parler de "l'Adjacent" (en grand format chez Denoël) est loin d'être facile. Il s'agit d'une lecture fascinante, exigeante, pour laquelle chaque lecteur aura certainement une vision propre. Un roman où l'on retrouve nombre des thèmes favoris de Priest, superbement agencés. Mais, par-dessus tout, alors qu'on croit s'embarquer pour un roman post-apocalyptique, c'est en fait une histoire d'amour universelle que l'on a entre les mains...



Tibor Tarent, photographe en free-lance, rentre au pays, seul. Son épouse, Melanie, qu'il avait suivie en Anatolie où elle travaillait comme infirmière, est sans doute morte. Sans doute, car elle a disparu sans laisser de trace. Oh, je vous vois venir, couple = routine = érosion = dispute = séparation... Bref, la dame en a eu marre de son cher et tendre et a fichu le camp.

Dire que le couple traversait sa plus heureuse période serait mentir. Il y avait du tangage et du roulis entre les deux, mais non, Melanie n'est pas partie. Elle s'est... volatilisée, alors qu'elle était sortie de l'enceinte protégée dans laquelle elle travaillait, et ce, malgré le danger encouru. Et, là où elle se trouvait, on ne voyait plus qu'un sinistre triangle équilatéral parfait... Inexplicable, incompréhensible...

Alors, Tibor est rentré en Angleterre, décision qu'il avait déjà plus ou moins prise du vivant de Melanie. Il rentre dans un pays qu'il a du mal à reconnaître. Il sait bien que son pays est désormais la République Islamique de Grande-Bretagne, mais, malgré tout, dès qu'il essaye de regarder le paysage, lors de ses transferts, c'est comme si on l'en empêchait.

Quant à savoir où on l'emmène et pourquoi exactement, mystère et boule de gomme, là encore. L'occasion de faire quelques rencontres, dans le véhicule collectif blindé dans lequel on le conduit. Mais, pas de grands bavards, en général. Ou alors, franchement susceptibles, comme cette femme, couverte d'une burqa, qui semble en savoir énormément sur lui et lui reproche de l'avoir prise en photo...

L'ambiance est particulièrement tendue, Tibor le ressent confusément, mais ne parvient pas à savoir ce qui semble à ce point inquiéter nombre de ses interlocuteurs. Et, lorsqu'il apprend la raison, il en reste ébahi : quelques semaines plus tôt, un épouvantable attentat a rayé de la carte une partie de la ville de Londres. En Anatolie, coupé du reste du monde, il n'en avait rien su.

Il comprend soudainement pourquoi, lors de son transfert, on a soigneusement évité de le laisser regarder à l'extérieur au moment du bref passage dans la capitale. Et sa surprise ne s'arrête pas là : sur le lieu de l'attentat, où aurait dû se dresser la ville, un immense triangle équilatéral parfait... Comme celui qui se trouvait sur le lieu de la... disparition de Melanie...

Un mot est apparu au cours des explications, partielles, qui lui sont données : l'adjacence. Mais qu'est-ce que c'est que ce truc-là ? Et voilà, c'est toute la question. Car, une fois ce mot lâché, le lecteur va être entraîné dans différents lieux, différentes époques, à la rencontre de différents personnages, tout en revenant régulièrement dans cette Angleterre dystopique (et franchement flippante) qui nous accueille dans la première partie.

Des tranchées de la Première Guerre Mondiale au jardin d'un Prix Nobel, en passant pas une base aérienne de la RAF pendant le Blitz ou encore l'étrange île de Prachous, on voyage beaucoup dans "l'Adjacent", avec quelques fils conducteurs visibles, d'autres qui le sont moins. Quelques indices, rien de plus. Mais on se pose alors énormément de questions, autant qu'on est entraîné dans ces histoires qui sont quasiment des nouvelles.

Et, dans chacune d'elle, on retrouve des sujets chers à Christopher Priest, déjà présents dans ses précédents livres. Je ne vais pas faire la liste exhaustive, je ne suis pas un assez grand spécialiste, mais les plus évidents, ce sont bien sûr la magie et l'aviation, ainsi qu'une incroyable facilité à brouiller les contours de la réalité.

