Le titre de ce billet a une particularité : cette citation n'est pas extraite du livre dont nous allons parler, mais elle fut prononcée par un de ses personnages principaux. Oui, Alfred Vanderbilt, issue de cette richissime famille est un des personnages d'un roman qui en compte beaucoup, et pour cause : il se déroule sur un paquebot transatlantique. Pas n'importe lequel, non, pas celui-là, pas celui auquel vous pensez aussitôt, pas le Titanic, mais le Lusitania. C'était il y a 100 ans, une catastrophe épouvantable, un peu oubliée, c'est vrai, tant la catastrophe de 1912 a marqué les esprits et celle de 1915 s'est perdue au milieu des victimes du premier carnage mondial. Et pourtant... Et si nous avions là un des plus terribles crimes de guerre jamais commis ? Patrick Cothias et Patrice Ordas, bédéastes et romanciers, sont passionnés d'histoire. Avec "R.M.S. Lusitania", publié aux éditions Grand Angle, ils se sont penchés sur le torpillage du paquebot et sur les zones d'ombre de ce drame, pour en faire un roman d'espionnage rythmé et plein de questions...
Le 1er mai 1915, le paquebot Lusitania entame ce qui sera son ultime traversée de l'Atlantique. Il doit emmener environ 2000 personnes, en comprenant les passagers et les membres d'équipage (les chiffres varient selon les sources, je vais donc, pour simplifier, m'appuyer sur ceux donnés dans le livre, c'est plus simple), à Liverpool.
Mis en service dès 1907, avant, donc, la construction du Titanic, le Lusitania a tiré les leçons du drame en renforçant ses compartiments étanches pour éviter de sombrer aussi vite que son rival (les deux navires ne sont pas affrétés par la même compagnie). Mais voilà, en 1915, ce ne sont pas les icebergs qui pullulent dans l'Atlantique, mais les sous-marins.
Contrôler les voies maritimes est primordial dans ce conflit, tous l'ont compris. Mais l'Allemagne se sait inférieure, pour des raisons géographiques mais aussi en raison d'une expérience moindre, que l'Angleterre. Alors, le Kaiser va décréter la guerre sous-marine à outrance, envoyant ses terribles U-Boote sillonner les mers et couler les bateaux susceptibles de commercer ou de transporter des armes.
Les Alliés, soutenus par une Amérique, pourtant officiellement neutre, utilisent l'Océan pour s'approvisionner, pas seulement en termes de vivres, mais aussi de matériels militaires et ne s'en cache pas. La plupart des paquebots civils ont d'ailleurs été annexés par les militaires pour transporter des armes, défensives, en cas d'attaque, mais aussi à destination des belligérants.
C'est le cas du Lusitania. Des aménagements ont été mis en place, il transporte des armes et, dans ses cales, accueille un matériel un peu spécial : les Vanderbilt aurait en effet mis au point un prototype de locomotive électrique qui, dit-on, pourrait donner un avantage décisif aux Alliés. Pour accompagner ce matériel, Alfred Vanderbilt, l'héritier (mais aussi vilain petit canard de la famille) s'embarque.
Lui, comme la plupart des passagers, connaissent les risques qu'ils encourent à traverser l'Atlantique en cette période. Non seulement parce qu'ils n'ignorent pas le contexte, on le saurait à moins, mais aussi parce que l'Allemagne elle-même a fait savoir qu'elle se réservait la possibilité d'envoyer tout bateau par le fond si elle le suspectait de soutenir l'effort de guerre adverse.
Voilà donc le contexte de cette croisière pas comme les autres. "R.M.S. Lusitania" s'intéresse à plusieurs des passagers de cette traversée. Ils sont employés de la Cunard, passagers des différentes classes, membres de l'équipage, riches ou beaucoup plus modestes, appelés à des affaires très différentes en Europe, jeunes mariés, enfants voyageant avec leurs parents, artistes ou hommes d'affaires...
Certains s'y rendent aussi pour des raisons politiques. A bord du Lusitania, il y a des suffragettes, des militants pour la paix, aussi. comme Elbert Hubbard, qui compte bien obtenir une audience auprès du Kaiser pour le convaincre d'arrêter les combats. Ou encore une célèbre infirmière belge, Marie Depage, qui vient de faire une tournée en Amérique pour récolter des fonds afin de permettre à l'hôpital qu'elle a fondé à La Panne, de fonctionner...
Ces anonymes ou ces visages plus connus, tous se lancent dans cette traversée avec sans doute un peu d'anxiété, mais surtout, beaucoup de confiance. En revanche, aux commandes du navire, on se montre bien plus inquiet. William Turner, surnommé "Bowler Bill", est un vétéran qui a connu plusieurs commandements auparavant.
Il a longuement hésité avant d'accepter ce poste, sur le Lusitania. En effet, instinctivement, il mesure le danger que représente cette traversée et cela n'ira qu'en empirant au fil des jours. Mais, il sait aussi que s'il refuse, sa carrière est terminée. Alors, il se lance lui aussi dans ce pari fou, réalisant bientôt que sa mission est totalement pipée.
Et puis, le Lusitania, c'est aussi un nid d'espions. Allemands, britanniques, les services secrets se sont donnés rendez-vous sur le paquebot, les premiers pour découvrir s'il s'agit d'une cible prioritaire, les seconds, pour intoxiquer cet ennemi... Oui, tout le noeud du roman est là : l'incroyable plan concocté en très haut lieu dont le Lusitania est le point central.
Enfin, bien loin de New York, beaucoup plus près des îles britanniques, s'élance le U-20, un U-Boote placé sous le commandement du Kapitänleutnant Schwieger. La mission doit durer quelques jours, avec des munitions en soute qui devrait permettre d'envoyer par le fond plusieurs cibles. Mais, l'officier l'a compris, une seule lui a été désignée, imposée, presque : le Lusitania...
Le roman de Cothias et Ordas nous entraîne donc dans la vie quotidienne du Lusitania lors de cette traversée, rappelant par certains côtés, ce que James Cameron a fait à propos du Titanic. Les jours qui précèdent la catastrophe inévitable, celle que le lecteur attend de voir se produire... Avec, tout de même, bien des différences.
Car, pendant que les passagers voyagent, que des rencontres se nouent, des amitiés et plus si affinités, également, autour de ce bateau, ce sont les grandes manoeuvres. Jeux d'espions, ordres à respecter, enquêtes et contre-enquêtes, le drame se noue petit à petit... Et la tension monte, les voiles se soulèvent, des évidences apparaissent...
Je ne vais pas faire le tour de la galerie de personnages qui ouvre le roman, car ce serait faire un catalogue un peu long et pas très passionnant. Mêlant personnages réels (comme ceux que j'ai déjà cités) et d'autres imaginaires, comme la jeune chinoise Shan ou Michael Morrison, jeune Gallois qui a rejoint le Lusitania pour servir sous les ordres de William Turner...
Tous sont pris au piège sur ce bateau qui fait figure de gigantesque cible flottante. Et tous sont surtout les victimes expiatoires d'une machination terrifiante, transformés malgré eux en boucliers humains. Les découvertes qui se succèdent durant la semaine de voyage font comprendre à la plupart d'entre eux que le Lusitania était condamné d'avance.
Je n'entre pas dans les détails de ce plan qui se veut machiavélique, vous découvrirez tout cela en lisant le roman. Mais le Lusitania se retrouve pris comme une mouche dans une toile d'araignée, celle de la diplomatie de guerre. Le torpillage de ce bateau, la mort des civils qu'il transporte, tout cela peut servir la cause des deux camps, de manière diamétralement opposée.
Cothias et Ordas auraient presque pu appeler leur roman "Il faut couler le Lusitania". La tension naît non de la finalité de l'histoire, que l'on connaît, hélas, nous ne sommes pas dans une uchronie, mais bien de tous ces enjeux qui s'affrontent, ou pire, se complètent, des décisions qui doivent être prises, des ordres qu'il faut respecter... Ou pas.
La dimension espionnage, très présente, à travers, en particulier, le personnage de Franck Tower, agent du MI-5, surnommé "Lucky" parce qu'il a déjà réchappé à deux naufrages, donne un aspect de thriller à la partie relatant la traversée et amplifie la montée naturelle de tension au fur et à mesure qu'on s'approche du point d'impact.
Entrons, non pas dans le détail, mais dans la construction du livre. En fait, "R.M.S. Lusitania" est un pur roman historique, puisqu'il colle au plus près de ce que l'on sait de cette funeste traversée, qui fera près de 1200 morts sur les 2000 personnes à bord, environ. Mais, c'est aussi un pur roman historique dans le sens où les deux auteurs s'engouffrent dans les nombreuses zones d'ombre qui entourent le drame.
Là encore, je n'entre pas dans le détail, car, évidemment, tout cela révélerait trop de ressorts narratifs. Ce que l'on peut dire, c'est d'abord, que, si les leçons concernant les compartiments étanches ont été retenues après le naufrage (accidentel, celui-là) du Titanic, pour le reste, c'est du grand n'importe quoi en termes de sécurité...
Quant aux enjeux véritables, le roman repose sur des faits avérés qui, il faut l'avouer, ont de quoi susciter pas mal d'interrogations. On aurait voulu faciliter la tâche des U-Boote, on ne s'y serait pas pris autrement... Les témoignages des survivants, également, sont troublants et stimulent forcément l'imagination, en plus de faire froid dans le dos...
Et puis, il y a la questions de la cargaison de ce bateau... Le Lusitania est ce qu'on appelle alors un "croiseur auxiliaire armé". Il y a donc des munitions à bord. Mais en quelle quantité ? L'Amirauté britannique (dont le Premier Lord, en 1915, est un certain Winston Churchill...) va se montrer particulièrement cachottière sur cette question, planquant tout, caviardant, falsifiant pour n'avouer, et encore, du bout des lèvres, qu'il y avait bien des munitions à bord. Un aveu fait en... 1972 !
Ce billet reste proche des faits historiques tels qu'on les connaît et de la trame romanesque telle qu'on la découvre dans la première partie du livre. Mais, sachez que ce récit réserve pas mal de surprises, particulièrement dans sa dernière partie, où les auteurs, là encore, jouent habilement avec la fiction, la réalité, les faits, les extrapolations, les inconnues et le vraisemblable.
Fidèles à leurs habitudes, ils glissent même une touche de fantastique, comme ils l'avaient fait, par exemple, dans leur roman consacré à Anastasia Romanov ou celui qu'ils consacrèrent à une autre catastrophe célèbre, l'incendie du Hindenburg. Ici, c'est très fin, une manière de faire peser sur le Lusitania une espèce de malédiction, des indices convergents droit vers ce point, au large des côtes irlandaises, si près de la terre ferme, où il sera coulé.
A la fois roman plein de suspense, roman historique précis, roman à thèse, également, "R.M.S. Lusitania" offre bien des angles d'attaque, jusque dans les dernières pages où les deux auteurs poursuivent la ligne de fuite lancée depuis New York, le 1er mai. On sort alors du strict cadre historique pour entrer dans la fiction pure et dure, mais cela reste très bien construit.
Et puis, il reste les questions sans réponse, les convictions des auteurs, les idées qu'on peut se façonner avec ces cartes en main. L'impression désagréable qu'ils touchent une réalité du doigt, le genre de réalité qui sent franchement mauvais, une odeur âcre de la raison d'Etat... Avec, en point d'orgue, le constat abominable que le plan, si bien conçu en théorie, aura finalement échoué...
Reste un drame humain atroce, qui fut un choc terrible dans l'opinion à l'époque, qui n'est plus de nos jours, qu'un événement au milieu de tous les drames provoqués par cette Grande Guerre si mal nommée. Mais, grâce à Cothias et Ordas, on réalise à quel point ce navire représentait un enjeu primordial, capable de changer la face du conflit...
"Il va falloir un jour qu'enfin je me décide à lire les livres que, depuis trente ans, je conseille à mes amis de lire". (Sacha Guitry)
jeudi 29 octobre 2015
mercredi 28 octobre 2015
"Celui qui, en Allemagne, peut insister mieux que personne".
Il y a près de deux ans, déjà, que le temps passe vite, j'évoquais sur ce blog "le cercle celtique", roman noir et maritime de Björn Larsson. Dans ce livre, était évoqué un roman beaucoup plus ancien, puisque paru, dans sa version originale, en 1903. Par curiosité, j'étais allé jeter un oeil à cet autre bouquin, sans forcément me dire que j'allais l'acheter, doutant même qu'il soit encore disponible. Et puis, voyant non seulement le sujet du livre, son contexte historique et l'étonnant destin de son auteur, je me suis renseigné avec plus de soin et j'ai découvert que "l'énigme des sables", d'Erskine Childers, écrivain irlandais, était disponible en poche, chez Libretto. Alors, je me suis lancé, je l'ai acheté, l'ai laissé dormir quelque temps puis, profitant d'un enchaînement de lecture où la mer et les bateaux tiennent une grande place, je me suis dit que le moment était venu de tenter l'expérience. Une lecture étonnante, considérée comme un des premiers romans d'espionnage jamais écrits et qu'il convient de lire dans cet esprit, avec toute l'histoire en tête...
C'est la fin de l'été et Carruthers s'ennuie à mourir... Seul à ne pas avoir pris quelques congés en ce mois de septembre, il assure une permanence à son bureau, à Londres, au ministère des Affaires Etrangères. Il ne se passe rien, il n'y a presque personne, c'est un calme plat qui fait regretter au jeune homme de ne pas avoir lui aussi trouvé un endroit où aller passer quelques jours.
Et puis, dans cette langueur pesante, arrive une lettre. Pour lui, Carruthers. Avec un timbre allemand, sur l'enveloppe... Etrange, mais peut-être aussi l'occasion qu'il attendait pour ne pas se laisser engluer dans son ennui comme dans des sables mouvants. Ce courrier est signé par un certain Davies, un ami, oui, pas un proche ou un intime, un ami du temps des études à Oxford.
Mais, qu'à cela ne tienne, ce Davies lui propose de venir le rejoindre en Mer Baltique pour passer quelques jours sur son yacht, naviguer, chasser le canard, évoquer le bon vieux temps aussi, certainement... Peu importe, cette proposition arrive pile au bon moment et Carruthers, malgré les demandes de matériel assez excentriques que contient la lettre, s'empresse d'accepter.
Le rendez-vous est fixé à la fin septembre, à Flensbourg, dans le nord de l'Allemagne, à la frontière avec le Danemark, dans la première phalange de cette presqu'île. Ensuite, ils rejoindront le yacht de Davies, joliment baptisé "la Dulcibella". Bon, ça fait une trotte, de Londres, il faut prendre un ferry pour Hambourg, puis le train, mais tout, plutôt que de rester dans ce sinistre bureau !
Première surprise, "la Dulcibella" ne ressemble pas vraiment à un yacht tel que Carruthers se l'imagine. En fait, le bateau de Davies a tout l'air d'une coque de noix, sans aucun luxe, et cela ne dit rien qui vaille au Londonien, brutalement refroidi... Mais, il fait bonne figure, monte à bord de ce bateau et vogue la galère !
Commence alors une croisière le long des côtes allemandes, mais aussi néerlandaises, celles de cette région qu'on appelle la Frise, connue pour ses très nombreux bancs de sable. Une région où se rejoignent Mer du Nord et Mer Baltique. Carruthers n'est pas plus emballé que ça, ni par le décor, ni par la vie quotidienne à bord, mais il joue le jeu.
Jusqu'à ce qu'il comprenne que l'invitation soudaine de Davies n'a pas juste pour but de renouer avec lui, de se rappeler la belle époque d'Oxford et de tirer quelques canards sauvages. Pas plus que de pratiquer la plaisance. "La Dulcibella" est le domicile de Davies, qui vit sur l'eau depuis des années, et s'il a contacté Carruthers, ce n'est pas un hasard.
Comptant sur son expérience au ministère des Affaires Etrangères, Davies raconte à Carruthers une étonnante histoire : on aurait essayé de le tuer, quelques jours plus tôt, en l'envoyant par mauvais temps, se perdre dans ce labyrinthe de sables qui longe la côté dans cette région. Et celui qui a essayé de se débarrasser de lui, il en est sûr, est un Anglais !
Oh, l'homme se présente comme un Allemand, mais le sixième sens de Davies a réagi aussitôt et il n'en démord pas : c'est bien un Anglais qui lui a parlé et lui a tendu un piège. Le plaisancier en est certain, même si cela ne repose que sur des éléments a priori assez abstraits, il est tombé sur un espion qui trahit la Couronne britannique au profit du Kaiser...
Les deux hommes vont alors entamer une étrange enquête, le plus souvent sur l'eau, pour essayer de trouver les preuves de la trahison que Davies pense avoir mise à jour... Et, bien sûr, comprendre ce que manigance cet espion potentiel, avec ses complices présumés, dans cette région. Une idée folle, et pourtant, qui a de quoi faire froid dans le dos des deux amis.
Ce plan, il concerne la possible invasion de l'Angleterre, encore une fois ! L'insularité des Britanniques a toujours agacé, depuis les Romains jusqu'à Napoléon. C'est là qu'on en vient au contexte historique dans lequel Erskine Childers a écrit "l'énigme des sables", au début de ce XXe siècle particulièrement tendu entre les principales puissances européennes.
Guillaume II est à la tête d'une Allemagne en pleine politique d'expansion et qui se verrait bien damer le pion à l'Angleterre et à la France, dans le domaine colonial. Mais pas uniquement. Un des soucis de l'Allemagne, ce sont ses débouchés maritimes. Qui se trouve justement dans cette région, entre Baltique et Mer du Nord.
Je ne vais évidemment pas entrer dans les détails, mais il est important de préciser ces éléments, car il faut les avoir à l'esprit en lisant ce roman. En 1903, l'idée d'une nouvelle guerre en Europe, qui ne serait pas seulement franco-prussienne, comme la précédente, est omniprésente, redoutée, mais attendue. Childers est un peu en avance en imaginant l'ennemi fourbissant ses armes...
Mais voilà, ce qu'imagine le romancier paraît très crédible. Et met surtout le doigt sur un point douloureux, apparemment négligé par les autorités britanniques. La force de ce livre, c'est son côté vraisemblable. Et ce n'est sans doute pas un hasard si, en 1916, la plus importante bataille navale de la première Guerre Mondiale opposera flottes britannique et allemande dans cette région, au Jutland.
Cette impression de réalisme va plus loin : l'édition que j'ai en main, une réédition datant de 2008, reprend la première traduction française, signée par Jeanne Véron, qui est datée de... 1915 ! Et Jeanne Véron d'expliquer que la demande d'une traduction française de "l'énigme des sables" lui a été faite dans une certaine urgence lorsque la certitude d'un conflit a été avérée.
Cyniquement, on pourrait dire que la maison d'éditions anglaise a senti le bon moment pour exporter de l'autre côté de la Manche le succès, énorme, semble-t-il, de ce roman. En jouant sur la curiosité autant que sur l'inquiétude de voir les Allemands chercher à envahir l'Angleterre, en proposant un roman populaire à suspense sur la question, il y a certainement tous les ingrédients d'un succès éditorial.
Pourtant, on l'a dit, le genre "espionnage" n'existe pas encore vraiment. C'est le tournant du XIXe au XXe siècle et c'est l'époque où la littérature dite populaire se structure véritablement, romans policier, fantastique, science-fiction, en volume ou en feuilletons, etc. On découvre la joie de lire autre chose qu'une littérature mimétique racontant le quotidien pour se lancer dans des récits extraordinaires.
