vendredi 15 mai 2015

Au coeur des ténèbres du Vyanthryr...

Clin d'oeil, rapide, à Conrad, mais aussi au Coppola d' "Apocalypse Now", dans le titre de notre billet du jour (désolé, j'étais moyennement inspiré) mais aussi une allusion au fait que, dans le roman dont nous allons parler, la lumière est loin d'être toujours une alliée, je n'en dis pas plus. Voici un roman de fantasy dont j'ai beaucoup entendu parler depuis un an, alors, le voir en lice à la fois pour le Prix Imaginales et le Prix Imaginales des Lycéens a été un déclic. Je me suis lancé dans la lecture de "Manesh", premier tome de la série "le Sentier des astres", de Stefan Platteau (publié en grand format par l'excellente maison les Moutons Electriques). Un roman de fantasy envoûtant, atypique et qui nous emmène dans un décor luxuriant et inquiétant pour une histoire qui va poser au lecteur bien des questions, qui n'auront de réponse que dans les prochains volumes. Et une nouvelle voix prometteuse venue de Belgique, dans le concert de la fantasy francophone.



Le capitaine Rana mène une expédition dans les forêt du nord du Vyanthryr, une région où personne ne semble s'être aventuré depuis longtemps. Conscients du danger, il a pourtant accepté de se lancer à la recherche de celui qu'on appelle "le Roi-Diseur", une sorte d'oracle. Une mission capitale, car le pays est en guerre civile et Rana entend bien rapporter de ce voyage des éléments décisifs pour le sort de ce conflit.

A ses côtés, des guerriers expérimentés, dont son frère et un barde, mais aussi une courtisane et une enfant qui accompagne cette femme. Drôle d'équipage, réparti en deux gabarres, car ce n'est pas une expédition terrestre, en tout cas pas au début, mais fluviale : l'objectif qu'a fixé Rana, c'est de remonter le fleuve Framar jusqu'aux sources sacrées où, selon ce qui semble fort être une légende, vit le fameux "Roi-Diseur".

Au cours de la première partie de leur voyage, ils vont pourtant faire une rencontre inopinée qui va changer la donne. Flottant au gré du courant, sur une branche à laquelle il est ligoté, un homme, mal en point, salement blessé aux jambes... Impossible de le laisser là, les hommes de Rana récupèrent l'infortuné garçon et lui apportent les soins nécessaires.

Dans un premier temps, personne n'est vraiment optimiste quant aux chances de survie du malheureux. Ses blessures sont vraiment sérieuses et les moyens à bord des gabarres insuffisants pour espérer guérir ses plaies et ses fractures. Pourtant, l'inconnu semble posséder des capacités de récupération hors du commun et, après quelques jours passés entre la vie et la mort, il revient à lui.

Le capitaine demande alors à son barde de rester aux côtés du blessé afin d'essayer d'en savoir plus sur les raisons qui l'ont amené à se retrouver dans cette situation plus que périlleuse. Mais, le moins qu'on puisse dire, c'est que le garçon est peu disert... Il n'accepte même pas de dire son nom, puis demande qu'on l'appelle "le Bâtard".

Puis, lorsque le barde l'interroge, l'homme finit par lui raconter une histoire. Son histoire. En commençant par le début. Sa naissance, son enfance, sa famille et son histoire a beau être fascinante (non, vous ne saurez rien), elle est toutefois loin de satisfaire ses sauveteurs, qui préférerait comprendre les événements récents plutôt que de connaître par le menu la vie et l'oeuvre de leur inconnu...

Oui, ce qu'il raconte a de quoi ébranler le barde, car rien n'est ordinaire dans ce qu'a pu vivre le Bâtard, depuis cette naissance mystérieuse et son adoption par une famille noble. Mais plus ce destin extraordinaire se dévoile et plus le barde et le capitaine se pose des questions. D'abord, parce qu'ils commencent à se dire que ce pauvre homme n'est peut-être pas si pauvre que ça...

Ensuite, parce qu'il leur semble évident qu'il leur cache des choses ou, tout du moins, qu'il retarde l'échéance au maximum avant d'aborder les questions les plus brûlantes. Mais pourquoi agirait-il ainsi ? Les jours passent, les gabarres avancent, les hommes approchent des régions qu'on dit dangereuses pour eux, et l'angoisse monte.

Et si le Bâtard n'était pas une victime ? Et si, surtout, il était un ennemi potentiel, comme une sorte d'espion infiltré parmi eux ? Mais pourquoi et pour le compte de qui ? Bientôt, il devient impératif de faire parler le blessé, qui continue à se rétablir bien plus rapidement qu'on ne pouvait l'imaginer au moment de sa découverte, pour éviter de se jeter dans la gueule d'un loup dont ils ne savent rien...

"Manesh", c'est le récit parallèle de cette expédition et de la vie de l'inconnu sauvé de justesse, qui s'enroulent comme des brins d'ADN, au moins dans la première partie du roman. Ensuite, les événements vont sérieusement se précipiter et la spirale devient tornade pour emporter tout les personnages, et le lecteur avec, dans un périlleux tourbillon.

L'avantage de cette construction narrative, c'est qu'elle permet de ne pas voir passer le voyage en bateau qui, forcément, ne se déroule pas sur un rythme effréné. Alors que le lecteur, assis, virtuellement, aux côtés du barde, pour écouter le récit de l'inconnu, les journées défilent et l'on approche de cette mystérieuse zone qui semble receler tant de dangers en étant déjà sous tension.