Eh oui, la magie revient. A plusieurs reprises, d'ailleurs, de façon assez étonnante, la première fois, car il s'agit d'une utilisation particulière de l'illusionnisme, et puis, plus tard, de façon beaucoup plus classique, cette fois. Pas de resucée du "Prestige", c'est tout à fait autre chose, mais après tout, dès les première page, il est quasiment question d'escamotage, lorsque l'on décrit la disparition de Melanie.

Alors, oui, la magie, l'illusion, la manipulation, les faux semblants, tout cela est au coeur de "l'Adjacent". A sa façon, moins visible que son précédent roman consacré à ce sujet, ce livre est aussi un livre sur la magie et son application concrète, pas seulement sur scène, mais dans la vie de tous les jours.

Et puis, il y a l'aviation. Et là, forcément, les amoureux des appareils anciens devraient être aux anges. Car, si Priest nous emmène d'abord sur la piste des fondus qui ont, les premiers, lancé la guerre aérienne, aux commandes de bouts de bois aussi incertains techniquement que visibles pour les défenses ennemies.

Au-delà du défi que cela représentait, il y a la folie de se lancer dans de telles aventures, dont on n'était vraiment pas certain de revenir entier. Et, comme c'est un début, on cherche déjà comment améliorer les choses. Alors, oui, on parle de guerre, d'espionner son ennemi, voir de lui porter quelques coups durs par la voie des airs, mais c'est vrai que c'est impressionnant de se mettre dans la peau de ces pionniers.

Ensuite, c'est à bord de ses forteresses volantes que furent les Lancaster, que nous emmènent Priest. Mais, et la couverture en témoigne, le véritable hommage que rend le romancier est pour le roi des avions de chasse : le mythique Spitfire. On n'est pas dans la revue technologique ou les mérites comparés, non, simplement, il y a cet avion et le plaisir qu'il donne à ceux qui le pilotent, malgré l'effroyable danger d'une guerre à son paroxysme.

Car, de partie en partie, de lieu en lieu, d'époque en époque, "l'Adjacent" nous emmène d'univers sombres en univers sombres. Le plus souvent, la guerre fait rage, larvée ou très visible, parfois loin, mais jamais sans conséquence. Ce sont des mondes sens dessus dessous que nous décrit Christopher Priest pour servir de décors à ses histoires.

Des mondes en proie à la violence, crue, inouïe, injuste, terrible. Comme lorsqu'il nous plonge dans l'invasion de la Pologne par les armées nazies. Mais il faut cela aussi pour que s'accomplissent son récit plus global. Pour, encore une fois, brouiller les pistes, séparer (tiens, encore un terme très "priestien") et repousser le lecteur dans ses retranchements.

Et toujours, au coeur de ces différentes scènes, ce mystérieux phénomènes d'adjacence. Si je devais vous l'expliquer, je vous avoue que je serais bien embarrassé. Heureusement que cela fait partie des éléments qu'il faut laisser dans l'ombre et vous laisser découvrir. Mais il est là, partout, évoqué, parfois expliqué, narguant quasiment le lecteur.

Je l'ai dit en préambule, il y aura certainement bien des lectures différentes de "l'Adjacent". Peut-être même une pour chaque lecteur. Difficile, en effet, pour un tel livre, d'avoir des certitudes. Je serais même franchement curieux de connaître la lecture de l'auteur lui-même. Peut-être suis-je complètement à côté de la plaque, remarquez...

Parce que, malgré tout ce que je viens de vous raconter, j'ai vu dans "l'Adjacent", prioritairement à tout le reste, une fantastique et magnifique histoire d'amour. Un amour universel, qui transcende tout. Comment en arrivé-je là, me direz-vous ? Car, jusqu'ici, il faut reconnaître que j'ai peu parler d'amour. Ce sont plutôt la mort et la violence qui semblaient planer sur ce billet.