"L'énigme des sables", une douzaine d'années avant un autre classique du genre, "les 39 marches", de John Buchan, par exemple, pose les bases de ce genre si spécial. Ah, disons-le, si, pour vous, roman d'espionnage rime avec la triplette Forsyth-Ludlum-Clancy, vous risquez de vous enlisez un peu. Idem pour les fans de James Bond...
Dans "l'énigme des sables", tout repose sur quelque chose de terriblement fragile : une intuition. Longtemps, on se demande si ce brave Davies, choqué d'avoir failli se perdre corps et âme au milieu des sables frisons, n'a pas tout inventé. Mais, il a l'air si sûr de lui que Carruthers accepte de le suivre dans cette drôle d'enquête, entre hauts-fonds, cartes marines difficiles à décrypter et brouillards...
Le suspense, qui se nourrit de tout ce contexte, fictif, géographique, historique, etc., monte comme la marée, avec le danger qu'on sait. Si l'on se demande un bon moment où l'on va, si le rythme est dicté le plus souvent par la navigation, et pas en hors-bord mais à la voile, la dernière partie est tout à fait prenante et passionnante et vaut le déplacement.
Le lecteur du XXie siècle, nourri aux (techno-)thrillers, littéraires et cinématographiques, risque de ne pas y trouver son compte s'il l'aborde avec le même état d'esprit que ses lectures habituelles. Pour dire les choses clairement : Carruthers n'est pas Jason Bourne, loin de là. Mais, "l'énigme des sables" n'en est pas moins intéressante pour autant.
En revanche, pour les amateurs de romans maritimes, pour les navigateurs amateurs ou plus chevronnés, il y a sans doute plein d'éléments intéressants à venir y glaner, et même, probablement, quelques idées de balades à élaborer, dans des zones où, avec un matériel moderne, la plaisance doit être bien plus facile, bien moins risquée.
Le périple, comme c'était le cas, d'ailleurs, dans "le cercle celtique", indépendamment de l'intrigue, vaut le détour et l'on se laisse griser au gré des déplacements, même s'il faut sans doute ne pas trop craindre le mal de mer et savoir se montrer patient, entre échouages volontaires, marée basse, remontée de la mer, nouveau départ...
La mer est un des éléments importants de ce roman, parce qu'elle conditionne tout, ou presque, dans les difficultés permanentes qu'elle impose aux hommes, qu'ils se promènent, en poursuivent d'autres à la trace ou qu'ils essayent de mettre sur pied un audacieux plan d'attaque par voie maritime. Et ces eaux-là ne ménagent personne, alors qu'on ne parle que du relief, et à peine du climat, en ce début d'automne.
Dernier point à aborder dans ce billet : le destin étonnant (et dramatique) de l'auteur. Né en 1870, Erskine Childers est le fils d'un Anglais et d'une Irlandaise. Mais, très jeune, il se retrouve orphelin et est confié à un oncle qui vit en Irlande. En 1899, il s'engage dans l'armée britannique et participe à la deuxième guerre des Boers, pendant laquelle il est blessé.
Sa grande passion, c'est la mer. Pas étonnant, donc, de le voir écrire "l'énigme des sables", dont le personnage de Carruthers lui emprunte certainement quelques traits de caractère. Mais, Childers est également de plus en plus proche des idées nationalistes irlandaises. Il trafique même des armes, via la mer, avec l'Allemagne, afin d'équiper les groupes indépendantistes qui prennent de l'ampleur.
Pourtant, en 1914, le rejoint la Navy en tant qu'officier du renseignement. Le voilà devenu un espion, et en temps de guerre ! Efficace, d'ailleurs, puisque son action lui vaudra des décorations et des promotions. Pourtant, la violente répression qui suivra l'insurrection irlandaise des fêtes de Pâques 1916 le pousse à accentuer son engagement.
A la fin de la guerre, il s'installe à Dublin et milite ouvertement pour l'indépendance de l'île Verte. Il devient ministre, représente l'Irlande à Versailles lors de la signature du traité mettant fin à la première Guerre Mondiale, publie des pamphlets anti-anglais, est élu député et participe aux négociations du traité anglo-irlandais qui va donner naissance, en 1921, à la République d'Irlande.
Pourtant, Childers rejette cet accord et embrasse une voie plus violente, alors que l'île connaît une guerre civile. L'écrivain refuse toute allégeance des élus irlandais à l'Angleterre, comme le stipule le traité. Ce choix va lui coûter cher : traqué, il finit par être arrêté et est condamné à mort puis exécuté en 1922... La fin d'un étonnant parcours que son fils poursuivra.
Erskine Hamilton Childers n'a que 16 ans quand son père est fusillé. On raconte que l'adolescent est allé serrer la main de tous les hommes ayant voté la sentence de mort à l'encontre de son père. L'opinion, elle, voit une vengeance, plus qu'une décision de justice... Un demi-siècle plus tard, Erskine Hamilton Childers succédera à Eamon de Valera, l'homme que son père devait rencontrer lorsqu'il fut arrêté, à la présidence de la République d'Irlande... Romanesque, non ?
Voilà donc un livre un peu oublié, en tout cas en France, mais régulièrement réédité en langue anglaise depuis plus d'un siècle, un roman novateur, très réaliste et même plausible, sur un sujet fascinant, tant en y repensant avec le regard de l'époque qu'avec du recul, et signé par un homme au destin hors du commun.
Et puis, parce que c'est tout de même aussi le décor principal, il y a la mer, la navigation. Je suis un marin d'eau douce, sujet au mal de mer, moyennement attiré par le large, je dois le reconnaître, et pourtant, je suis très friand de récits marins et de voyages immobiles sur l'eau. C'est plus sûr, sans doute. Alors, voilà un bel exemple de cette grande tradition romanesque que sont les romans de mer.
C'est atypique, certains jugeront peut-être cela désuet. Personnellement, je n'ai pas du tout été dérangé par le style, alors que la traduction a tout juste un siècle (et c'était une crainte en découvrant cet aspect qui m'avait échappé). Un vrai classique du roman populaire qui ne demande qu'à être redécouvert et a certainement inspiré toute la tradition du roman d'espionnage britannique.
Alors, qu'attendez-vous pour vous lancer ?
C'est la fin de l'été et Carruthers s'ennuie à mourir... Seul à ne pas avoir pris quelques congés en ce mois de septembre, il assure une permanence à son bureau, à Londres, au ministère des Affaires Etrangères. Il ne se passe rien, il n'y a presque personne, c'est un calme plat qui fait regretter au jeune homme de ne pas avoir lui aussi trouvé un endroit où aller passer quelques jours.
Et puis, dans cette langueur pesante, arrive une lettre. Pour lui, Carruthers. Avec un timbre allemand, sur l'enveloppe... Etrange, mais peut-être aussi l'occasion qu'il attendait pour ne pas se laisser engluer dans son ennui comme dans des sables mouvants. Ce courrier est signé par un certain Davies, un ami, oui, pas un proche ou un intime, un ami du temps des études à Oxford.
Mais, qu'à cela ne tienne, ce Davies lui propose de venir le rejoindre en Mer Baltique pour passer quelques jours sur son yacht, naviguer, chasser le canard, évoquer le bon vieux temps aussi, certainement... Peu importe, cette proposition arrive pile au bon moment et Carruthers, malgré les demandes de matériel assez excentriques que contient la lettre, s'empresse d'accepter.
Le rendez-vous est fixé à la fin septembre, à Flensbourg, dans le nord de l'Allemagne, à la frontière avec le Danemark, dans la première phalange de cette presqu'île. Ensuite, ils rejoindront le yacht de Davies, joliment baptisé "la Dulcibella". Bon, ça fait une trotte, de Londres, il faut prendre un ferry pour Hambourg, puis le train, mais tout, plutôt que de rester dans ce sinistre bureau !
Première surprise, "la Dulcibella" ne ressemble pas vraiment à un yacht tel que Carruthers se l'imagine. En fait, le bateau de Davies a tout l'air d'une coque de noix, sans aucun luxe, et cela ne dit rien qui vaille au Londonien, brutalement refroidi... Mais, il fait bonne figure, monte à bord de ce bateau et vogue la galère !
Commence alors une croisière le long des côtes allemandes, mais aussi néerlandaises, celles de cette région qu'on appelle la Frise, connue pour ses très nombreux bancs de sable. Une région où se rejoignent Mer du Nord et Mer Baltique. Carruthers n'est pas plus emballé que ça, ni par le décor, ni par la vie quotidienne à bord, mais il joue le jeu.
Jusqu'à ce qu'il comprenne que l'invitation soudaine de Davies n'a pas juste pour but de renouer avec lui, de se rappeler la belle époque d'Oxford et de tirer quelques canards sauvages. Pas plus que de pratiquer la plaisance. "La Dulcibella" est le domicile de Davies, qui vit sur l'eau depuis des années, et s'il a contacté Carruthers, ce n'est pas un hasard.
Comptant sur son expérience au ministère des Affaires Etrangères, Davies raconte à Carruthers une étonnante histoire : on aurait essayé de le tuer, quelques jours plus tôt, en l'envoyant par mauvais temps, se perdre dans ce labyrinthe de sables qui longe la côté dans cette région. Et celui qui a essayé de se débarrasser de lui, il en est sûr, est un Anglais !
Oh, l'homme se présente comme un Allemand, mais le sixième sens de Davies a réagi aussitôt et il n'en démord pas : c'est bien un Anglais qui lui a parlé et lui a tendu un piège. Le plaisancier en est certain, même si cela ne repose que sur des éléments a priori assez abstraits, il est tombé sur un espion qui trahit la Couronne britannique au profit du Kaiser...
Les deux hommes vont alors entamer une étrange enquête, le plus souvent sur l'eau, pour essayer de trouver les preuves de la trahison que Davies pense avoir mise à jour... Et, bien sûr, comprendre ce que manigance cet espion potentiel, avec ses complices présumés, dans cette région. Une idée folle, et pourtant, qui a de quoi faire froid dans le dos des deux amis.
Ce plan, il concerne la possible invasion de l'Angleterre, encore une fois ! L'insularité des Britanniques a toujours agacé, depuis les Romains jusqu'à Napoléon. C'est là qu'on en vient au contexte historique dans lequel Erskine Childers a écrit "l'énigme des sables", au début de ce XXe siècle particulièrement tendu entre les principales puissances européennes.
Guillaume II est à la tête d'une Allemagne en pleine politique d'expansion et qui se verrait bien damer le pion à l'Angleterre et à la France, dans le domaine colonial. Mais pas uniquement. Un des soucis de l'Allemagne, ce sont ses débouchés maritimes. Qui se trouve justement dans cette région, entre Baltique et Mer du Nord.
Je ne vais évidemment pas entrer dans les détails, mais il est important de préciser ces éléments, car il faut les avoir à l'esprit en lisant ce roman. En 1903, l'idée d'une nouvelle guerre en Europe, qui ne serait pas seulement franco-prussienne, comme la précédente, est omniprésente, redoutée, mais attendue. Childers est un peu en avance en imaginant l'ennemi fourbissant ses armes...
Mais voilà, ce qu'imagine le romancier paraît très crédible. Et met surtout le doigt sur un point douloureux, apparemment négligé par les autorités britanniques. La force de ce livre, c'est son côté vraisemblable. Et ce n'est sans doute pas un hasard si, en 1916, la plus importante bataille navale de la première Guerre Mondiale opposera flottes britannique et allemande dans cette région, au Jutland.
Cette impression de réalisme va plus loin : l'édition que j'ai en main, une réédition datant de 2008, reprend la première traduction française, signée par Jeanne Véron, qui est datée de... 1915 ! Et Jeanne Véron d'expliquer que la demande d'une traduction française de "l'énigme des sables" lui a été faite dans une certaine urgence lorsque la certitude d'un conflit a été avérée.
Cyniquement, on pourrait dire que la maison d'éditions anglaise a senti le bon moment pour exporter de l'autre côté de la Manche le succès, énorme, semble-t-il, de ce roman. En jouant sur la curiosité autant que sur l'inquiétude de voir les Allemands chercher à envahir l'Angleterre, en proposant un roman populaire à suspense sur la question, il y a certainement tous les ingrédients d'un succès éditorial.
Pourtant, on l'a dit, le genre "espionnage" n'existe pas encore vraiment. C'est le tournant du XIXe au XXe siècle et c'est l'époque où la littérature dite populaire se structure véritablement, romans policier, fantastique, science-fiction, en volume ou en feuilletons, etc. On découvre la joie de lire autre chose qu'une littérature mimétique racontant le quotidien pour se lancer dans des récits extraordinaires.
"L'énigme des sables", une douzaine d'années avant un autre classique du genre, "les 39 marches", de John Buchan, par exemple, pose les bases de ce genre si spécial. Ah, disons-le, si, pour vous, roman d'espionnage rime avec la triplette Forsyth-Ludlum-Clancy, vous risquez de vous enlisez un peu. Idem pour les fans de James Bond...
Dans "l'énigme des sables", tout repose sur quelque chose de terriblement fragile : une intuition. Longtemps, on se demande si ce brave Davies, choqué d'avoir failli se perdre corps et âme au milieu des sables frisons, n'a pas tout inventé. Mais, il a l'air si sûr de lui que Carruthers accepte de le suivre dans cette drôle d'enquête, entre hauts-fonds, cartes marines difficiles à décrypter et brouillards...
Le suspense, qui se nourrit de tout ce contexte, fictif, géographique, historique, etc., monte comme la marée, avec le danger qu'on sait. Si l'on se demande un bon moment où l'on va, si le rythme est dicté le plus souvent par la navigation, et pas en hors-bord mais à la voile, la dernière partie est tout à fait prenante et passionnante et vaut le déplacement.
Le lecteur du XXie siècle, nourri aux (techno-)thrillers, littéraires et cinématographiques, risque de ne pas y trouver son compte s'il l'aborde avec le même état d'esprit que ses lectures habituelles. Pour dire les choses clairement : Carruthers n'est pas Jason Bourne, loin de là. Mais, "l'énigme des sables" n'en est pas moins intéressante pour autant.
En revanche, pour les amateurs de romans maritimes, pour les navigateurs amateurs ou plus chevronnés, il y a sans doute plein d'éléments intéressants à venir y glaner, et même, probablement, quelques idées de balades à élaborer, dans des zones où, avec un matériel moderne, la plaisance doit être bien plus facile, bien moins risquée.
Le périple, comme c'était le cas, d'ailleurs, dans "le cercle celtique", indépendamment de l'intrigue, vaut le détour et l'on se laisse griser au gré des déplacements, même s'il faut sans doute ne pas trop craindre le mal de mer et savoir se montrer patient, entre échouages volontaires, marée basse, remontée de la mer, nouveau départ...
La mer est un des éléments importants de ce roman, parce qu'elle conditionne tout, ou presque, dans les difficultés permanentes qu'elle impose aux hommes, qu'ils se promènent, en poursuivent d'autres à la trace ou qu'ils essayent de mettre sur pied un audacieux plan d'attaque par voie maritime. Et ces eaux-là ne ménagent personne, alors qu'on ne parle que du relief, et à peine du climat, en ce début d'automne.
Dernier point à aborder dans ce billet : le destin étonnant (et dramatique) de l'auteur. Né en 1870, Erskine Childers est le fils d'un Anglais et d'une Irlandaise. Mais, très jeune, il se retrouve orphelin et est confié à un oncle qui vit en Irlande. En 1899, il s'engage dans l'armée britannique et participe à la deuxième guerre des Boers, pendant laquelle il est blessé.
Sa grande passion, c'est la mer. Pas étonnant, donc, de le voir écrire "l'énigme des sables", dont le personnage de Carruthers lui emprunte certainement quelques traits de caractère. Mais, Childers est également de plus en plus proche des idées nationalistes irlandaises. Il trafique même des armes, via la mer, avec l'Allemagne, afin d'équiper les groupes indépendantistes qui prennent de l'ampleur.
Pourtant, en 1914, le rejoint la Navy en tant qu'officier du renseignement. Le voilà devenu un espion, et en temps de guerre ! Efficace, d'ailleurs, puisque son action lui vaudra des décorations et des promotions. Pourtant, la violente répression qui suivra l'insurrection irlandaise des fêtes de Pâques 1916 le pousse à accentuer son engagement.
A la fin de la guerre, il s'installe à Dublin et milite ouvertement pour l'indépendance de l'île Verte. Il devient ministre, représente l'Irlande à Versailles lors de la signature du traité mettant fin à la première Guerre Mondiale, publie des pamphlets anti-anglais, est élu député et participe aux négociations du traité anglo-irlandais qui va donner naissance, en 1921, à la République d'Irlande.
Pourtant, Childers rejette cet accord et embrasse une voie plus violente, alors que l'île connaît une guerre civile. L'écrivain refuse toute allégeance des élus irlandais à l'Angleterre, comme le stipule le traité. Ce choix va lui coûter cher : traqué, il finit par être arrêté et est condamné à mort puis exécuté en 1922... La fin d'un étonnant parcours que son fils poursuivra.
Erskine Hamilton Childers n'a que 16 ans quand son père est fusillé. On raconte que l'adolescent est allé serrer la main de tous les hommes ayant voté la sentence de mort à l'encontre de son père. L'opinion, elle, voit une vengeance, plus qu'une décision de justice... Un demi-siècle plus tard, Erskine Hamilton Childers succédera à Eamon de Valera, l'homme que son père devait rencontrer lorsqu'il fut arrêté, à la présidence de la République d'Irlande... Romanesque, non ?
Voilà donc un livre un peu oublié, en tout cas en France, mais régulièrement réédité en langue anglaise depuis plus d'un siècle, un roman novateur, très réaliste et même plausible, sur un sujet fascinant, tant en y repensant avec le regard de l'époque qu'avec du recul, et signé par un homme au destin hors du commun.
Et puis, parce que c'est tout de même aussi le décor principal, il y a la mer, la navigation. Je suis un marin d'eau douce, sujet au mal de mer, moyennement attiré par le large, je dois le reconnaître, et pourtant, je suis très friand de récits marins et de voyages immobiles sur l'eau. C'est plus sûr, sans doute. Alors, voilà un bel exemple de cette grande tradition romanesque que sont les romans de mer.
C'est atypique, certains jugeront peut-être cela désuet. Personnellement, je n'ai pas du tout été dérangé par le style, alors que la traduction a tout juste un siècle (et c'était une crainte en découvrant cet aspect qui m'avait échappé). Un vrai classique du roman populaire qui ne demande qu'à être redécouvert et a certainement inspiré toute la tradition du roman d'espionnage britannique.
Alors, qu'attendez-vous pour vous lancer ?
lundi 26 octobre 2015
"E ma unãn ! Toute seule ! Telle serait ma devise".
Disons-le tout de suite, le livre dont nous allons parler aujourd'hui n'est certainement pas celui qui me laissera le plus grand souvenir. Et je vais vous expliquer pourquoi dans ce billet. Pour autant, il est loin d'être dénué d'intérêt et saura sans doute séduire certains lecteurs, épris d'aventures, de personnages intrépides, d'histoires gentiment romanesques et de soif de liberté... Avec "l'Abeille noire" (publié aux éditions Carpentier, Thierry Conq et Ronan Robert, deux professeurs amoureux de littérature, d'écrivains voyageurs, et de mer, signent un premier roman à quatre mains, qui va transporter le lecteur de la Bretagne à l'île de Saint-Domingue, en plein siècle des Lumières. Dommage que la première partie, de mon humble point de vue, ne soit pas à la hauteur, Awen Le Du, personnage central de cette histoire, me paraissant être un fort beau personnage qui aurait gagné à être plus étoffé, dans un contexte rendu un peu plus solide... Mais, on se dépayse et la deuxième partie, pleine d'actions, pimente la donne, pour divertir le lecteur pendant quelques heures.