Ce que découvre l'équipage du capitaine Rana, que ce soit sur les rives du fleuve, mais aussi dans les propos d'un Bâtard avec lequel ils sympathisent avant de retrouver une méfiance profonde, va évidemment changer la donne. Reste que le lecteur, lui, se retrouve avec beaucoup de questions en suspens, à la fois sur le Bâtard, comme tout le monde, mais aussi sur la destination de l'expédition et les motifs réels de l'équipage.

Et on n'est pas au bout de ses surprises, car les lieux traversés (des lieux sombres, pour reprendre un titre d'un autre roman en vogue) ne sont effectivement pas des plus accueillants. Il s'y passe des choses pour le moins curieux et le côté imprévisible de tout cela est effectivement assez angoissant. Le sentiment d'oppression monte, monte, au fil des pages, sans qu'on sache à qui se fier.

Mais tout cela tient beaucoup à l'univers créé par Stefan Platteau pour servir de cadre à son cycle. Un univers qui est sensiblement différent de ce que l'on rencontre traditionnellement. D'abord, le voyage fluvial, qui n'a rien à voir avec les romans maritimes ou terrestres, mais aussi les rives qui bordent ce cours d'eau, dès le moment où l'on rencontre Rana et ses hommes.

Ces rives à la végétation luxuriante, dont on s'attend à voir sortir quelque créature dangereuse ou quelque peuplade agressive, m'ont fait penser aux images d' "Apocalypse Now", à certains moments (d'où le clin d'oeil initial), mais aussi, à d'autres, à la couverture de "l'Oreille cassée", un album de Tintin, se déroulant en Amérique du Sud.

J'ai pensé aux jungles sud-asiatique ou au cours de l'Amazone, lors de cette lecture, dans ma recherche pour visualiser le décor dans lequel évoluent les personnages. Un panorama qu'on devine à la fois majestueux et menaçant. Presque écrasant, qui vous fait vous sentir tout petit. Et qui va évoluer au cours du voyage, et qui évoluera certainement encore dans le prochain volume.

De même, pour les décors que l'on traverse dans les récits du Bâtard, on a également une grande diversité et des lieux qui en imposent, mais sont souvent aussi des endroits où on ne se sent pas franchement en sécurité. Et à juste titre, parfois, car, dans ce récit, on croise effectivement des personnages effrayants et même une faune particulièrement agressive.

Voilà ce qui fait le charme, mais aussi l'impression de malaise que l'on ressent à la lecture de "Manesh". Avec ce contraste saisissant entre la remontée du fleuve tendue mais assez calme, et la vie tourmentée du Bâtard, qui, lui, a connu bien des aventures et des déboires avant de se retrouver flottant sur ce fleuve, attaché à sa branche.

L'originalité est aussi dans la dimension que je qualifierais de "civilisation". On est loin d'un Moyen-Âge occidental, et pas seulement du fait du décor. Un certain nombre d'indices pourrait nous laisser pencher vers le sous-continent indien, en particulier à travers les patronymes de certains personnages, ou des fonctions, comme le frère du capitaine, qui a une mission religieuse et est bramynn. Mais c'est insuffisant et c'est sans doute plus complexe que cela.

Finalement, on se rend compte qu'on a peu d'éléments contextuels sous la main. Le monde dans lequel évoluent les personnage est déchiré par une guerre civile, on collecte d'autres éléments passés à travers le récit du Bâtard, mais qui n'entre pas dans le détail et les rapports de force qui président aux décisions de Rana, par exemple, sont loin d'être évident. Au point de se dire que le Bâtard n'est pas le seul à cacher bien des choses...

Enfin, il y a ce qu'on découvre sur le Bâtard. C'est sans doute dans ce domaine qu'on a le plus de réponses, presque paradoxalement. Mais, pas au point de tout embrasser, ni de maîtriser les tenants et les aboutissants de cette affaire, et encore moins, le rôle exact de ce Bâtard au destin sombrement lumineux (oui, j'aime bien les oxymores).

Sombre, "Manesh" l'est, incontestablement. A la fois parce qu'il y a beaucoup de scènes nocturnes, mais aussi, parce que, lorsqu'il ne fait pas nuit, c'est souvent la végétation dense qui donne le sentiment d'être, si ce n'est dans les ténèbres, mais au moins dans une ombre, tout sauf propice. Je ne peux pas trop développer la question de la lumière, car ce serait en dire trop et on me le reprocherait.

Mais, encore une fois, si l'ombre est menaçante, la lumière, lorsqu'elle se manifeste, dans "Manesh", n'est guère plus rassurante. Et je dis ça parce qu'encore, on manque vraiment de repère et ce qu'incarne la lumière n'est, pour le moment, dans la situation dans laquelle Stefan Platteau place son lecteur, une menace de plus, peut-être même la pire de toutes.

L'imaginaire de ce romancier belge est foisonnant mais souvent sobre, par touches. Je ne placerais pas "Manesh" parmi les romans épiques, il y a une certaine subtilité dans la manière de distiller les effets, même si certaines scènes sont très spectaculaires. Il y a plein de trouvailles intéressantes, finement utilisées et la tension, qui naît très vite, ne lâche jamais le lecteur et croît au fil des pages.

Maintenant, on attend impatiemment et de pied ferme la suite, en espérant qu'elle soit à la hauteur. Eh oui, c'est la rançon de la gloire ! On veut en savoir plus, comprendre, mettre des noms sur les menaces véritables, définir les lignes de front et les enjeux de cette expédition... D'autant que, on peut l'imaginer, on changera de point de vue, avec un autre personnage central pour le tome 2.

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