Eh oui, that is the question, comme écrivait un auguste compatriote de notre ami Christopher Priest. Ce n'est pas ici que je vais vous expliquer ce paradoxe. Juste vous titiller avec ce raisonnement tortueux, dont je ne suis pas l'unique responsable, sachez-le ! Tout est là, pourtant, des premières aux dernières pages, et c'est bien d'amour dont il est question.

Que se passe-t-il entre la page 11 et la page 552, pour qu'on croie lire à ce point un roman de guerre alors que c'est un roman d'amour qu'on a en main ? Et la voilà, la magie du romancier ! Et surtout, Priest met en scène à sa façon l'éternelle confrontation, collision, même, entre Eros et Thanatos. Jamais bien loin l'un de l'autre, ces deux-là, inséparables, jumeaux, siamois, même.

Adversaires et complémentaires, l'amour et la mort s'offrent ici un chassé-croisé de chaque instant, les quêtes des différents personnages étant sans cesse mises en danger, parfois s'arrêtant net, violemment, même, d'autres fois, poursuivant des chemins incertains. Mais le mouvement, quoi qu'en dise ce rabat-joie de Thanatos, est perpétuel.

Le titre de ce billet est évidemment extrait du livre. Il illustre, à mes yeux, mais je vous ai déjà expliqué à quel point tout ce que je raconte est à prendre plus que jamais avec des pincettes, parfaitement ce combat allégorique que nous propose Christopher Priest. Lorsque l'on ouvre le livre, avant même la page de garde, on trouve un extrait, qui se situe d'ailleurs pas loin de l'endroit où j'ai pioché la phrase-titre, et ce passage se termine par "essayer de refermer la boîte de Pandore"...

Avec "l'Adjacent", Christophe Priest nous plonge dans les maux ainsi libérés et leurs tourbillons nous embarquent. Mais, alors que tout n'est que peur, crainte, doute et destruction, c'est pour mieux tisser ce qui est, si ce n'est un remède, au moins la meilleur des réponses au pire : une histoire d'amour. Rien n'est simple, bien au contraire, les obstacles sont nombreux, mais le jeu en vaut la chandelle.

Et si, finalement, la véritable définition de l'adjacence, c'était cela : nous faire croire qu'on nous raconte une histoire de guerre, sans espoir, pour finalement, nous surprendre avec une histoire d'amour qui se sort du pire des contextes ? En quelque sorte, un énième tour de passe-passe d'un romancier magicien...

6 commentaires:

  1. Je viens de finir de lire ce roman, je ne sais vraiment pas quoi en penser. Entre l'aimer ou le détester la frontière est toute fine. Je vais écrire ma chronique sans savoir d'avance ce que je vais mettre dedans.

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    1. RIen n'est jamais si simple, ni aussi manichéen. En tout cas, je ne réfléchis jamais en termes de j'aime/j'aime pas. On retrouve énormément de choses présentes dans les précédents romans de Priest et il se dégage de "l'adjacent" un charme évident et une grande poésie, malgré la violence omniprésente.

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  2. Comme les instants volées à la vie , je ne sais pas quoi penser de ma lecture de l'adjacent. J'ai pris plaisir à le lire. Mais j'ai le sentiment d'être une dinde qui n'a rien compris à l'histoire. Mais tout n'est qu'illusion et il ne faut peut être pas connaitre toutes les ficelles.

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  3. il me dit bien mais je crains de passer à côté du livre :/

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  4. je viens de le finir et je dois dire que je suis allée de surprise en surprise. Lorsque HG Wells débarque dans un chapitre, j'ai relu le résumé, tourné quelques pages en me disant " mais où veut-il en venir ?". ce n'est qu'au chapitre 4 qu'en retrouvant des personnages, des indices, des pistes, j'ai compris que le lecteur devait assembler les pièces du puzzle. Si bien qu'à la fin je pense comme toi, l'auteur est un illusionniste ;)

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    1. Si ça t'intéresse, voici le lien de l'entretien qu'a donné Christopher Priest lors des dernières Imaginales. Si on a lu le livre, essayé d'assembler les pièces, comme tu le dis, alors, il y a aussi quelques pistes supplémentaires de compréhension, en particulier sur Wells... http://www.actusf.com/spip/article-20785.html

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