Awen Le Du est la fille d'un pêcheur breton de Saint-Nic, devenue l'aîné de la fratrie quelques années plus tôt, lorsque son grand frère a disparu. Désormais âgée de 15 ans, c'est elle qui sort en mer avec son père pour ramener la pêche censée nourrir la famille, au lieu de travailler aux côtés de sa mère, comme ses jeunes soeurs.
Cette situation de garçon manqué va lui être bien utile quand, elle aussi, un jour de 1755, va choisir de s'enfuir, le coeur brisé, mais certaine qu'elle ne peut agir autrement. Le curé du village, aux moeurs a minima libertines, pour ne pas dire carrément immorales, s'est permis un comportement déplacé envers l'adolescente qui prend peur. Qui la croirait ?
Alors, elle décide de quitter ce village qui était jusqu'ici son unique horizon pour se lancer sur les traces de son frère. Comment le retrouver, elle n'en sait encore rien, mais, portée par cet espoir, elle devient une autre. Awen n'existe plus, c'est en garçon, sous le prénom d'Ildut, que la Bretonne se rend à Brest où elle espère commencer une nouvelle vie.
Pas facile, mais elle va faire une rencontre décisive, non seulement parce qu'elle va lui permettre de se tirer d'un bien mauvais pas (preuve que, dans ce monde, se faire passer pour un garçon ne protège pas de tout...), mais aussi parce que les deux hommes qui vont l'aider vont bouleverser profondément son existence.
Le premier est un vieillard, aveugle, érudit et autoritaire, qui semble être en quête d'un disciple à qui transmettre son savoir, qui se fait appeler Youn An Dall. L'accompagne, taciturne, discret, mais toujours prêt à tout, un homme noir, le premier que rencontre Ildut, à l'imposante stature et répondant au nom de Bethléem.
A leurs côtés, la jeune fille, qui continue à se faire passer pour un garçon, va énormément apprendre. Il faut dire que Youn An Dall se comporte plus comme un précepteur, et des plus sévères, que comme un mentor. Mais, le vieil homme, comme son étrange acolyte, restent entourés de mystère, y compris aux yeux de l'adolescente.
Ce curieux trio aurait pu vivre longtemps à Brest et dans les environs sans quelques incidents qui vont hâter leur départ. C'est à Londres, en fait, que la vie d'Ildut va prendre un nouveau cours, lorsque son vieux professeur lui apprend qu'il a retrouvé la trace de son frère. C'est à Saint-Domingue, ce l'autre côté de cet Océan Atlantique qu'elle observe depuis toujours, qu'il se trouverait.
Et, par l'entremise de Youn, qui a décidément le bras long, Ildut/Awen va pouvoir embarquer sur un bateau pour se rendre dans les Caraïbes... Un voyage dangereux, mais que l'entêtée bretonne veut accomplir. Un voyage qui va lui réserver aussi un lot de surprises, pas franchement toutes agréables, bien au contraire...
Et, surtout, un voyage qui va permettre à l'adolescente de découvrir une situation qu'elle méconnaissait voire ignorait totalement : celle de l'esclavage, en vigueur sur l'île et dans toute la région, pour produire café et sucre, principalement, à destination des plus nantis du Royaume de France...
Jusqu'ici, tout va bien. Si j'ajoute la liste des auteurs qui ont inspiré nos deux primo-romanciers, Stevenson, Conrad, Melville, Defoe, Loti, Chateaubriand, Hugo et j'en passe, on se dit que le lecteur est placé sous les meilleurs auspices... Le souffle est là, oui, c'est certain. Mais, il y a un mais... Et de taille, en tout cas pour moi.
Ce mais, on le trouve dans la première partie de ce roman, là où nos deux auteurs auraient pu (dû ?) approfondir leur personnage central pour lui donner de l'étoffe, du volume et en faire un personnage superbe. Car il y a la matière pour cela, alors, pourquoi avoir juste esquissé cette intrépide Arwen, vive, au caractère entier et à la détermination de granit.
Alors, je ne comprends pas... Pourquoi la faire partir déguisée en garçon, sans que ce travestissement n'intervienne véritablement ? Avouez que, même à 15 ans, il ne doit pas être simple pour une jeune fille de se faire passer pour un jeune gars et que cette situation pose, en toutes circonstances, des soucis d'intendance et la nécessité d'une attention sans relâche.
Or, ici, tout cela est juste effleuré. Au lieu d'u argument romanesque fort, on n'a guère plus qu'un postulat : Arwen, qui est pourtant à un âge où son corps change (ce n'est pas sale, pensez aux fleurs...), se fait passer pour un garçon et trompe tout son monde, comme une lettre passe à la poste... Il m'a manqué quelque chose, cet absence de traitement m'a frustré.
De la même façon, Ildut devient quasiment capitaine du bateau que Youn An Dall met à sa disposition. Là encore, qu'un aussi jeune homme, sorti de nulle part, impose ses quatre volontés à un équipage de vieux loups de mer qui a dû en voir des vertes et des pas mûres sur toutes les mers du monde, ne semble poser aucun souci.
Tout se fait le plus naturellement du monde, comme si le charisme d'Ildut était tel que personne ne moufte... Admettons... Mais, que ce même jeune homme, dont l'expérience en mer se limite à des sorties de pêche avec son père, se montre d'un seul coup apte à commander un navire transatlantique, je suis assez dubitatif...
Bien sûr, deux ans ont passé entre le départ de Saint-Nic et l'embarquement pour Saint-Domingue. Bien sûr, on comprend que Youn An Dall a sérieusement fait travailler son élève, mais dans le domaine des humanités plus que sur le terrain. En tout cas, rien ne nous est montré en ce sens, dans cette première partie, qui avait tout d'un potentiellement formidable roman initiatique...
Corollaire de cette situation, quid de l'enseignement martial ? Autant Arwen connaissait la mer, autant je l'imagine mal s'entraînant au maniement des armes, épée et pistolet, le soir, à la veillée, au retour des campagnes de pêche. Pourtant, là encore, la Bretonne révèle de véritables talents en la matière... Qu'elle n'ait pas froid aux yeux, ça ne me dérange pas, mais qu'elle devienne un complet combattant, sans rien avoir, apparemment, expérimenté, là, je reste dubitatif...
Entendons-nous bien : ce qui me gêne, c'est que ces différents aspects que je viens d'évoquer manquent au récit. Peut-être, lors de ces deux années aux côtés du vieil aveugle et de Bethléem, Arwen a-t-elle appris ce genre de choses, mais cela ne nous est pas raconté. Dans la liste des auteurs référents, je n'ai pas cité Paul Féval. On avait là de quoi faire de la première partie un hommage au Bossu et à tous le genre cape et épée, et c'est éclipsé...
Conq et Robert ont eu l'idée de ce personnage d'Arwen qui a tout pour prendre de l'ampleur, pour se construire, étape par étape, et remplir tout l'espace au fur et à mesure. Mais cette première partie est vraiment trop précipitée, on s'en rend vraiment compte une fois le voyage vers Saint-Domingue lancé, depuis les premiers événements, le départ de Saint-Nic, jusqu'à cette prise de commandement.
Dernier petit point, parce que, au point où j'en suis, autant chipoter jusqu'au bout, j'aurais bien pris quelques scènes maritimes supplémentaires, ou que, au moins, celles que l'on découvre soient un poil plus mouvementées. Cet océan Atlantique m'a paru un peu trop... pacifique, si vous me permettez ce jeu de mots un peu facile... Ce n'est pas que je cherche spécialement le mal de mer, mais quelques aléas sont toujours les bienvenus !
Voilà, j'ai craché ma bile, même si ces critiques se veulent d'abord constructives. C'est du dépit de lecteur ambitieux, rêveur et ayant dévoré les livres de certains des auteurs cités dans les remerciements par Conq et Robert. Le bourgeon Arwen méritait, je trouve, une éclosion plus lente et surtout plus complète que dans "l'Abeille noire".
Un dernier mot sur Arwen, qui prononce la phrase que j'ai choisie comme titre de ce billet. Oui, il me semble que cela la représente parfaitement, du moins pour ce livre-ci. Assez paradoxalement, alors qu'elle doit beaucoup aux personnes qu'elle rencontre, Youn et Bethléem en tête, elle ne peut véritablement compter que sur elle.
Les autres lui cachent bien trop de choses, suscitent bien des doutes et des questionnements pour qu'elle puisse leur faire une confiance absolue. Quant aux autres... Ils sont des ennemis, qui n'hésiteront pas à lui jouer les pires tours si elle relâche son attention. Alors, oui, depuis le jour où elle a choisi de s'enfuir jusqu'à ce séjour caribéen, elle est toute seule. Mais cela peut vite changer, qui sait ?
Refermons cette page, parlons aussi de ces questions qui sous-tendent la seconde partie et dont certaines restent fortement d'actualité. Le roman se déroule sous Louis XV, dans un contexte qui se tend, avec le développement de guerres opposants Français et Anglais sur différents théâtres de bataille, en Europe et Outre-Mer.
Les Caraïbes sont un enjeu de cette guerre, évidemment. Saint-Domingue est colonie française, les grands propriétaires, les fameux békés, sont issus de l'aristocratie hexagonale, mais cela pourrait changer. Il n'est pas vraiment question de cette guerre, où corsaires et flibustiers joueront un rôle important, mais je ne serais pas surpris que, en cas de suite, cela prenne une plus grande place...
Pourtant, ce contexte joue un rôle dans notre roman, je n'en dis pas trop, bien sûr, mais je l'évoque. Arwen va mettre le pied sur une île où gronde la révolte. Les esclaves noirs, exploités, battus, considérés comme du bétail plus que comme des humains, voudraient briser ce carcan et faire tomber les békés qui les maltraitent...
Dans ce siècle des Lumières, où les revendications commencent à se faire entendre de plus en plus fortement et aboutirons, quelques décennies plus tard, à la Révolution, cela vient s'intégrer parfaitement. Arwen, qui n'a rien d'une philosophe, va se retrouver dans une société très particulière, dans laquelle elle va devoir trouver une place. Sa place.
Et cela n'a rien d'évident, tant les Français présents à Saint-Domingue semblent appartenir à la pire frange de la société d'Ancien Régime, libertine, arbitraire, raciste, oisive, déconnectée des réalités, amorale pour ne pas dire immorale. Vraiment, le genre de cercle où on a envie de se trouver... L'ordre établi est immuable, ils en sont certains. Sans doute trop...
Cette deuxième partie ne souffre pas, à mes yeux, en tout cas, des mêmes lacunes que la première. On y croit, on n'y croit pas, chaque lecteur se fera son idée. Mais, dans cette partie caribéenne, les rebondissements s'enchaînent et Arwen s'affirme, comme on s'y attend. Et quitte définitivement l'enfance pour l'âge adulte.
Comme je l'ai déjà laissé entendre, il me semble que sont posés les jalons pour une suite, dans laquelle Arwen poursuivra son périple et connaîtra forcément de nouvelles péripéties. L'occasion de poursuivre aussi la construction d'un personnage grandi un peu vite et qui doit relever de nouveaux défis.
Malgré mes longues récriminations, je dois dire que j'ai passé un moment agréable à la lecture de "l'Abeille noire", vrai roman populaire qui saura, j'en suis certain, plaire à des lecteurs amateurs d'aventures et de dépaysement, appréciant des lectures sans chichi, pleines d'actions, de personnages attachants et d'autres carrément exécrables...
Awen Le Du est la fille d'un pêcheur breton de Saint-Nic, devenue l'aîné de la fratrie quelques années plus tôt, lorsque son grand frère a disparu. Désormais âgée de 15 ans, c'est elle qui sort en mer avec son père pour ramener la pêche censée nourrir la famille, au lieu de travailler aux côtés de sa mère, comme ses jeunes soeurs.
Cette situation de garçon manqué va lui être bien utile quand, elle aussi, un jour de 1755, va choisir de s'enfuir, le coeur brisé, mais certaine qu'elle ne peut agir autrement. Le curé du village, aux moeurs a minima libertines, pour ne pas dire carrément immorales, s'est permis un comportement déplacé envers l'adolescente qui prend peur. Qui la croirait ?
Alors, elle décide de quitter ce village qui était jusqu'ici son unique horizon pour se lancer sur les traces de son frère. Comment le retrouver, elle n'en sait encore rien, mais, portée par cet espoir, elle devient une autre. Awen n'existe plus, c'est en garçon, sous le prénom d'Ildut, que la Bretonne se rend à Brest où elle espère commencer une nouvelle vie.
Pas facile, mais elle va faire une rencontre décisive, non seulement parce qu'elle va lui permettre de se tirer d'un bien mauvais pas (preuve que, dans ce monde, se faire passer pour un garçon ne protège pas de tout...), mais aussi parce que les deux hommes qui vont l'aider vont bouleverser profondément son existence.
Le premier est un vieillard, aveugle, érudit et autoritaire, qui semble être en quête d'un disciple à qui transmettre son savoir, qui se fait appeler Youn An Dall. L'accompagne, taciturne, discret, mais toujours prêt à tout, un homme noir, le premier que rencontre Ildut, à l'imposante stature et répondant au nom de Bethléem.
A leurs côtés, la jeune fille, qui continue à se faire passer pour un garçon, va énormément apprendre. Il faut dire que Youn An Dall se comporte plus comme un précepteur, et des plus sévères, que comme un mentor. Mais, le vieil homme, comme son étrange acolyte, restent entourés de mystère, y compris aux yeux de l'adolescente.
Ce curieux trio aurait pu vivre longtemps à Brest et dans les environs sans quelques incidents qui vont hâter leur départ. C'est à Londres, en fait, que la vie d'Ildut va prendre un nouveau cours, lorsque son vieux professeur lui apprend qu'il a retrouvé la trace de son frère. C'est à Saint-Domingue, ce l'autre côté de cet Océan Atlantique qu'elle observe depuis toujours, qu'il se trouverait.
Et, par l'entremise de Youn, qui a décidément le bras long, Ildut/Awen va pouvoir embarquer sur un bateau pour se rendre dans les Caraïbes... Un voyage dangereux, mais que l'entêtée bretonne veut accomplir. Un voyage qui va lui réserver aussi un lot de surprises, pas franchement toutes agréables, bien au contraire...
Et, surtout, un voyage qui va permettre à l'adolescente de découvrir une situation qu'elle méconnaissait voire ignorait totalement : celle de l'esclavage, en vigueur sur l'île et dans toute la région, pour produire café et sucre, principalement, à destination des plus nantis du Royaume de France...
Jusqu'ici, tout va bien. Si j'ajoute la liste des auteurs qui ont inspiré nos deux primo-romanciers, Stevenson, Conrad, Melville, Defoe, Loti, Chateaubriand, Hugo et j'en passe, on se dit que le lecteur est placé sous les meilleurs auspices... Le souffle est là, oui, c'est certain. Mais, il y a un mais... Et de taille, en tout cas pour moi.
Ce mais, on le trouve dans la première partie de ce roman, là où nos deux auteurs auraient pu (dû ?) approfondir leur personnage central pour lui donner de l'étoffe, du volume et en faire un personnage superbe. Car il y a la matière pour cela, alors, pourquoi avoir juste esquissé cette intrépide Arwen, vive, au caractère entier et à la détermination de granit.
Alors, je ne comprends pas... Pourquoi la faire partir déguisée en garçon, sans que ce travestissement n'intervienne véritablement ? Avouez que, même à 15 ans, il ne doit pas être simple pour une jeune fille de se faire passer pour un jeune gars et que cette situation pose, en toutes circonstances, des soucis d'intendance et la nécessité d'une attention sans relâche.
Or, ici, tout cela est juste effleuré. Au lieu d'u argument romanesque fort, on n'a guère plus qu'un postulat : Arwen, qui est pourtant à un âge où son corps change (ce n'est pas sale, pensez aux fleurs...), se fait passer pour un garçon et trompe tout son monde, comme une lettre passe à la poste... Il m'a manqué quelque chose, cet absence de traitement m'a frustré.
De la même façon, Ildut devient quasiment capitaine du bateau que Youn An Dall met à sa disposition. Là encore, qu'un aussi jeune homme, sorti de nulle part, impose ses quatre volontés à un équipage de vieux loups de mer qui a dû en voir des vertes et des pas mûres sur toutes les mers du monde, ne semble poser aucun souci.
Tout se fait le plus naturellement du monde, comme si le charisme d'Ildut était tel que personne ne moufte... Admettons... Mais, que ce même jeune homme, dont l'expérience en mer se limite à des sorties de pêche avec son père, se montre d'un seul coup apte à commander un navire transatlantique, je suis assez dubitatif...
Bien sûr, deux ans ont passé entre le départ de Saint-Nic et l'embarquement pour Saint-Domingue. Bien sûr, on comprend que Youn An Dall a sérieusement fait travailler son élève, mais dans le domaine des humanités plus que sur le terrain. En tout cas, rien ne nous est montré en ce sens, dans cette première partie, qui avait tout d'un potentiellement formidable roman initiatique...
Corollaire de cette situation, quid de l'enseignement martial ? Autant Arwen connaissait la mer, autant je l'imagine mal s'entraînant au maniement des armes, épée et pistolet, le soir, à la veillée, au retour des campagnes de pêche. Pourtant, là encore, la Bretonne révèle de véritables talents en la matière... Qu'elle n'ait pas froid aux yeux, ça ne me dérange pas, mais qu'elle devienne un complet combattant, sans rien avoir, apparemment, expérimenté, là, je reste dubitatif...
Entendons-nous bien : ce qui me gêne, c'est que ces différents aspects que je viens d'évoquer manquent au récit. Peut-être, lors de ces deux années aux côtés du vieil aveugle et de Bethléem, Arwen a-t-elle appris ce genre de choses, mais cela ne nous est pas raconté. Dans la liste des auteurs référents, je n'ai pas cité Paul Féval. On avait là de quoi faire de la première partie un hommage au Bossu et à tous le genre cape et épée, et c'est éclipsé...
Conq et Robert ont eu l'idée de ce personnage d'Arwen qui a tout pour prendre de l'ampleur, pour se construire, étape par étape, et remplir tout l'espace au fur et à mesure. Mais cette première partie est vraiment trop précipitée, on s'en rend vraiment compte une fois le voyage vers Saint-Domingue lancé, depuis les premiers événements, le départ de Saint-Nic, jusqu'à cette prise de commandement.
Dernier petit point, parce que, au point où j'en suis, autant chipoter jusqu'au bout, j'aurais bien pris quelques scènes maritimes supplémentaires, ou que, au moins, celles que l'on découvre soient un poil plus mouvementées. Cet océan Atlantique m'a paru un peu trop... pacifique, si vous me permettez ce jeu de mots un peu facile... Ce n'est pas que je cherche spécialement le mal de mer, mais quelques aléas sont toujours les bienvenus !
Voilà, j'ai craché ma bile, même si ces critiques se veulent d'abord constructives. C'est du dépit de lecteur ambitieux, rêveur et ayant dévoré les livres de certains des auteurs cités dans les remerciements par Conq et Robert. Le bourgeon Arwen méritait, je trouve, une éclosion plus lente et surtout plus complète que dans "l'Abeille noire".
Un dernier mot sur Arwen, qui prononce la phrase que j'ai choisie comme titre de ce billet. Oui, il me semble que cela la représente parfaitement, du moins pour ce livre-ci. Assez paradoxalement, alors qu'elle doit beaucoup aux personnes qu'elle rencontre, Youn et Bethléem en tête, elle ne peut véritablement compter que sur elle.
Les autres lui cachent bien trop de choses, suscitent bien des doutes et des questionnements pour qu'elle puisse leur faire une confiance absolue. Quant aux autres... Ils sont des ennemis, qui n'hésiteront pas à lui jouer les pires tours si elle relâche son attention. Alors, oui, depuis le jour où elle a choisi de s'enfuir jusqu'à ce séjour caribéen, elle est toute seule. Mais cela peut vite changer, qui sait ?
Refermons cette page, parlons aussi de ces questions qui sous-tendent la seconde partie et dont certaines restent fortement d'actualité. Le roman se déroule sous Louis XV, dans un contexte qui se tend, avec le développement de guerres opposants Français et Anglais sur différents théâtres de bataille, en Europe et Outre-Mer.
Les Caraïbes sont un enjeu de cette guerre, évidemment. Saint-Domingue est colonie française, les grands propriétaires, les fameux békés, sont issus de l'aristocratie hexagonale, mais cela pourrait changer. Il n'est pas vraiment question de cette guerre, où corsaires et flibustiers joueront un rôle important, mais je ne serais pas surpris que, en cas de suite, cela prenne une plus grande place...
Pourtant, ce contexte joue un rôle dans notre roman, je n'en dis pas trop, bien sûr, mais je l'évoque. Arwen va mettre le pied sur une île où gronde la révolte. Les esclaves noirs, exploités, battus, considérés comme du bétail plus que comme des humains, voudraient briser ce carcan et faire tomber les békés qui les maltraitent...
Dans ce siècle des Lumières, où les revendications commencent à se faire entendre de plus en plus fortement et aboutirons, quelques décennies plus tard, à la Révolution, cela vient s'intégrer parfaitement. Arwen, qui n'a rien d'une philosophe, va se retrouver dans une société très particulière, dans laquelle elle va devoir trouver une place. Sa place.
Et cela n'a rien d'évident, tant les Français présents à Saint-Domingue semblent appartenir à la pire frange de la société d'Ancien Régime, libertine, arbitraire, raciste, oisive, déconnectée des réalités, amorale pour ne pas dire immorale. Vraiment, le genre de cercle où on a envie de se trouver... L'ordre établi est immuable, ils en sont certains. Sans doute trop...
Cette deuxième partie ne souffre pas, à mes yeux, en tout cas, des mêmes lacunes que la première. On y croit, on n'y croit pas, chaque lecteur se fera son idée. Mais, dans cette partie caribéenne, les rebondissements s'enchaînent et Arwen s'affirme, comme on s'y attend. Et quitte définitivement l'enfance pour l'âge adulte.
Comme je l'ai déjà laissé entendre, il me semble que sont posés les jalons pour une suite, dans laquelle Arwen poursuivra son périple et connaîtra forcément de nouvelles péripéties. L'occasion de poursuivre aussi la construction d'un personnage grandi un peu vite et qui doit relever de nouveaux défis.
Malgré mes longues récriminations, je dois dire que j'ai passé un moment agréable à la lecture de "l'Abeille noire", vrai roman populaire qui saura, j'en suis certain, plaire à des lecteurs amateurs d'aventures et de dépaysement, appréciant des lectures sans chichi, pleines d'actions, de personnages attachants et d'autres carrément exécrables...
samedi 24 octobre 2015
"Le plus important, c'est le présent, dit Aataentsic. On ne peut pas perdre l'orenda, seulement l'égarer. Le passé et le futur sont le présent".
Pas de cowboy, mais des indiens, dans notre roman du jour. Et des jésuites, aussi. Avec une plongée dans une époque particulière de l'histoire du continent nord-américain, celle des missions cherchant à évangéliser les tribus indiennes. Le roman du jour a connu un immense succès critique à sa sortie, recevant, par exemple, le premier prix Littérature-Monde, remis l'an passé, lors du Festival Etonnants Voyageurs. "Dans le grand cercle du monde", de Joseph Boyden (désormais disponible au Livre de Poche), est un roman dur, violent, profond, envoûtant, épique où se rencontrent, se confrontent et d'affrontent deux cultures, non, plus encore, deux visions du monde. Mais, c'est aussi la découverte de trois personnages que tout sépare et qui vont, peu à peu, et malgré le tumulte les entourant, faire l'effort de se découvrir, de se respecter. Une fresque de près de 700 pages qu'il ne faut pas craindre d'ouvrir, car son souffle lyrique devrait vous emporter rapidement.
Nous sommes au tiers du XVIIe siècle (on n'a pas de repère chronologique, juste un indice historique, la mort de Samuel de Champlain, le jour de Noël de l'année 1635) et les grandes puissances européennes, que sont la France, l'Angleterre, mais aussi la Hollande, toutes trois puissances maritimes, cherchent à imposer leur domination en Nouvelle-France.
La guerre entre la France, catholique, et l'Angleterre, protestante, a cessé quelques années plus tôt, mais se déroule désormais sur d'autres plans, diplomatiques, commerciaux et religieux. La France, qui ne parvient pas à solidifier sa colonie, centrée autour de Québec, est à la peine alors que les contingents anglais, eux, sont en plein essor. Voilà pour le contexte historique.
C'est exactement à cette époque que la Compagnie de Jésus envoient des prêtres en Nouvelle-France, avec la mission d'évangéliser les tribus indiennes. Parmi les pionniers de cette mission, se trouve un Breton, de haute taille et à la foi profonde, le père Christophe. Il se rend seul, dans un premier temps, auprès des tribus huronnes, afin de leur porter la parole divine.
Une mission qui s'avère bien compliquée. D'abord, parce que l'hiver est particulièrement rude, cette année-là. Ensuite, parce que les Hurons sont en guerre avec les Iroquois. Enfin, parce que l'accueil réservé à celui que les autochtones vont aussitôt surnommer "le Corbeau", en raison de sa soutane noire, est pour le moins frileux.
Peu de Hurons s'intéressent à ce que raconte cet étranger, qui balbutie quelques mots de leur langue, souvent sans queue, ni tête, et leur parle de concepts qui les dépassent, comme ce "Grand Génie", dont il parle sans cesse et dont ils ont du mal à saisir le sens. Mais Christophe est un missionnaire né, il ne se décourage jamais et va s'accrocher auprès de ces ouailles pourtant peu coopératives.
Une persévérance que voit d'un mauvais oeil un guerrier Huron nommé Oiseau. Homme aguerri, qui n'est plus tout à fait jeune, déjà, il ne supporte pas la présence de ce Corbeau, dont il se débarrasserait volontiers à la première occasion. La manière dont cet étranger essaye d'embobiner ses amis lui tape sérieusement sur les nerfs, mais, pourtant, il ne se résout pas à tuer le Français.
Même lorsque certains Hurons commencent à accepter de partager son discours, Oiseau laisse faire, prenant sur lui. Mais, il espère que la présence du prêtre parmi eux permettra d'aider à l'intégration d'une autre étrangère, une enfant, dont le nom est Chutes de Neige. Elle a été faite prisonnière lors d'un accrochage avec un groupe d'Iroquois et, seule survivante, elle a été capturée.
La tradition indienne veut alors que le prisonnier, surtout s'il est jeune, soit éventuellement supplicié, si l'on juge cela nécessaire, avant de devenir ensuite membre de la tribu à part entière. Une forme d'adoption, qui, précisément, ici, prend tout son sens : si Chutes de Neige n'a plus de famille, Oiseau a vu la sienne également décimée auparavant. Un choc dont il ne s'est jamais remis.
Mais la demoiselle a du caractère. Elle a surtout une haine profonde qui brûle en elle, tout en sachant qu'elle ne pourra, seule, réussir à se venger, ou à fausser compagnie à ses nouveaux maîtres. Même si elle est très jeune, elle a de la jugeote et se rapproche du prêtre, comme si elle adhérait à son message, espérant que ce Corbeau pourra s'avérer un allié de circonstance.
Chutes de Neige, Christophe et Oiseau sont les trois personnages centraux de ce grand roman épique et en sont également les trois narrateurs. A travers eux, on va vivre un long moment au sein de cette tribu huronne, partageant les joies, les peines, mais aussi les événements marquants qui la touche : sécheresses, hivers rudes, épidémies, guerres avec les Iroquois, etc.
La période, on va le comprendre rapidement, n'est pas la plus florissante pour les Hurons qui s'interrogent. A l'image d'Oiseau, pour certains, le bouc émissaire est tout désigné : le Jésuite. Son arrivée correspond à ces événements qui bouleversent la vie des leurs. Une raison de plus pour nourrir un ressentiment profond pour ce Corbeau...
Je n'entre pas plus dans le détail de l'histoire, car c'est sur la longueur qu'il faut la découvrir et voir comment s'articule la relation entre ces trois êtres qui n'ont vraiment pas grand-chose en commun. A part, et c'est loin d'être anodin, le feu intérieur qui les pousse à agir, envers et contre tout. Appeler cela la foi, pour le Français, ou l'Orenda, pour les Indiens ("The Orenda" étant d'ailleurs le titre original du roman).
L'Orenda, croit comprendre Christophe, c'est un peu l'équivalent de l'âme pour les Chrétiens. Mais, c'est à peu près la seule passerelle spirituelle que le prêtre réussit à établir entre sa vision du monde et celle de ses hôtes. Car, le postulat même de ces Sauvages, comme les appellent Christophe, empêche quasiment toute discussion dans ce domaine.
Oui, pour le Jésuite, comme pour tant d'Européens encore, il est encore difficile de croire que les indigènes rencontrés sur cet immense continent encore à peine exploré aient une âme. Et donc, que ce soit des humains à part entière, comme l'homme blanc... Des idées, hélas, qui vont perdurer longtemps.
Mais, face à lui, ces Indiens ont une vision toute autre : pour eux, tout être vivant à une orenda, humains, animaux, plantes... Au panthéisme des Jésuites, ils opposent une spiritualité qui place le vivant au coeur de tout. Et, là encore, il est bien difficile de s'entendre, quand, d'un côté, on se considère au service de la Terre, et que, de l'autre, on estime le monde créé pour le bénéfice unique de l'homme (sous-entendu, de l'être doté d'une âme).
On mesure l'abîme qui sépare ce Jésuite de ceux qu'il est venu convertir à sa cause. Et lui aussi, sans pour autant douter, mesure les efforts qu'il lui faudra accomplir pour parvenir à mener à bien sa mission. D'autant que, pendant qu'il bataille, la colonie de Nouvelle-France ne cesse de se réduire et le soutien qu'on lui apporte avec...
La mission (au sens architectural, cette fois) qu'il va parvenir à mettre en place pourra ainsi compter sur un personnel peu fiable et une communauté religieuse réduite à la portion congrue. De quoi lui mettre encore un peu plus de bâtons dans les roues. Christophe comprendra vite qu'il sera seul, ou presque, seulement épaulé par ce Dieu auquel il croit plus fermement que jamais.
Face à lui, Oiseau est sans doute aussi intrigué par cet étrange personnage qu'il est agacé par son action. Non, il ne l'aime pas. Je l'ai dit plus haut, l'envie de lui faire subir quelques tortures et de l'envoyer illico auprès de son "Grand Génie" lui traverse souvent l'esprit, sans qu'il passe pour autant à l'acte. On sent même qu'entre eux, va se créer, au fil des événements, une espèce de respect qu'il est difficile de décrire.
Oui, cette relation entre Christophe est Oiseau, un des moteurs de cette histoire, pourrait s'étendre ici sur des paragraphes et des paragraphes tant elle est complexe, fascinante jusqu'aux dernières pages. Elle ne va sans doute pas jusqu'à une amitié, n'exagérons rien, les différences vont demeurer jusqu'au bout, mais l'animosité première va s'atténuer nettement.
Quant à Chutes de Neige, elle aussi va, avec le temps, évoluer, elle aussi. En grande partie grâce à deux rencontres fortes, deux personnages secondaires qui sont pourtant très important : Petite Oie, qui a connu en son temps le même sort que la jeune fille, en étant faite prisonnière, et Porte-une-Hache, jeune guerrier, encore adolescent, impétueux et arrogant, relève annoncée de la génération à laquelle appartient Oiseau.
Un mot en particulier sur Petite Oie. Jamais le mot n'est prononcé, peut-être est-ce un abus de langage de ma part, dans ce cas, mille excuse, est une chamane. A plusieurs reprises, elle va défier Christophe, qui voit en elle une sorcière ou une magicienne plus que son homologue, alors que, d'une certaine manière, leurs rôles sont assez proches dans leurs camps respectifs.
Pour la jeune Chutes de Neige, en quête de repères et de modèles, elle va devenir une sorte de mentor qui va permettre à l'Iroquoise de naissance de mieux s'intégrer à la tribu huronne qui l'a recueillie... J'ai dit personnage secondaire, mais c'est un magnifique personnage que cette Petite Oie, fascinante, énigmatique, espiègle, mais aussi visionnaire...
Bien sûr, une grande partie de cette fresque repose sur la rencontre entre les deux cultures, celle de l'ancien monde et celle du nouveau, que les personnages doivent appréhender, ce qui n'a rien d'évident. On est dans un univers difficile, même si la vie en Europe, à cette époque, n'était sans doute pas moins rude, dans une petite paroisse bretonne.
Le climat, je l'ai dit, pose bien des problèmes durant cette période, et la gestion de l'intendance s'en ressent, obligeant les uns et les autres à agir en conséquence, jusqu'à, parfois, se mettre en danger. Les épidémies, apportées par les Européens, vont aussi s'abattre sur les Indiens, les affaiblissant notoirement à des moments-clés... Bref, au-delà des relations humaines, c'est tout le contexte dans lequel ils évoluent qui importe.
Enfin, les autochtones ne sont pas franchement pacifiques. Comme les Européens sur leur continent, les tribus indiennes se livrent d'interminables guerres qui prennent la forme de violentes escarmouches ou de furieuses batailles. Et la relation à l'ennemi et au vaincu est également assez impressionnante, tortures et humiliations précédant souvent la mise à mort.
C'est un constat. Les Européens, dans ce domaine, n'ont aucune leçon à donner, ayant suffisamment fait usage entre eux de la barbarie et de la violence. Mais, n'oublions pas que Christophe, un long moment, est seul, puis au sein d'une communauté très réduite et qui n'a rien d'une armée. Les missionnaires ayant subi la torture ont été assez nombreux, on en croise d'ailleurs certains qui ont gardé des séquelles aussi bien physiques que morales.
Il plane sur ce livre, au milieu du lyrisme, des paysages sauvages et grandioses, de l'envoûtement que peu susciter la découverte de la vie de ces tribus (la scène du Festin des Morts est par exemple, particulièrement impressionnante), une atmosphère assez souvent menaçante. On sent que la violence peut se déchaîner presque à chaque moment, en tout cas, lorsque le contexte le permet.
La dernière partie du livre est d'ailleurs féroce. Douloureuse, pour le lecteur, qui ne peut pour autant se détacher de cette histoire, qu'on suit fébrilement. Le destin des personnages va se jouer au cours de cette dernière partie, et sans doute pas comme on pourrait s'y attendre, parfois. Mais cela ne fait que renforcer la puissance de ce récit qui ne nous ménage pas.
Oh, bien sûr, un parallèle vient tout naturellement à l'esprit avec le film de Roland Joffé, "Mission", même s'il se déroule en Amérique du Sud et un siècle plus tard que le roman de Joseph Boyden. Mais, l'image de Jeremy Irons dans ce film m'a hanté un bon moment au cours de ma lecture, tant je trouve que son frère Gabriel se rapproche par bien des points de Christophe.
Les trois personnages centraux sont de magnifiques caractères, riches, profonds, ambigus, parfois, tiraillés aussi, en proie au doute, mais incroyablement courageux. Leurs relations respectives tout autant que leurs parcours individuels fait qu'on s'attache à eux, qu'on a envie d'avancer à leurs côtés, sans préjuger de ce qui peut les attendre.
Je sais que la question de la foi divise. Ici, elle est très présente, sous des formes différentes. Mais, d'une certaine façon, le roman illustre surtout l'impuissance de ce missionnaire sincère, humain, persuadé que seule sa conviction peut mener à la conversion. Face à lui, se dressent des racines profondément ancrées dans ce sol neuf pour lui. Et des traditions ancestrales qu'on ne déboulonne pas aisément.
"Dans le grand cercle du monde", c'est surtout la cohabitation, certes compliquée, de ces deux mondes si différents. Sans parler de métissage, évoquons les échanges qui vont se produire. Christophe a su gagner le respect de ces femmes et de ces hommes, par son dévouement, son courage, son entêtement, même. Et lui aussi a changé son regard sur ses interlocuteurs.
Chutes de Neige, Oiseau et le jésuite ont appris les uns des autres, se sont enrichis au contact de ceux qui étaient, encore il y a peu, des étrangers. Il y a certainement bien des enseignements, des leçons, peut-être même, à retirer de cette magnifique fresque historique, dont les thématiques fortes sont encore terriblement d'actualité et résonnent en nous au quotidien.
Nous sommes au tiers du XVIIe siècle (on n'a pas de repère chronologique, juste un indice historique, la mort de Samuel de Champlain, le jour de Noël de l'année 1635) et les grandes puissances européennes, que sont la France, l'Angleterre, mais aussi la Hollande, toutes trois puissances maritimes, cherchent à imposer leur domination en Nouvelle-France.
La guerre entre la France, catholique, et l'Angleterre, protestante, a cessé quelques années plus tôt, mais se déroule désormais sur d'autres plans, diplomatiques, commerciaux et religieux. La France, qui ne parvient pas à solidifier sa colonie, centrée autour de Québec, est à la peine alors que les contingents anglais, eux, sont en plein essor. Voilà pour le contexte historique.
C'est exactement à cette époque que la Compagnie de Jésus envoient des prêtres en Nouvelle-France, avec la mission d'évangéliser les tribus indiennes. Parmi les pionniers de cette mission, se trouve un Breton, de haute taille et à la foi profonde, le père Christophe. Il se rend seul, dans un premier temps, auprès des tribus huronnes, afin de leur porter la parole divine.
Une mission qui s'avère bien compliquée. D'abord, parce que l'hiver est particulièrement rude, cette année-là. Ensuite, parce que les Hurons sont en guerre avec les Iroquois. Enfin, parce que l'accueil réservé à celui que les autochtones vont aussitôt surnommer "le Corbeau", en raison de sa soutane noire, est pour le moins frileux.
Peu de Hurons s'intéressent à ce que raconte cet étranger, qui balbutie quelques mots de leur langue, souvent sans queue, ni tête, et leur parle de concepts qui les dépassent, comme ce "Grand Génie", dont il parle sans cesse et dont ils ont du mal à saisir le sens. Mais Christophe est un missionnaire né, il ne se décourage jamais et va s'accrocher auprès de ces ouailles pourtant peu coopératives.
Une persévérance que voit d'un mauvais oeil un guerrier Huron nommé Oiseau. Homme aguerri, qui n'est plus tout à fait jeune, déjà, il ne supporte pas la présence de ce Corbeau, dont il se débarrasserait volontiers à la première occasion. La manière dont cet étranger essaye d'embobiner ses amis lui tape sérieusement sur les nerfs, mais, pourtant, il ne se résout pas à tuer le Français.
Même lorsque certains Hurons commencent à accepter de partager son discours, Oiseau laisse faire, prenant sur lui. Mais, il espère que la présence du prêtre parmi eux permettra d'aider à l'intégration d'une autre étrangère, une enfant, dont le nom est Chutes de Neige. Elle a été faite prisonnière lors d'un accrochage avec un groupe d'Iroquois et, seule survivante, elle a été capturée.
La tradition indienne veut alors que le prisonnier, surtout s'il est jeune, soit éventuellement supplicié, si l'on juge cela nécessaire, avant de devenir ensuite membre de la tribu à part entière. Une forme d'adoption, qui, précisément, ici, prend tout son sens : si Chutes de Neige n'a plus de famille, Oiseau a vu la sienne également décimée auparavant. Un choc dont il ne s'est jamais remis.
Mais la demoiselle a du caractère. Elle a surtout une haine profonde qui brûle en elle, tout en sachant qu'elle ne pourra, seule, réussir à se venger, ou à fausser compagnie à ses nouveaux maîtres. Même si elle est très jeune, elle a de la jugeote et se rapproche du prêtre, comme si elle adhérait à son message, espérant que ce Corbeau pourra s'avérer un allié de circonstance.
Chutes de Neige, Christophe et Oiseau sont les trois personnages centraux de ce grand roman épique et en sont également les trois narrateurs. A travers eux, on va vivre un long moment au sein de cette tribu huronne, partageant les joies, les peines, mais aussi les événements marquants qui la touche : sécheresses, hivers rudes, épidémies, guerres avec les Iroquois, etc.
La période, on va le comprendre rapidement, n'est pas la plus florissante pour les Hurons qui s'interrogent. A l'image d'Oiseau, pour certains, le bouc émissaire est tout désigné : le Jésuite. Son arrivée correspond à ces événements qui bouleversent la vie des leurs. Une raison de plus pour nourrir un ressentiment profond pour ce Corbeau...
Je n'entre pas plus dans le détail de l'histoire, car c'est sur la longueur qu'il faut la découvrir et voir comment s'articule la relation entre ces trois êtres qui n'ont vraiment pas grand-chose en commun. A part, et c'est loin d'être anodin, le feu intérieur qui les pousse à agir, envers et contre tout. Appeler cela la foi, pour le Français, ou l'Orenda, pour les Indiens ("The Orenda" étant d'ailleurs le titre original du roman).
L'Orenda, croit comprendre Christophe, c'est un peu l'équivalent de l'âme pour les Chrétiens. Mais, c'est à peu près la seule passerelle spirituelle que le prêtre réussit à établir entre sa vision du monde et celle de ses hôtes. Car, le postulat même de ces Sauvages, comme les appellent Christophe, empêche quasiment toute discussion dans ce domaine.
Oui, pour le Jésuite, comme pour tant d'Européens encore, il est encore difficile de croire que les indigènes rencontrés sur cet immense continent encore à peine exploré aient une âme. Et donc, que ce soit des humains à part entière, comme l'homme blanc... Des idées, hélas, qui vont perdurer longtemps.
Mais, face à lui, ces Indiens ont une vision toute autre : pour eux, tout être vivant à une orenda, humains, animaux, plantes... Au panthéisme des Jésuites, ils opposent une spiritualité qui place le vivant au coeur de tout. Et, là encore, il est bien difficile de s'entendre, quand, d'un côté, on se considère au service de la Terre, et que, de l'autre, on estime le monde créé pour le bénéfice unique de l'homme (sous-entendu, de l'être doté d'une âme).
On mesure l'abîme qui sépare ce Jésuite de ceux qu'il est venu convertir à sa cause. Et lui aussi, sans pour autant douter, mesure les efforts qu'il lui faudra accomplir pour parvenir à mener à bien sa mission. D'autant que, pendant qu'il bataille, la colonie de Nouvelle-France ne cesse de se réduire et le soutien qu'on lui apporte avec...
La mission (au sens architectural, cette fois) qu'il va parvenir à mettre en place pourra ainsi compter sur un personnel peu fiable et une communauté religieuse réduite à la portion congrue. De quoi lui mettre encore un peu plus de bâtons dans les roues. Christophe comprendra vite qu'il sera seul, ou presque, seulement épaulé par ce Dieu auquel il croit plus fermement que jamais.
Face à lui, Oiseau est sans doute aussi intrigué par cet étrange personnage qu'il est agacé par son action. Non, il ne l'aime pas. Je l'ai dit plus haut, l'envie de lui faire subir quelques tortures et de l'envoyer illico auprès de son "Grand Génie" lui traverse souvent l'esprit, sans qu'il passe pour autant à l'acte. On sent même qu'entre eux, va se créer, au fil des événements, une espèce de respect qu'il est difficile de décrire.
Oui, cette relation entre Christophe est Oiseau, un des moteurs de cette histoire, pourrait s'étendre ici sur des paragraphes et des paragraphes tant elle est complexe, fascinante jusqu'aux dernières pages. Elle ne va sans doute pas jusqu'à une amitié, n'exagérons rien, les différences vont demeurer jusqu'au bout, mais l'animosité première va s'atténuer nettement.
Quant à Chutes de Neige, elle aussi va, avec le temps, évoluer, elle aussi. En grande partie grâce à deux rencontres fortes, deux personnages secondaires qui sont pourtant très important : Petite Oie, qui a connu en son temps le même sort que la jeune fille, en étant faite prisonnière, et Porte-une-Hache, jeune guerrier, encore adolescent, impétueux et arrogant, relève annoncée de la génération à laquelle appartient Oiseau.
Un mot en particulier sur Petite Oie. Jamais le mot n'est prononcé, peut-être est-ce un abus de langage de ma part, dans ce cas, mille excuse, est une chamane. A plusieurs reprises, elle va défier Christophe, qui voit en elle une sorcière ou une magicienne plus que son homologue, alors que, d'une certaine manière, leurs rôles sont assez proches dans leurs camps respectifs.
Pour la jeune Chutes de Neige, en quête de repères et de modèles, elle va devenir une sorte de mentor qui va permettre à l'Iroquoise de naissance de mieux s'intégrer à la tribu huronne qui l'a recueillie... J'ai dit personnage secondaire, mais c'est un magnifique personnage que cette Petite Oie, fascinante, énigmatique, espiègle, mais aussi visionnaire...
Bien sûr, une grande partie de cette fresque repose sur la rencontre entre les deux cultures, celle de l'ancien monde et celle du nouveau, que les personnages doivent appréhender, ce qui n'a rien d'évident. On est dans un univers difficile, même si la vie en Europe, à cette époque, n'était sans doute pas moins rude, dans une petite paroisse bretonne.
Le climat, je l'ai dit, pose bien des problèmes durant cette période, et la gestion de l'intendance s'en ressent, obligeant les uns et les autres à agir en conséquence, jusqu'à, parfois, se mettre en danger. Les épidémies, apportées par les Européens, vont aussi s'abattre sur les Indiens, les affaiblissant notoirement à des moments-clés... Bref, au-delà des relations humaines, c'est tout le contexte dans lequel ils évoluent qui importe.
Enfin, les autochtones ne sont pas franchement pacifiques. Comme les Européens sur leur continent, les tribus indiennes se livrent d'interminables guerres qui prennent la forme de violentes escarmouches ou de furieuses batailles. Et la relation à l'ennemi et au vaincu est également assez impressionnante, tortures et humiliations précédant souvent la mise à mort.
C'est un constat. Les Européens, dans ce domaine, n'ont aucune leçon à donner, ayant suffisamment fait usage entre eux de la barbarie et de la violence. Mais, n'oublions pas que Christophe, un long moment, est seul, puis au sein d'une communauté très réduite et qui n'a rien d'une armée. Les missionnaires ayant subi la torture ont été assez nombreux, on en croise d'ailleurs certains qui ont gardé des séquelles aussi bien physiques que morales.
Il plane sur ce livre, au milieu du lyrisme, des paysages sauvages et grandioses, de l'envoûtement que peu susciter la découverte de la vie de ces tribus (la scène du Festin des Morts est par exemple, particulièrement impressionnante), une atmosphère assez souvent menaçante. On sent que la violence peut se déchaîner presque à chaque moment, en tout cas, lorsque le contexte le permet.
La dernière partie du livre est d'ailleurs féroce. Douloureuse, pour le lecteur, qui ne peut pour autant se détacher de cette histoire, qu'on suit fébrilement. Le destin des personnages va se jouer au cours de cette dernière partie, et sans doute pas comme on pourrait s'y attendre, parfois. Mais cela ne fait que renforcer la puissance de ce récit qui ne nous ménage pas.
Oh, bien sûr, un parallèle vient tout naturellement à l'esprit avec le film de Roland Joffé, "Mission", même s'il se déroule en Amérique du Sud et un siècle plus tard que le roman de Joseph Boyden. Mais, l'image de Jeremy Irons dans ce film m'a hanté un bon moment au cours de ma lecture, tant je trouve que son frère Gabriel se rapproche par bien des points de Christophe.
Les trois personnages centraux sont de magnifiques caractères, riches, profonds, ambigus, parfois, tiraillés aussi, en proie au doute, mais incroyablement courageux. Leurs relations respectives tout autant que leurs parcours individuels fait qu'on s'attache à eux, qu'on a envie d'avancer à leurs côtés, sans préjuger de ce qui peut les attendre.
Je sais que la question de la foi divise. Ici, elle est très présente, sous des formes différentes. Mais, d'une certaine façon, le roman illustre surtout l'impuissance de ce missionnaire sincère, humain, persuadé que seule sa conviction peut mener à la conversion. Face à lui, se dressent des racines profondément ancrées dans ce sol neuf pour lui. Et des traditions ancestrales qu'on ne déboulonne pas aisément.
"Dans le grand cercle du monde", c'est surtout la cohabitation, certes compliquée, de ces deux mondes si différents. Sans parler de métissage, évoquons les échanges qui vont se produire. Christophe a su gagner le respect de ces femmes et de ces hommes, par son dévouement, son courage, son entêtement, même. Et lui aussi a changé son regard sur ses interlocuteurs.
Chutes de Neige, Oiseau et le jésuite ont appris les uns des autres, se sont enrichis au contact de ceux qui étaient, encore il y a peu, des étrangers. Il y a certainement bien des enseignements, des leçons, peut-être même, à retirer de cette magnifique fresque historique, dont les thématiques fortes sont encore terriblement d'actualité et résonnent en nous au quotidien.
jeudi 22 octobre 2015
"Un mal qui répand la terreur, mal que le Ciel en sa fureur inventa pour punir les crimes de la terre, la Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom) capable d'enrichir en un jour l'Achéron, faisait aux animaux la guerre" (Jean de La Fontaine).
La peste dont nous allons parler ici n'est pas la métaphore du fabuliste, mais il s'agit bel et bien de cette terrible épidémie qui, en 1348, décima les populations européennes en quelques mois. Cette Grande Peste est le contexte dans lequel se situe notre roman du jour, premier volet d'une nouvelle saga médiévale lancée, cet automne, par une spécialiste du genre, Andrea H. Japp. "Le fléau de Dieu", qui vient de paraître en grand format chez Flammarion, est le premier livre mettant en scène le personnage de Gabrielle d'Aurillay, héroïne d'une série intitulée "la malédiction de Gabrielle". Car, si la peste tient une place très importante dans ce livre, elle n'est pas le seul élément d'une histoire dont les jalons sont plantés et qui devraient, à l'avenir, réserver encore bien des surprises. Et peut-être même virer de la saga historique vers un genre plus proche du polar, car on y voit les prémices de ce qui pourrait constituer une intrigue à suspense au fil des tomes suivants. L'auteur nous propose en tout cas, comme elle sait si bien le faire, une plongée dans ce XIVe siècle fort mouvementé, qu'elle essaye de faire revivre sous nos yeux.
En cette année 1348, Gabrielle d'Aurillay fête ses 20 ans et attend pour la première fois un enfant. De quoi rendre radieuse cette jeune femme, issue d'une famille bourguignonne, les Lébragnan, et heureuse épouse d'un homme qu'elle considère comme le prince charmant des lectures courtoises qu'elle lit régulièrement, Henri d'Aurillay.
Seul petit nuage dans ce ciel d'un bleu immaculé, Henri a récemment choisi de venir vivre à Paris, délaissant la maison de Loges-en-Josas où la jeune femme serait bien restée pour passer une grossesse au calme, loin de la chaleur, de l'agitation et de la saleté de la capitale. Mais, les affaires de son époux sont importantes et elle a accepté ce déménagement, malgré ses réticences.
Aidée par une matrone pleine d'expérience, Adeline Musard, la jeune et jolie Gabrielle fait donc passer le temps en attendant que vienne l'heure d'accoucher, avec les risques qu'on sait, en cette époque où la mortalité infantile est énorme et où les parturientes sont elles aussi en danger lorsqu'elles donnent vie.
Mais, tout cela, la pieuse Gabrielle n'en a cure, son destin et celui de l'enfant à naître sont entre les mains de dieux et rien ne peut venir assombrir le bonheur parfait qu'elle goûte, malgré une certaine modestie de son train de vie. Henri travaille pour des personnes qui ne rémunèrent pas son travail à hauteur des efforts qu'il fournit.
Par hasard, dans un meuble, au milieu des vêtements, la jeune femme découvre pourtant un objet qui lui réchauffe le coeur et lui montre tout l'amour que lui porte son époux. Oh, en lui-même l'objet n'est pas terrible, un diptyque représentant une Crucifixion et une Ascension, dans un style loin d'être extraordinaire, mais elle y voit un cadeau qu'on lui réserve et qui lui fait un immense plaisir.
Malheureusement, le monde merveilleux dans lequel Gabrielle évolue va bientôt s'effondrer, d'un bloc, sans prévenir. Plusieurs raisons à cela : d'abord, elle va découvrir, presque par hasard, là encore, que son mariage est une comédie, que son époux est un joueur invétéré endetté jusqu'au trognon qui préfère courir la gueuse que partager ses soirées avec son épouse légitime.
Le portrait du mari idéal, incarnation du prince charmant, vole en éclats, à la grande colère de la jeune femme, qui se découvre bien naïve... Mais, elle ne va pas avoir le temps de régler cette question comme elle le voudrait. Car, et c'est le second point, il se passe à Paris, cet été-là, des choses dramatiques, qu'on essaye de cacher au peuple, le plus longtemps possible, par des méthodes assez sordides...
La peste touche la ville. Arrivée en France par Marseille, sans doute par les bateaux commerçant en Méditerranée, cette fièvre aux effets dévastateurs et que personne ne sait prévenir, ni guérir, touche de plus en plus de gens. Des plus modestes citoyens jusqu'à la cour, où vit la reine Jeanne de France, personne n'est à l'abri et la mort frappe en quelques heures...
Gabrielle, livrée à elle-même, sans nouvelle de son indélicat mari, ne va pouvoir compter que sur l'aide de la fidèle Adeline et sur ses prières pour essayer de réchapper au pire. Mais, cela ne fait qu'aggraver sa perte totale de repères. Survivre est la priorité, mais pour quoi, au final, puisqu'elle se retrouve fort démunie...
Voilà pour le fil conducteur de ce premier volet. Précisons que le roman commence par différents épisodes qui se déroulent entre 1341 et ce funeste été 1348, des événements que je n'évoque pas ici, à l'exception de l'apparition de la peste dans le Royaume de France. Pourquoi ces 60 pages, avant d'entrer dans le vif du sujet ?
Parce que "la malédiction de Gabrielle" débute avec des histoires qui s'entremêlent : l'histoire de Gabrielle, dont je viens de parler, les déboires d'Henri, que j'ai survolé mais qui est bien plus développée dans le roman, le parcours du mystérieux diptyque, qui semble attiser bien des convoitises, et même, là encore, j'en ai dit un mot, la vie à la cour de France, alors que la peste s'étend.
Ces fils narratifs vont sous-tendre, à plus ou moins long terme, probablement, la suite de la série. Car, en dehors de l'épidémie massive, tout le reste demeure ouvert, bien des questions se posent en fin d'ouvrage, et Andrea H. Japp choisit même de clore son premier tome sur un cliffhanger qui ne peut qu'attiser l'envie du lecteur de poursuivre l'aventure.
Poursuivons donc en nous intéressant d'abord à Gabrielle, puisqu'elle est le moteur de cette série. Au début du livre, je l'ai dit, son univers se limite à la foi profonde qui lui a été inculquée et à la littérature courtoise, mièvre et bien peu réaliste, en une époque où les mariages sont plus souvent des arrangements entre familles...
C'est évidemment, et indépendamment des questions médicales, le personnage qui va connaître le plus grand changement entre le début et la fin de ce livre, qui traverse le mois d'août 1348. Quoi de mieux pour lancer une série que de faire entrer de plain-pied le personnage central dans la réalité ? Et là, cette entrée, ce n'est pas le bal des débutantes, c'est même tout l'inverse.
Sans préjuger de ce qu'il va advenir de ce personnage gentillet, il est certain qu'elle va voir son cuir durcir, à vitesse accélérée. Mais surtout, elle va certainement gagner ou chercher à gagner une certaine indépendance qu'elle n'avait pas jusque-là. Jeune noble, jamais elle n'avait eu à s'occuper de quoi que ce soit jusqu'ici, mais cette époque est sans doute révolue... A suivre.
Laissons la grandir, on reparlera d'elle lorsqu'on en saura un peu plus sur son sort et cette malédiction qui pèse sur elle, selon le titre de la série. Et regardons d'autres aspects de ce livre. En commençant par une autre femme, Jeanne de France. Personnage méconnu, dont on ne sait pas grand-chose, elle était l'épouse du roi de France, Philippe VI, et mère du futur Jean II.
La Guerre de Cent Ans a débuté quelques années plus tôt, Philippe VI a subi un revers cinglant lors de la bataille de Crécy qui a fragilisé son règne et, pendant qu'il guerroie, c'est Jeanne qui assure la régence. Mais, le peuple ne l'aime pas, lui reprochant sa politique, ses frasques, sa boiterie, signe diabolique comme tout handicap, à cette époque...
Il y a quelque chose d'une Marie-Antoinette médiévale, dans le portrait qu'en fait Andrea H. Japp, dans "le fléau de Dieu". Une reine haïe de son peuple, aimant la fête, ne respectant guère l'étiquette ou les consignes qui lui sont données et s'entourant de dames de compagnie... Mais, cette impression doit d'abord être relativisée.
Ce qui est important, c'est le contraste entre la vie fastueuse de cette reine et ce qui va s'abattre, insidieusement, sur le royaume. L'arrivée de la peste prend tout le monde au dépourvu. L'adversaire est invisible, on ignore de quoi il s'agit ou comment le combattre et il frappe en tout lieu, sans distinction de classe. Bref, la reine est en danger.
Les événement décrits au palais royal, qui ne semblent pas, pour le moment, liés à ce que traverse Gabrielle, sont révélateurs de l'impuissance et de la panique qui a gagné le pays devant ce fléau, qui ne peut être que divin, ou pire : diabolique. Les plus érudits, dont Guy de Chaulhac, agissent au jugé, pressentant certaines choses sans disposer des connaissances nécessaires pour enrayer le mal.
D'ailleurs, que sait-on vraiment de cette Grande Peste de 1348 ? Parle-t-on de peste, la maladie stricto sensu, véhiculée par le Yersinia Pestis, qui ne sera identifié que des siècles plus tard ? Ou bien ce terme de peste, issu du latin, définit-il une épidémie de grande ampleur qui serait en fait la somme de plusieurs maladies conjuguées ?
Je sors un peu de la trame romanesque, pour jeter un oeil aux annexes, très intéressantes, qu'on trouve en fin d'ouvrage. Et en particulier ce qui concerne cette peste et ce qu'on en sait vraiment. A part les estimations qui évoquent l'éradication de près de la moitié des populations européennes, pas grand-chose. Au point de se demander, donc, si on ne se méprend pas sur l'expression "Grande Peste".
Andrea H. Japp, qui a suivi des études de bactériologie, avant de devenir écrivain et traductrice, donne des explications à la fois passionnantes et franchement flippantes sur la question et donne à voir les choses bien différemment de l'image d'Epinal qu'on peut avoir de cette période. Et si cela se reproduisait aujourd'hui, serions-nous près à faire face ?
La peste, là, on parle bien de Yersinia Pestis, a fait son retour à Madagascar depuis un quart de siècle et de nouveaux cas ont été constatés très récemment, encore. Cet été même (ce n'est pas dans le livre d'Andrea H. Japp, sans doute pour des questions de délai), des cas de peste ont été identifié dans des parcs naturels américains, Yellowstone et Yosémite... Bref, la maladie n'est pas éradiquée...
Eh oui, il faut bien faire frissonner ses lecteurs ! Pas question de se montrer alarmiste, mais ce mot sinistre de "peste" n'est plus si abstrait. Avec, tout de même, cet avantage de notre époque moderne, qu'on sait mieux appréhender ces questions, contamination, précautions à prendre, virologie, traitements, etc. qu'en 1348...
Et puis, il y a, comme dans les autres séries médiévales d'Andrea H. Japp, "la dame sans terre", "les mystères de Druon de Brévaux" et "les enquêtes de M. de Mortagne, bourreau", un soin particulier pris pour nous faire revivre l'époque. Presque trop, parfois. Glossaire, annexes, explications supplémentaires, ça, pas de souci, c'est passionnant.
En revanche, mais je suis tatillon, là, l'avalanche de notes de bas de page, quelque chose que j'avais déjà remarqué chez Andrea H. Japp, c'est par moments assez pénible... Non qu'elles ne soient pas utiles ou intéressante, en particulier pour juger de l'évolution de notre langue au fil des siècles, par exemple, mais parce que cela hache considérablement la lecture...
Andrea H. Japp tient tellement à être proche, dans les gestes, les habitudes, la manière de parler, de manger, de s'habiller, qu'elle finit par nous noyer un peu sous les informations... Mais c'est aussi cela qui rend cette lecture très intéressante, en ajoutant aux histoires relatées un côté docu-fiction qui me plaît assez.
Là encore, je ne puis juger de la suite de la série, mais voilà pourquoi, pour moi, ce premier tome de "la malédiction de Gabrielle" tient plus de la saga que du polar historique, par exemple. Certes, l'auteur met en place tous les ingrédients d'un suspense à venir, mais c'est d'abord la vie de ces gens, reine, noble, matrone, homme d'affaires, chanoines, etc. que l'on suit.
Le rythme de l'histoire, qui va en s'accélérant au fil des chapitres, n'est pas encore celui qu'on peut attendre d'un polar, même si la brièveté des chapitres et la simultanéité des histoires peut rappeler la construction de thrillers contemporains. Il reste que bien des questions sont posées dans ce premier tome et que, peu à peu, on se prend au jeu de cette nouvelle série. Avec l'envie d'en savoir plus, sur les personnages, mais aussi sur ce fameux diptyque, qui n'a pas encore révélé aucun de ses secrets.
En cette année 1348, Gabrielle d'Aurillay fête ses 20 ans et attend pour la première fois un enfant. De quoi rendre radieuse cette jeune femme, issue d'une famille bourguignonne, les Lébragnan, et heureuse épouse d'un homme qu'elle considère comme le prince charmant des lectures courtoises qu'elle lit régulièrement, Henri d'Aurillay.
Seul petit nuage dans ce ciel d'un bleu immaculé, Henri a récemment choisi de venir vivre à Paris, délaissant la maison de Loges-en-Josas où la jeune femme serait bien restée pour passer une grossesse au calme, loin de la chaleur, de l'agitation et de la saleté de la capitale. Mais, les affaires de son époux sont importantes et elle a accepté ce déménagement, malgré ses réticences.
Aidée par une matrone pleine d'expérience, Adeline Musard, la jeune et jolie Gabrielle fait donc passer le temps en attendant que vienne l'heure d'accoucher, avec les risques qu'on sait, en cette époque où la mortalité infantile est énorme et où les parturientes sont elles aussi en danger lorsqu'elles donnent vie.
Mais, tout cela, la pieuse Gabrielle n'en a cure, son destin et celui de l'enfant à naître sont entre les mains de dieux et rien ne peut venir assombrir le bonheur parfait qu'elle goûte, malgré une certaine modestie de son train de vie. Henri travaille pour des personnes qui ne rémunèrent pas son travail à hauteur des efforts qu'il fournit.
Par hasard, dans un meuble, au milieu des vêtements, la jeune femme découvre pourtant un objet qui lui réchauffe le coeur et lui montre tout l'amour que lui porte son époux. Oh, en lui-même l'objet n'est pas terrible, un diptyque représentant une Crucifixion et une Ascension, dans un style loin d'être extraordinaire, mais elle y voit un cadeau qu'on lui réserve et qui lui fait un immense plaisir.
Malheureusement, le monde merveilleux dans lequel Gabrielle évolue va bientôt s'effondrer, d'un bloc, sans prévenir. Plusieurs raisons à cela : d'abord, elle va découvrir, presque par hasard, là encore, que son mariage est une comédie, que son époux est un joueur invétéré endetté jusqu'au trognon qui préfère courir la gueuse que partager ses soirées avec son épouse légitime.
Le portrait du mari idéal, incarnation du prince charmant, vole en éclats, à la grande colère de la jeune femme, qui se découvre bien naïve... Mais, elle ne va pas avoir le temps de régler cette question comme elle le voudrait. Car, et c'est le second point, il se passe à Paris, cet été-là, des choses dramatiques, qu'on essaye de cacher au peuple, le plus longtemps possible, par des méthodes assez sordides...
La peste touche la ville. Arrivée en France par Marseille, sans doute par les bateaux commerçant en Méditerranée, cette fièvre aux effets dévastateurs et que personne ne sait prévenir, ni guérir, touche de plus en plus de gens. Des plus modestes citoyens jusqu'à la cour, où vit la reine Jeanne de France, personne n'est à l'abri et la mort frappe en quelques heures...
Gabrielle, livrée à elle-même, sans nouvelle de son indélicat mari, ne va pouvoir compter que sur l'aide de la fidèle Adeline et sur ses prières pour essayer de réchapper au pire. Mais, cela ne fait qu'aggraver sa perte totale de repères. Survivre est la priorité, mais pour quoi, au final, puisqu'elle se retrouve fort démunie...
Voilà pour le fil conducteur de ce premier volet. Précisons que le roman commence par différents épisodes qui se déroulent entre 1341 et ce funeste été 1348, des événements que je n'évoque pas ici, à l'exception de l'apparition de la peste dans le Royaume de France. Pourquoi ces 60 pages, avant d'entrer dans le vif du sujet ?
Parce que "la malédiction de Gabrielle" débute avec des histoires qui s'entremêlent : l'histoire de Gabrielle, dont je viens de parler, les déboires d'Henri, que j'ai survolé mais qui est bien plus développée dans le roman, le parcours du mystérieux diptyque, qui semble attiser bien des convoitises, et même, là encore, j'en ai dit un mot, la vie à la cour de France, alors que la peste s'étend.
Ces fils narratifs vont sous-tendre, à plus ou moins long terme, probablement, la suite de la série. Car, en dehors de l'épidémie massive, tout le reste demeure ouvert, bien des questions se posent en fin d'ouvrage, et Andrea H. Japp choisit même de clore son premier tome sur un cliffhanger qui ne peut qu'attiser l'envie du lecteur de poursuivre l'aventure.
Poursuivons donc en nous intéressant d'abord à Gabrielle, puisqu'elle est le moteur de cette série. Au début du livre, je l'ai dit, son univers se limite à la foi profonde qui lui a été inculquée et à la littérature courtoise, mièvre et bien peu réaliste, en une époque où les mariages sont plus souvent des arrangements entre familles...
C'est évidemment, et indépendamment des questions médicales, le personnage qui va connaître le plus grand changement entre le début et la fin de ce livre, qui traverse le mois d'août 1348. Quoi de mieux pour lancer une série que de faire entrer de plain-pied le personnage central dans la réalité ? Et là, cette entrée, ce n'est pas le bal des débutantes, c'est même tout l'inverse.
Sans préjuger de ce qu'il va advenir de ce personnage gentillet, il est certain qu'elle va voir son cuir durcir, à vitesse accélérée. Mais surtout, elle va certainement gagner ou chercher à gagner une certaine indépendance qu'elle n'avait pas jusque-là. Jeune noble, jamais elle n'avait eu à s'occuper de quoi que ce soit jusqu'ici, mais cette époque est sans doute révolue... A suivre.
Laissons la grandir, on reparlera d'elle lorsqu'on en saura un peu plus sur son sort et cette malédiction qui pèse sur elle, selon le titre de la série. Et regardons d'autres aspects de ce livre. En commençant par une autre femme, Jeanne de France. Personnage méconnu, dont on ne sait pas grand-chose, elle était l'épouse du roi de France, Philippe VI, et mère du futur Jean II.
La Guerre de Cent Ans a débuté quelques années plus tôt, Philippe VI a subi un revers cinglant lors de la bataille de Crécy qui a fragilisé son règne et, pendant qu'il guerroie, c'est Jeanne qui assure la régence. Mais, le peuple ne l'aime pas, lui reprochant sa politique, ses frasques, sa boiterie, signe diabolique comme tout handicap, à cette époque...
Il y a quelque chose d'une Marie-Antoinette médiévale, dans le portrait qu'en fait Andrea H. Japp, dans "le fléau de Dieu". Une reine haïe de son peuple, aimant la fête, ne respectant guère l'étiquette ou les consignes qui lui sont données et s'entourant de dames de compagnie... Mais, cette impression doit d'abord être relativisée.
Ce qui est important, c'est le contraste entre la vie fastueuse de cette reine et ce qui va s'abattre, insidieusement, sur le royaume. L'arrivée de la peste prend tout le monde au dépourvu. L'adversaire est invisible, on ignore de quoi il s'agit ou comment le combattre et il frappe en tout lieu, sans distinction de classe. Bref, la reine est en danger.
Les événement décrits au palais royal, qui ne semblent pas, pour le moment, liés à ce que traverse Gabrielle, sont révélateurs de l'impuissance et de la panique qui a gagné le pays devant ce fléau, qui ne peut être que divin, ou pire : diabolique. Les plus érudits, dont Guy de Chaulhac, agissent au jugé, pressentant certaines choses sans disposer des connaissances nécessaires pour enrayer le mal.
D'ailleurs, que sait-on vraiment de cette Grande Peste de 1348 ? Parle-t-on de peste, la maladie stricto sensu, véhiculée par le Yersinia Pestis, qui ne sera identifié que des siècles plus tard ? Ou bien ce terme de peste, issu du latin, définit-il une épidémie de grande ampleur qui serait en fait la somme de plusieurs maladies conjuguées ?
Je sors un peu de la trame romanesque, pour jeter un oeil aux annexes, très intéressantes, qu'on trouve en fin d'ouvrage. Et en particulier ce qui concerne cette peste et ce qu'on en sait vraiment. A part les estimations qui évoquent l'éradication de près de la moitié des populations européennes, pas grand-chose. Au point de se demander, donc, si on ne se méprend pas sur l'expression "Grande Peste".
Andrea H. Japp, qui a suivi des études de bactériologie, avant de devenir écrivain et traductrice, donne des explications à la fois passionnantes et franchement flippantes sur la question et donne à voir les choses bien différemment de l'image d'Epinal qu'on peut avoir de cette période. Et si cela se reproduisait aujourd'hui, serions-nous près à faire face ?
La peste, là, on parle bien de Yersinia Pestis, a fait son retour à Madagascar depuis un quart de siècle et de nouveaux cas ont été constatés très récemment, encore. Cet été même (ce n'est pas dans le livre d'Andrea H. Japp, sans doute pour des questions de délai), des cas de peste ont été identifié dans des parcs naturels américains, Yellowstone et Yosémite... Bref, la maladie n'est pas éradiquée...
Eh oui, il faut bien faire frissonner ses lecteurs ! Pas question de se montrer alarmiste, mais ce mot sinistre de "peste" n'est plus si abstrait. Avec, tout de même, cet avantage de notre époque moderne, qu'on sait mieux appréhender ces questions, contamination, précautions à prendre, virologie, traitements, etc. qu'en 1348...
Et puis, il y a, comme dans les autres séries médiévales d'Andrea H. Japp, "la dame sans terre", "les mystères de Druon de Brévaux" et "les enquêtes de M. de Mortagne, bourreau", un soin particulier pris pour nous faire revivre l'époque. Presque trop, parfois. Glossaire, annexes, explications supplémentaires, ça, pas de souci, c'est passionnant.
En revanche, mais je suis tatillon, là, l'avalanche de notes de bas de page, quelque chose que j'avais déjà remarqué chez Andrea H. Japp, c'est par moments assez pénible... Non qu'elles ne soient pas utiles ou intéressante, en particulier pour juger de l'évolution de notre langue au fil des siècles, par exemple, mais parce que cela hache considérablement la lecture...
Andrea H. Japp tient tellement à être proche, dans les gestes, les habitudes, la manière de parler, de manger, de s'habiller, qu'elle finit par nous noyer un peu sous les informations... Mais c'est aussi cela qui rend cette lecture très intéressante, en ajoutant aux histoires relatées un côté docu-fiction qui me plaît assez.
Là encore, je ne puis juger de la suite de la série, mais voilà pourquoi, pour moi, ce premier tome de "la malédiction de Gabrielle" tient plus de la saga que du polar historique, par exemple. Certes, l'auteur met en place tous les ingrédients d'un suspense à venir, mais c'est d'abord la vie de ces gens, reine, noble, matrone, homme d'affaires, chanoines, etc. que l'on suit.
Le rythme de l'histoire, qui va en s'accélérant au fil des chapitres, n'est pas encore celui qu'on peut attendre d'un polar, même si la brièveté des chapitres et la simultanéité des histoires peut rappeler la construction de thrillers contemporains. Il reste que bien des questions sont posées dans ce premier tome et que, peu à peu, on se prend au jeu de cette nouvelle série. Avec l'envie d'en savoir plus, sur les personnages, mais aussi sur ce fameux diptyque, qui n'a pas encore révélé aucun de ses secrets.
mercredi 21 octobre 2015
"Avec les années, je crois maintenant qu'il est impossible de travailler avec les patients hors du champ de l'empathie".
J'aurais pu choisir d'aller chercher une citation concernant la folie, qui sera un des thèmes importants de notre livre du jour, mais j'ai préféré titre ce billet avec une citation extraite du livre. Parce qu'elle porte en elle toute la philosophie de cet ouvrage qui ne peut laisser indifférent celui qui s'y plonge. Petite pause avec la fiction, aujourd'hui, à travers la rencontre d'une psychiatre, au parcours fascinant, et d'un romancier, co-auteurs d'un livre de témoignage qui va nous emmener à la rencontre de personnes ayant un jour commis le pire, des actes atroces, incompréhensibles, et qu'il faut ensuite prendre en charge jusqu'à ce que la justice statue sur leur cas. Dans "L'homme qui voulait cuire sa mère" (en grand format aux éditions Stock), Magali Bodon-Bruzel, soutenue par Régis Descott, revient sur une douzaine de cas ayant marqué sa carrière de psychiatre en milieu carcéral. Impressionnant, effrayant mais aussi une matière à réflexion à propos de ceux qu'on appelle souvent un peu vite des "fous".
Depuis 2009, Magali Bodon-Bruzel dirige le service médico-psychologique de la prison de Fresnes, en région parisienne. Auparavant, elle a exercé aux Baumettes ou à Bois d'Arcy, d'autres grandes maisons d'arrêt, sans oublier un passage à Villejuif, l'Unité pour malades difficiles Henri-Colin du Groupe Hospitalier Paul-Guiraud.
Un CV plus que respectable pour une personnalité reconnue, aussi bien par ses pairs que par les instances juridiques, puisqu'elle est également expert près de la Cour d'Appel de Paris. Et qui a décidé de revenir sur ses souvenirs les plus marquants, à travers le détail de son parcours, depuis des études de médecine et de lettre menées en parallèle, jusqu'au poste prestigieux qu'elle occupe aujourd'hui.
C'est donc également l'occasion de reprendre des notes personnelles, d'évoquer une douzaine de cas cliniques qui l'ont frappée, tant par la nature des actes commis que par la personnalité des auteurs, dont la plupart seront reconnus irresponsables par les Assises. Des cas extrêmes, qui ont de quoi défrayer la chronique mais qui sont ici, abordés de façon très intéressantes.
D'abord, parce que les crimes sont certes décrits, il le faut bien, mais ne sont pas sortis de leur contexte. Au contraire, et sans doute voit-on apparaître ici le travail en commun entre les deux co-auteurs, on nous raconte cette histoire depuis son début jusqu'au drame. Pas de complaisance, mais un ton clinique, professionnel.
Et puis, une fois les faits exposés, souvent tels qu'ils ont été soumis à Magali Bodon-Bruzel à travers les résultats des enquêtes diligentées, il y a la première rencontre. Quelquefois, la plus éprouvante, sans doute, à chaque fois, la plus marquante. Celle qui fait que, même prévenu, on se retrouve face à... un monstre, oui, disons les choses clairement.
Pour le lecteur, plus encore que pour la psychiatre, se retrouver face à ces personnes est un choc. Nous ne sommes pas face à des meurtriers ordinaires, si je puis dire. Mais, face à des auteurs de crimes hors norme, dépassant l'entendement, touchant des cordes sensibles au plus profond, enfreignant aussi des tabous solidement enracinés.
Pourtant, et c'est là que le livre devient passionnant, on n'est pas dans une chronique à sensation. Ici, on est en rendez-vous avec un médecin, dont le rôle est la prise en charge de ces meurtriers, car on les a estimé relevant de la psychiatrie. Il peut paraître facile, devant l'horreur, d'étiqueter du terme "fou" ceux qui l'ont commise, mais on comprend vite la raison de ce choix.
A chaque fois, ou presque, le comportement, les geste ou plus encore les mots du patient devant la psychiatre modifient brusquement le regard que l'on porte sur cette personne. Bien vite, il n'y a plus de doute sur la rationalité de ces hommes, en grande majorité. On ne peut plus faire l'impasse sur un élément-clé : nous sommes face à des malades.
Entendons-nous bien sur ce mot : il ne s'agit plus du tout de l'acception familière qui en fait un synonyme de fou, de cinglé, mais bien son sens premier, qualifiant celui qui souffre d'une altération de sa santé, en l'occurrence, ici, sa santé mentale. Et, désormais, la rencontre avec Magali Bodon-Bruzel n'est plus du tout placée sur un plan moral, mais sur un plan médical.
A elle, à travers différents entretiens, de définir un diagnostic, de prescrire un traitement, et pas uniquement chimique, pour essayer d'aider cette personne, mais aussi le suivi de l'évolution de ces cas. On est alors frappé, indépendamment des actes, par la souffrance que l'on ressent chez ces malades, prisonniers de leur folie et en véritable souffrance.
Prenons deux exemples, pour illustrer tout cela. Celui de ce jeune homme, dont l'acte donne le titre au livre, puisqu'il a voulu, après avoir tué sa mère, faire cuire sa tête. Pardon, il faut dire les choses telles qu'elles sont et, même si c'est choquant, même si ça bouscule le lecteur, cette lecture n'est en rien ou voyeuriste ou ultra-violente.
La façon dont le garçon relate le drame, presque comme s'il n'en était pas l'auteur, mais le spectateur, la manière dont il raconte avoir tué une personne se faisant passer pour sa mère, le fait qu'il ne comprenne pas tout de suite qui il a effectivement tué, au point de demander si sa mère va venir le voir, tout cela montre bien que quelque chose cloche...
De même, cet autre patient, arrêté pour un meurtre qui, dans son discours, évoque sa responsabilité dans les attentats du 11 septembre et l'explosion de l'usine AZF à Toulouse, ne semble pas tout à fait en phase avec la réalité... Je cite ce dernier cas car, vous le verrez en lisant le livre, c'est sans doute celui qui, au final, laisse le plus perplexe et fait passer un frisson dans le dos.
Alors, bien sûr, on peut penser qu'il y a de la comédie dans tout cela, et c'est certainement ce que doit observer quelqu'un comme Magali Bodon-Bruzel lors de la première rencontre. Ici, tous ces cas ne doivent en rien à la comédie, pas au sens où on l'entend. Tous sont atteints de maux profonds, même si tous ne sont pas de la même famille, certains menant à l'irresponsabilité pénale, d'autres non.
Par exemple, cette mère de famille, accusée d'avoir tué ses enfants, n'aura rien à voir dans sa prise en charge avec l'homme, le dernier évoqué dans le livre, dont le cas laisse perplexe la psychiatre : a-t-on affaire à un malade atteint de schizophrénie paranoïde ou à un psychopathe ? Dit ainsi, on ne voit pas, a priori, une grande différence, pourtant, elle est énorme...
En effet, ce diagnostic est un aiguillage qui conduira le patient dans deux directions diamétralement opposées : le schizophrène pourrait être reconnu irresponsable pénalement, le psychopathe, lui, doit répondre de ses actes. De même, et c'est peut-être plus important encore, la première pathologie se soigne, la seconde...
On mesure alors l'importance du travail de Magali Bodon-Bruzel et de ses collègues. L'évolution des différents cas est à chaque fois spectaculaire. Soit dans les progrès accomplis, soit, au contraire, dans la difficulté à se sortir de ce monde parallèle dont ils sont prisonniers. Il faut toutefois ici préciser quelque chose d'important pour qui voudrait se lancer dans cette lecture.
Evidemment, les auteurs respectent une certaine discrétion quant à l'identité des patients. Mais, cela va plus loin que ça : il ne s'agit pas de jouer à "Faites entrer l'accusé", mais bien de parler d'une expérience professionnelle. Autrement dit, ce que relate Magali Bodon-Bruzel, c'est ce qu'elle a vu. Lorsque le patient sort de son secteur, souvent après le procès, elle le perd de vue...
Autrement dit, et il faut reconnaître que cela peut-être frustrant, voire vaguement inquiétant, on ne sait pas exactement ce qu'il advient des personnages étonnants, flippants ou bouleversants que l'on rencontre. Magali Bodon-Bruzel aussi, d'ailleurs, se demande parfois ce qu'ils ont pu devenir, mais ce n'est plus son rôle de chercher à le savoir...
Parlons justement de ce qui fait la force de ce livre : la manière dont l'auteure principale évoque ses émotions. Si le récit des faits, comme dit plus haut, se veut dépassionné, c'est bien moins le cas du suivi. Le psychiatre n'est pas une machine, les situations qu'on annonce influe forcément sur elle et les entretiens qu'elle mène la touche forcément.
Alors, en plus de nous décrire son quotidien, son arrivée au boulot, le matin, les détails de la vie de bureau, banales en apparence, mais dont on comprend bien qu'ils agissent comme une soupape, Magali Bodon-Bruzel nous décrit son propre état d'esprit face à ces êtres déroutants, avec qui elle doit créer un lien pour essayer de les comprendre.
Or, à plusieurs reprises, ces émotions, que la psychiatre ne doit évidemment pas laisser paraître, sont à deux doigts de la submerger. Des émotions violentes, aptes à déstabiliser n'importe qui, devant les faits décrits, le ton employé, les maux qu'ils révèlent... D'une profonde douleur à une peur paralysante, à plusieurs reprises, elle doit faire preuve d'une solidité morale impressionnante.
On ressent alors pour Magali Bodon-Bruzel une réelle admiration. Au fil des ans, les cas se sont succédé, dont on ne sort jamais vraiment indemne, c'est ce que j'imagine, en tout cas, et il faut certainement, ce qui n'est jamais évident, cloisonner vie privée et vie professionnelle. Encaisser, digérer, assimiler tout cela, c'est vraiment loin d'être aisé...
Cela nous amène aussi au titre de ce billet. Parce que le mot-clé de tout cela, c'est l'empathie qu'elle parvient à créer avec des personnes qui, pour beaucoup d'entre nous, susciteraient probablement de la répulsion... Mais, ne portons pas de jugement hâtif, ce n'est pas la question. Restons sur l'empathie, préalable à tout suivi.
Magali Bodon-Bruzel explique très bien la chose : son job, c'est d'ausculter son patient. Mais, pas un de ses organes, non, son âme, si vous permettez cette sortie un peu grandiloquente... Il s'agit de nouer un dialogue et, pour qu'il soit le plus constructif possible, qu'il s'améliore au fil des rencontres, il faut établir la confiance.
Elle le dit ainsi : "je vous remercie de votre confiance. C'est un honneur, ce que vous m'avez dit, c'était un cadeau". Voilà ce que doit faire passer la psychiatre à des malades sous le choc, aux prises avec ce qu'ils ont fait, mais surtout avec leurs démons. Le faire pour que le patient parle, raconte. Pas uniquement les faits, mais ce qui, directement ou indirectement, a mené au passage à l'acte.
Là encore, je suis impressionné de voir comment ce travail, peut-être l'une des choses les plus complexes qui soit, se fait et donne des résultats, même lorsqu'ils sont largement insuffisants. Pour avoir rencontré récemment Magali Bodon-Bruzel et Régis Descott, je dois dire que j'ai été impressionné par ce petit bout de femme qui dégagé une volonté farouche et un charisme certain.
Je pourrai encore dire beaucoup de choses qui m'ont frappé dans ce livre, la relation compliquée à la mère ou à la maternité de la majeure partie des patients rencontrés, la place des drogues et de l'alcool, dont on comprend qu'ils sont utilisés pour essayer d'apaiser les maux, mais ne font que les renforcer, et d'autres sujets qui m'ont fait réfléchir énormément une fois la dernière page tournée.
Je sais que ce livre peut effrayer certains lecteurs, qui n'ont pas forcément envie de se confronter à cet univers si particulier, dérangeant, dans lequel on perd rapidement bien des repères. Mais, ce témoignage est incroyable, il montre avec humanité et sans jugement à l'emporte-pièce la difficulté d'appréhender les maladies mentales. Pour les praticiens, mais surtout pour les patients.
Avec pédagogie et tact, Magali Bodon-Bruzel nous montre que ces personnes sont elles aussi en souffrance, profonde, impossible à assumer en restant seules dans leur coin... Indépendamment des actes commis, il y a le sort de ces êtres dont la place, pour beaucoup, n'est certainement pas en prison. Mais sans doute pas non plus, au moins pour un certain temps, au coeur de la société.
Un livre qui fera certainement tomber des idées reçues, des raccourcis faciles sur ces questions, et permet d'envisager avec un regard autre ces maux et ces malades. Et un hommage bienvenu aux équipes que dirigent actuellement Magali Bodon-Bruzel, confrontées à ces situations qu'il paraît bien difficile d'appréhender et que gèrent ces femmes et ces hommes. Bravo à eux tous !
Depuis 2009, Magali Bodon-Bruzel dirige le service médico-psychologique de la prison de Fresnes, en région parisienne. Auparavant, elle a exercé aux Baumettes ou à Bois d'Arcy, d'autres grandes maisons d'arrêt, sans oublier un passage à Villejuif, l'Unité pour malades difficiles Henri-Colin du Groupe Hospitalier Paul-Guiraud.
Un CV plus que respectable pour une personnalité reconnue, aussi bien par ses pairs que par les instances juridiques, puisqu'elle est également expert près de la Cour d'Appel de Paris. Et qui a décidé de revenir sur ses souvenirs les plus marquants, à travers le détail de son parcours, depuis des études de médecine et de lettre menées en parallèle, jusqu'au poste prestigieux qu'elle occupe aujourd'hui.
C'est donc également l'occasion de reprendre des notes personnelles, d'évoquer une douzaine de cas cliniques qui l'ont frappée, tant par la nature des actes commis que par la personnalité des auteurs, dont la plupart seront reconnus irresponsables par les Assises. Des cas extrêmes, qui ont de quoi défrayer la chronique mais qui sont ici, abordés de façon très intéressantes.
D'abord, parce que les crimes sont certes décrits, il le faut bien, mais ne sont pas sortis de leur contexte. Au contraire, et sans doute voit-on apparaître ici le travail en commun entre les deux co-auteurs, on nous raconte cette histoire depuis son début jusqu'au drame. Pas de complaisance, mais un ton clinique, professionnel.
Et puis, une fois les faits exposés, souvent tels qu'ils ont été soumis à Magali Bodon-Bruzel à travers les résultats des enquêtes diligentées, il y a la première rencontre. Quelquefois, la plus éprouvante, sans doute, à chaque fois, la plus marquante. Celle qui fait que, même prévenu, on se retrouve face à... un monstre, oui, disons les choses clairement.
Pour le lecteur, plus encore que pour la psychiatre, se retrouver face à ces personnes est un choc. Nous ne sommes pas face à des meurtriers ordinaires, si je puis dire. Mais, face à des auteurs de crimes hors norme, dépassant l'entendement, touchant des cordes sensibles au plus profond, enfreignant aussi des tabous solidement enracinés.
Pourtant, et c'est là que le livre devient passionnant, on n'est pas dans une chronique à sensation. Ici, on est en rendez-vous avec un médecin, dont le rôle est la prise en charge de ces meurtriers, car on les a estimé relevant de la psychiatrie. Il peut paraître facile, devant l'horreur, d'étiqueter du terme "fou" ceux qui l'ont commise, mais on comprend vite la raison de ce choix.
A chaque fois, ou presque, le comportement, les geste ou plus encore les mots du patient devant la psychiatre modifient brusquement le regard que l'on porte sur cette personne. Bien vite, il n'y a plus de doute sur la rationalité de ces hommes, en grande majorité. On ne peut plus faire l'impasse sur un élément-clé : nous sommes face à des malades.
Entendons-nous bien sur ce mot : il ne s'agit plus du tout de l'acception familière qui en fait un synonyme de fou, de cinglé, mais bien son sens premier, qualifiant celui qui souffre d'une altération de sa santé, en l'occurrence, ici, sa santé mentale. Et, désormais, la rencontre avec Magali Bodon-Bruzel n'est plus du tout placée sur un plan moral, mais sur un plan médical.
A elle, à travers différents entretiens, de définir un diagnostic, de prescrire un traitement, et pas uniquement chimique, pour essayer d'aider cette personne, mais aussi le suivi de l'évolution de ces cas. On est alors frappé, indépendamment des actes, par la souffrance que l'on ressent chez ces malades, prisonniers de leur folie et en véritable souffrance.
Prenons deux exemples, pour illustrer tout cela. Celui de ce jeune homme, dont l'acte donne le titre au livre, puisqu'il a voulu, après avoir tué sa mère, faire cuire sa tête. Pardon, il faut dire les choses telles qu'elles sont et, même si c'est choquant, même si ça bouscule le lecteur, cette lecture n'est en rien ou voyeuriste ou ultra-violente.
La façon dont le garçon relate le drame, presque comme s'il n'en était pas l'auteur, mais le spectateur, la manière dont il raconte avoir tué une personne se faisant passer pour sa mère, le fait qu'il ne comprenne pas tout de suite qui il a effectivement tué, au point de demander si sa mère va venir le voir, tout cela montre bien que quelque chose cloche...
De même, cet autre patient, arrêté pour un meurtre qui, dans son discours, évoque sa responsabilité dans les attentats du 11 septembre et l'explosion de l'usine AZF à Toulouse, ne semble pas tout à fait en phase avec la réalité... Je cite ce dernier cas car, vous le verrez en lisant le livre, c'est sans doute celui qui, au final, laisse le plus perplexe et fait passer un frisson dans le dos.
Alors, bien sûr, on peut penser qu'il y a de la comédie dans tout cela, et c'est certainement ce que doit observer quelqu'un comme Magali Bodon-Bruzel lors de la première rencontre. Ici, tous ces cas ne doivent en rien à la comédie, pas au sens où on l'entend. Tous sont atteints de maux profonds, même si tous ne sont pas de la même famille, certains menant à l'irresponsabilité pénale, d'autres non.
Par exemple, cette mère de famille, accusée d'avoir tué ses enfants, n'aura rien à voir dans sa prise en charge avec l'homme, le dernier évoqué dans le livre, dont le cas laisse perplexe la psychiatre : a-t-on affaire à un malade atteint de schizophrénie paranoïde ou à un psychopathe ? Dit ainsi, on ne voit pas, a priori, une grande différence, pourtant, elle est énorme...
En effet, ce diagnostic est un aiguillage qui conduira le patient dans deux directions diamétralement opposées : le schizophrène pourrait être reconnu irresponsable pénalement, le psychopathe, lui, doit répondre de ses actes. De même, et c'est peut-être plus important encore, la première pathologie se soigne, la seconde...
On mesure alors l'importance du travail de Magali Bodon-Bruzel et de ses collègues. L'évolution des différents cas est à chaque fois spectaculaire. Soit dans les progrès accomplis, soit, au contraire, dans la difficulté à se sortir de ce monde parallèle dont ils sont prisonniers. Il faut toutefois ici préciser quelque chose d'important pour qui voudrait se lancer dans cette lecture.
Evidemment, les auteurs respectent une certaine discrétion quant à l'identité des patients. Mais, cela va plus loin que ça : il ne s'agit pas de jouer à "Faites entrer l'accusé", mais bien de parler d'une expérience professionnelle. Autrement dit, ce que relate Magali Bodon-Bruzel, c'est ce qu'elle a vu. Lorsque le patient sort de son secteur, souvent après le procès, elle le perd de vue...
Autrement dit, et il faut reconnaître que cela peut-être frustrant, voire vaguement inquiétant, on ne sait pas exactement ce qu'il advient des personnages étonnants, flippants ou bouleversants que l'on rencontre. Magali Bodon-Bruzel aussi, d'ailleurs, se demande parfois ce qu'ils ont pu devenir, mais ce n'est plus son rôle de chercher à le savoir...
Parlons justement de ce qui fait la force de ce livre : la manière dont l'auteure principale évoque ses émotions. Si le récit des faits, comme dit plus haut, se veut dépassionné, c'est bien moins le cas du suivi. Le psychiatre n'est pas une machine, les situations qu'on annonce influe forcément sur elle et les entretiens qu'elle mène la touche forcément.
Alors, en plus de nous décrire son quotidien, son arrivée au boulot, le matin, les détails de la vie de bureau, banales en apparence, mais dont on comprend bien qu'ils agissent comme une soupape, Magali Bodon-Bruzel nous décrit son propre état d'esprit face à ces êtres déroutants, avec qui elle doit créer un lien pour essayer de les comprendre.
Or, à plusieurs reprises, ces émotions, que la psychiatre ne doit évidemment pas laisser paraître, sont à deux doigts de la submerger. Des émotions violentes, aptes à déstabiliser n'importe qui, devant les faits décrits, le ton employé, les maux qu'ils révèlent... D'une profonde douleur à une peur paralysante, à plusieurs reprises, elle doit faire preuve d'une solidité morale impressionnante.
On ressent alors pour Magali Bodon-Bruzel une réelle admiration. Au fil des ans, les cas se sont succédé, dont on ne sort jamais vraiment indemne, c'est ce que j'imagine, en tout cas, et il faut certainement, ce qui n'est jamais évident, cloisonner vie privée et vie professionnelle. Encaisser, digérer, assimiler tout cela, c'est vraiment loin d'être aisé...
Cela nous amène aussi au titre de ce billet. Parce que le mot-clé de tout cela, c'est l'empathie qu'elle parvient à créer avec des personnes qui, pour beaucoup d'entre nous, susciteraient probablement de la répulsion... Mais, ne portons pas de jugement hâtif, ce n'est pas la question. Restons sur l'empathie, préalable à tout suivi.
Magali Bodon-Bruzel explique très bien la chose : son job, c'est d'ausculter son patient. Mais, pas un de ses organes, non, son âme, si vous permettez cette sortie un peu grandiloquente... Il s'agit de nouer un dialogue et, pour qu'il soit le plus constructif possible, qu'il s'améliore au fil des rencontres, il faut établir la confiance.
Elle le dit ainsi : "je vous remercie de votre confiance. C'est un honneur, ce que vous m'avez dit, c'était un cadeau". Voilà ce que doit faire passer la psychiatre à des malades sous le choc, aux prises avec ce qu'ils ont fait, mais surtout avec leurs démons. Le faire pour que le patient parle, raconte. Pas uniquement les faits, mais ce qui, directement ou indirectement, a mené au passage à l'acte.
Là encore, je suis impressionné de voir comment ce travail, peut-être l'une des choses les plus complexes qui soit, se fait et donne des résultats, même lorsqu'ils sont largement insuffisants. Pour avoir rencontré récemment Magali Bodon-Bruzel et Régis Descott, je dois dire que j'ai été impressionné par ce petit bout de femme qui dégagé une volonté farouche et un charisme certain.
Je pourrai encore dire beaucoup de choses qui m'ont frappé dans ce livre, la relation compliquée à la mère ou à la maternité de la majeure partie des patients rencontrés, la place des drogues et de l'alcool, dont on comprend qu'ils sont utilisés pour essayer d'apaiser les maux, mais ne font que les renforcer, et d'autres sujets qui m'ont fait réfléchir énormément une fois la dernière page tournée.
Je sais que ce livre peut effrayer certains lecteurs, qui n'ont pas forcément envie de se confronter à cet univers si particulier, dérangeant, dans lequel on perd rapidement bien des repères. Mais, ce témoignage est incroyable, il montre avec humanité et sans jugement à l'emporte-pièce la difficulté d'appréhender les maladies mentales. Pour les praticiens, mais surtout pour les patients.
Avec pédagogie et tact, Magali Bodon-Bruzel nous montre que ces personnes sont elles aussi en souffrance, profonde, impossible à assumer en restant seules dans leur coin... Indépendamment des actes commis, il y a le sort de ces êtres dont la place, pour beaucoup, n'est certainement pas en prison. Mais sans doute pas non plus, au moins pour un certain temps, au coeur de la société.
Un livre qui fera certainement tomber des idées reçues, des raccourcis faciles sur ces questions, et permet d'envisager avec un regard autre ces maux et ces malades. Et un hommage bienvenu aux équipes que dirigent actuellement Magali Bodon-Bruzel, confrontées à ces situations qu'il paraît bien difficile d'appréhender et que gèrent ces femmes et ces hommes. Bravo à eux tous !
lundi 19 octobre 2015
"C'est par les racines qu'on tient, c'est à travers elles qu'on dure et qu'on endure... Celui qui les a poussées loin, jamais ne sera arraché !"
S'il semble désormais que les écrivains nombrilistes dont l'imaginaire se limite à leur cercle proche se taillent une part importante du marché du livre et de l'attention des médias, il reste, et heureusement, encore de véritables romanciers que le souffle du voyage, parfois immobile, appelle, exalte. Oui, j'aime ces écrivains voyageurs qui nous emmènent avec eux dans leurs pérégrinations aux quatre coins du monde et Olivier Bleys fait partie de ceux-là. Passionné de marche à pied, il a arpenté ces dernières années de très nombreux pays, profitant de cela pour observer le monde tel qu'il va et écrire des romans, toujours sensiblement différents les uns des autres. Son dernier ouvrage, fugacement apparu sur la première liste du Goncourt, nous emmène en Chine. "Discours d'un arbre sur le fragilité des hommes" (en grand format chez Albin Michel) tient à la fois du recueil de contes asiatiques, du roman social et de la satire. Malgré la gravité des questions abordées, c'est plein d'humour et de légèreté. Mais, c'est aussi un regard acéré sur la transition de la Chine maoïste vers une Chine ultra-capitaliste, où l'humain ne pèse pas plus lourd face aux intérêts énormes qui se dégagent qu'il ne pesait face à l'arbitraire du Grand Timonier.
La famille Zhang vit à Shenyang, une ville industrielle du nord-est de la Chine. Depuis toujours, elle est installée là et Wei, le chef de famille, n'entend pas, malgré les aléas, changer de lieu. Zhang Wei est pourtant au chômage depuis plusieurs années, après avoir été licencié de l'usine qui l'employait et il devient de plus en plus difficile de faire bouillir la marmite pour toute sa petite famille.
Car, à ses côtés, Wei a son épouse, Yun, leur fille adolescente, Meifen, mais aussi ses beaux-parents, Hou-Chi, que tout le monde appelle "l'oncle", alors qu'il ne l'a jamais été, et Cui, sa femme. Ces deux derniers ont atteint un âge canonique et leur capacité à donner un coup de main à la famille est de moins en moins évidente : Cui n'y voit plus guère et Hou-Chi, sourd comme un pot, ne se passionne plus que pour sa télévision...
Les parents de Wei, eux, sont morts quelques années plus tôt, ensemble, dans des conditions qu'on pourrait trouver très romantique. Depuis, Wei n'a cesse de leur rendre hommage. Et le plus magnifique qu'il aimerait leur rendre, c'est de tenir la promesse qu'ils s'étaient faite de leur vivant : mettre de coté assez d'argent pour racheter leur maison et le terrain qui l'entoure.
Oui, chez les Zhang, le rêve de devenir un jour propriétaire de sa modeste demeure est chevillé au corps. Yuan après yuan, même depuis qu'il ne touche plus un salaire régulier et doit faire appel au système D pour nourrir, chauffer, habiller tout le monde, il thésaurise, comme un gamin remplirait une tirelire de pièce de quelques centimes à la fois.
La maison des Zhang n'est pourtant pas bien folichonne. Minuscule, on s'y entasse tant bien que mal, on n'y bénéficie d'une intimité toute relative et d'un espace vital fort restreint. Mais, la fierté de Wei est ailleurs. A l'extérieur de la bicoque. Il s'agit d'un arbre, un sumac, "un arbre qui pleure", que l'homme défend becs et ongles, alors que, régulièrement, on lui demande de l'abattre.
Wei y a songé, bien sûr, surtout lorsque le froid tenaille la maisonnée et que le bois du sumac permettrait de faire une bonne flambée. Mais, jamais il ne s'y est résolu, considérant l'arbre comme un membre de sa famille et l'honorant de diverses façons, y compris les plus surprenantes... Un respect qui semble lui valoir quelques remerciements en retour...
En effet, à plusieurs reprises, c'est de l'arbre que viennent des signes positifs, permettant à Zhang Wei de trouver un moyen non seulement de faire vivre sa famille, mais aussi de grappiller quelques billet supplémentaires en vue du rachat de la maison à son actuel propriétaire, un milliardaire local, Fan, qui se fout bien de cette baraque branlante, mais ne saura refuser la vente du terrain, Wei en est sûr.
La vie des Zhang n'est pas rose, ce n'est pas un conte de fée, pas plus à l'occidentale qu'à la chinoise, non, mais Wei est porté par sa promesse et un enthousiasme presque juvénile qui, malgré les efforts que ça lui demande, lui permettent de rapporter de quoi améliorer un peu l'ordinaire et de se rapprocher de ce rêve qui l'habite.
Or, tout à sa course pour trouver de quoi se chauffer mais aussi, de quoi vendre au noir, Wei ne fait pas vraiment attention aux indices qui se multiplie dans le quartier où il habite. Un quartier qui s'est clairement dépeuplé ces dernières années, un quartier que populations et usines ont progressivement abandonné.
Oui, il y a du changement dans l'air à Shenyang, du changement en profondeur. Car la Chine du XXIe siècle est entrée dans la course folle au capital, cherchant par tous les moyens à doper PNB et PIB, sans vraiment se soucier de grand-chose d'autre, à commencer par sa nombreuse population qui ne bénéficie pas toujours de cette mutation qui enrichit une nouvelle classe dirigeante.
En fait, désormais, le symbole de la Chine n'est plus, comme au temps de Mao, le brave ouvrier oeuvrant pour un destin commun, que, en son temps, Wei aurait parfaitement pu incarner. Non, en 2015, celui que la Chine met en avant et fait grandir, c'est l'homme d'affaires. Ceux, peu nombreux, capables de s'enrichir à milliards, tant par leurs activités sur le territoire national qu'à travers le monde.
Fan, le propriétaire du terrain où se dresse la maison des Zhang et le fameux Sumac, appartient à cette clique, qui vit entre elle, dans une opulence presque obscène, coupée des réalités de ceux qui n'ont pas la chance d'être comme eux, vivant dans une tour qui n'est plus d'ivoire mais de marbres et d'ors, avec un résultat identique au final.
Fan, on le croise, dans le roman, dans une scène qui est sans doute la plus violente de ce roman. On peut le juger un peu caricatural, mais il doit incarner cette caste tenant en ses mains un pouvoir économique qui s'accompagne aussi d'une certaine occidentalisation des moeurs et des comportements.
Curieux système de vases communicants, qui voit la Chine étendre son empire économique sur les cinq continents, s'emparant avec discrétion mais efficacité, de nombreux avoirs-clés, comme les dettes occidentales ou les aides au développement en Afrique. Mais, dans le même temps, elle voit sa culture millénaire rognée par le miroir aux alouettes occidental, américain, en particulier...
Cette scène où apparaît Fan, dans toute sa démesure, fait d'ailleurs penser à toute une imagerie très occidentale. On est loin des triades chinoises, on verrait plus Al Capone ou Don Corleone, à ses côtés. Le whisky coule à flots, plutôt que les alcools traditionnels chinois, et tant pis si on n'aime pas vraiment cela, c'est d'abord l'image qui compte et le symbole de réussite que représente le liquide ambré.
Face à cette réalité dont il n'a pas conscience, Wei, qui a déjà développé toutes sortes de façon de s'adapter et de survivre, va une nouvelle fois devoir trouver la parade. Et cet homme ordinaire, un peu falot, qui n'aspire finalement qu'à la tranquillité dans cette baraque branlante habitée par ses souvenirs, va choisir de résister...
Oui, "Discours d'un arbre sur la fragilité des hommes", c'est bien cela, un roman sur la résistance au rouleau compresseur d'une économie en marche qui écrase tout, y compris ceux qui devraient être chargés de la faire fonctionner. Une énorme abstraction qui écrabouille le réel et fonce, fonce, sans qu'on sache si quelqu'un contrôle encore la machine, manifestement emballée.
Olivier Bleys joue de toutes ces oppositions, en particulier celle qui oppose, et peut-être plus brutalement encore qu'ailleurs, la tradition millénaire et la modernité destructrice. Ainsi, chaque chapitre de son roman porte un titre de conte et, malgré le contexte très contemporain dans lequel il s'inscrit, on retrouve quelques échos des contes asiatiques.
Les membres de la famille Zhang, parfois attachants, parfois agaçants, Wei compris, sont au coeur de cette histoire dont ils ne sont pas les moteurs, mais dont ils sont prisonniers. L'évolution se fait sans eux, contre eux et, s'ils plient, ils refusent de rompre. La volonté de ces gens modestes, cette aspiration au rêve de propriété, premier pas vers une forme de statut social supérieur, sont leurs meilleurs atouts dans cette lutte.
Ils ont aussi ce côté inflexible, qui n'est pas celui d'une rébellion motivée par une quelconque idéologie. Non, il y a toujours cet objectif, aussi profondément enraciné en Wei que ne l'est le sumac sur son bout de terrain. C'est d'abord l'envie d'avoir sa maison, son terrain à lui qui le pousse à agir et à refuser l'inévitable, quand d'autres choisissent de s'adapter au changement, et en tirent d'ailleurs parfois de nouveaux avantages.
Olivier Bleys s'inspire d'une actualité qui, par la grâce des réseaux sociaux et de ce monde où a moindre image frappe plus que le contexte qui l'entoure, où l'on est facilement touché par une photo, sans forcément se soucier de ce qu'il y a autour, est arrivée jusqu'à nous. Un phénomène qui a tendance à se multiplier en Chine, comme une représentation nouvelle de la lutte de David contre Goliath.
Et puis, il y a l'arbre... Présence discrète mais vénérable, modeste en apparence et pourtant d'une vigueur incarnant elle-même une forme de résistance aux éléments, il est au coeur de ce roman. Là encore, on pourrait y voir la transformation d'une culture qui était tellement en symbiose avec la nature pendant des siècles et qui, désormais, cherche à la dominer, impitoyablement.
Le rôle de cet arbre est fort, il concentre finalement autant que la maison, la lutte des Zhang. Dès les premières pages, on demande à Wei de l'abattre et il ne peut s'y résoudre. Entre l'homme et le sumac, la relation est assez étrange, presque hypnotique. C'est comme si l'arbre murmurait à l'oreille de l'homme et, allez savoir, ce n'est peut-être pas qu'une illusion...
En lisant le roman d'Olivier Bleys, un souvenir m'est venu en tête... A priori, pas grand-chose à voir, mais j'avais vu, il y a une douzaine d'années, un film d'horreur sud-coréen qui s'appelait "Acacia". Pourquoi cette association d'idées ? Ah... Pour certains éléments communs que j'ai choisi de ne pas évoquer ici... Et aussi, parce qu'on a un arbre qui influe dans l'existence des hommes.
Mais, le romancier n'a pas choisi de nous faire trembler, avec son histoire, comme Park Ki-Hyung Park, le réalisateur d' "Acacia". Non, l'arbre, ici, agit en patriarche, veillant sur les siens et assistant, hautain, détaché, à tout ce qui se trame autour de lui. Depuis quand est-il là ? Sans doute bien avant que ne naissent ceux qui voudraient le voir abattu... Et il se dressera là longtemps encore après eux.
Dans ce décor assez sordide, entre usines fumantes et cités ouvrières en décrépitude, qu'on croirait presque sortis d'un roman sur la Révolution industrielle en Europe, l'arbre et la famille Zhang constituent une oasis pleine de douceur et de poésie, affrontant la violence du monde en marche sans se laisser submerger par le découragement.
Et, au-delà du côté conte asiatique et de l'éloignement géographique, cette histoire doit nous interpeller, car elle nous concerne tous. La globalisation de l'économie mondiale, la soif permanente de profits en faisant abstraction de toute raison, tout cela n'est pas l'apanage d'une Chine qui s'est éveillée. Et l'humain, comme la nature, est bel et bien secondaire...
La famille Zhang vit à Shenyang, une ville industrielle du nord-est de la Chine. Depuis toujours, elle est installée là et Wei, le chef de famille, n'entend pas, malgré les aléas, changer de lieu. Zhang Wei est pourtant au chômage depuis plusieurs années, après avoir été licencié de l'usine qui l'employait et il devient de plus en plus difficile de faire bouillir la marmite pour toute sa petite famille.
Car, à ses côtés, Wei a son épouse, Yun, leur fille adolescente, Meifen, mais aussi ses beaux-parents, Hou-Chi, que tout le monde appelle "l'oncle", alors qu'il ne l'a jamais été, et Cui, sa femme. Ces deux derniers ont atteint un âge canonique et leur capacité à donner un coup de main à la famille est de moins en moins évidente : Cui n'y voit plus guère et Hou-Chi, sourd comme un pot, ne se passionne plus que pour sa télévision...
Les parents de Wei, eux, sont morts quelques années plus tôt, ensemble, dans des conditions qu'on pourrait trouver très romantique. Depuis, Wei n'a cesse de leur rendre hommage. Et le plus magnifique qu'il aimerait leur rendre, c'est de tenir la promesse qu'ils s'étaient faite de leur vivant : mettre de coté assez d'argent pour racheter leur maison et le terrain qui l'entoure.
Oui, chez les Zhang, le rêve de devenir un jour propriétaire de sa modeste demeure est chevillé au corps. Yuan après yuan, même depuis qu'il ne touche plus un salaire régulier et doit faire appel au système D pour nourrir, chauffer, habiller tout le monde, il thésaurise, comme un gamin remplirait une tirelire de pièce de quelques centimes à la fois.
La maison des Zhang n'est pourtant pas bien folichonne. Minuscule, on s'y entasse tant bien que mal, on n'y bénéficie d'une intimité toute relative et d'un espace vital fort restreint. Mais, la fierté de Wei est ailleurs. A l'extérieur de la bicoque. Il s'agit d'un arbre, un sumac, "un arbre qui pleure", que l'homme défend becs et ongles, alors que, régulièrement, on lui demande de l'abattre.
Wei y a songé, bien sûr, surtout lorsque le froid tenaille la maisonnée et que le bois du sumac permettrait de faire une bonne flambée. Mais, jamais il ne s'y est résolu, considérant l'arbre comme un membre de sa famille et l'honorant de diverses façons, y compris les plus surprenantes... Un respect qui semble lui valoir quelques remerciements en retour...
En effet, à plusieurs reprises, c'est de l'arbre que viennent des signes positifs, permettant à Zhang Wei de trouver un moyen non seulement de faire vivre sa famille, mais aussi de grappiller quelques billet supplémentaires en vue du rachat de la maison à son actuel propriétaire, un milliardaire local, Fan, qui se fout bien de cette baraque branlante, mais ne saura refuser la vente du terrain, Wei en est sûr.
La vie des Zhang n'est pas rose, ce n'est pas un conte de fée, pas plus à l'occidentale qu'à la chinoise, non, mais Wei est porté par sa promesse et un enthousiasme presque juvénile qui, malgré les efforts que ça lui demande, lui permettent de rapporter de quoi améliorer un peu l'ordinaire et de se rapprocher de ce rêve qui l'habite.
Or, tout à sa course pour trouver de quoi se chauffer mais aussi, de quoi vendre au noir, Wei ne fait pas vraiment attention aux indices qui se multiplie dans le quartier où il habite. Un quartier qui s'est clairement dépeuplé ces dernières années, un quartier que populations et usines ont progressivement abandonné.
Oui, il y a du changement dans l'air à Shenyang, du changement en profondeur. Car la Chine du XXIe siècle est entrée dans la course folle au capital, cherchant par tous les moyens à doper PNB et PIB, sans vraiment se soucier de grand-chose d'autre, à commencer par sa nombreuse population qui ne bénéficie pas toujours de cette mutation qui enrichit une nouvelle classe dirigeante.
En fait, désormais, le symbole de la Chine n'est plus, comme au temps de Mao, le brave ouvrier oeuvrant pour un destin commun, que, en son temps, Wei aurait parfaitement pu incarner. Non, en 2015, celui que la Chine met en avant et fait grandir, c'est l'homme d'affaires. Ceux, peu nombreux, capables de s'enrichir à milliards, tant par leurs activités sur le territoire national qu'à travers le monde.
Fan, le propriétaire du terrain où se dresse la maison des Zhang et le fameux Sumac, appartient à cette clique, qui vit entre elle, dans une opulence presque obscène, coupée des réalités de ceux qui n'ont pas la chance d'être comme eux, vivant dans une tour qui n'est plus d'ivoire mais de marbres et d'ors, avec un résultat identique au final.
Fan, on le croise, dans le roman, dans une scène qui est sans doute la plus violente de ce roman. On peut le juger un peu caricatural, mais il doit incarner cette caste tenant en ses mains un pouvoir économique qui s'accompagne aussi d'une certaine occidentalisation des moeurs et des comportements.
Curieux système de vases communicants, qui voit la Chine étendre son empire économique sur les cinq continents, s'emparant avec discrétion mais efficacité, de nombreux avoirs-clés, comme les dettes occidentales ou les aides au développement en Afrique. Mais, dans le même temps, elle voit sa culture millénaire rognée par le miroir aux alouettes occidental, américain, en particulier...
Cette scène où apparaît Fan, dans toute sa démesure, fait d'ailleurs penser à toute une imagerie très occidentale. On est loin des triades chinoises, on verrait plus Al Capone ou Don Corleone, à ses côtés. Le whisky coule à flots, plutôt que les alcools traditionnels chinois, et tant pis si on n'aime pas vraiment cela, c'est d'abord l'image qui compte et le symbole de réussite que représente le liquide ambré.
Face à cette réalité dont il n'a pas conscience, Wei, qui a déjà développé toutes sortes de façon de s'adapter et de survivre, va une nouvelle fois devoir trouver la parade. Et cet homme ordinaire, un peu falot, qui n'aspire finalement qu'à la tranquillité dans cette baraque branlante habitée par ses souvenirs, va choisir de résister...
Oui, "Discours d'un arbre sur la fragilité des hommes", c'est bien cela, un roman sur la résistance au rouleau compresseur d'une économie en marche qui écrase tout, y compris ceux qui devraient être chargés de la faire fonctionner. Une énorme abstraction qui écrabouille le réel et fonce, fonce, sans qu'on sache si quelqu'un contrôle encore la machine, manifestement emballée.
Olivier Bleys joue de toutes ces oppositions, en particulier celle qui oppose, et peut-être plus brutalement encore qu'ailleurs, la tradition millénaire et la modernité destructrice. Ainsi, chaque chapitre de son roman porte un titre de conte et, malgré le contexte très contemporain dans lequel il s'inscrit, on retrouve quelques échos des contes asiatiques.
Les membres de la famille Zhang, parfois attachants, parfois agaçants, Wei compris, sont au coeur de cette histoire dont ils ne sont pas les moteurs, mais dont ils sont prisonniers. L'évolution se fait sans eux, contre eux et, s'ils plient, ils refusent de rompre. La volonté de ces gens modestes, cette aspiration au rêve de propriété, premier pas vers une forme de statut social supérieur, sont leurs meilleurs atouts dans cette lutte.
Ils ont aussi ce côté inflexible, qui n'est pas celui d'une rébellion motivée par une quelconque idéologie. Non, il y a toujours cet objectif, aussi profondément enraciné en Wei que ne l'est le sumac sur son bout de terrain. C'est d'abord l'envie d'avoir sa maison, son terrain à lui qui le pousse à agir et à refuser l'inévitable, quand d'autres choisissent de s'adapter au changement, et en tirent d'ailleurs parfois de nouveaux avantages.
Olivier Bleys s'inspire d'une actualité qui, par la grâce des réseaux sociaux et de ce monde où a moindre image frappe plus que le contexte qui l'entoure, où l'on est facilement touché par une photo, sans forcément se soucier de ce qu'il y a autour, est arrivée jusqu'à nous. Un phénomène qui a tendance à se multiplier en Chine, comme une représentation nouvelle de la lutte de David contre Goliath.
Et puis, il y a l'arbre... Présence discrète mais vénérable, modeste en apparence et pourtant d'une vigueur incarnant elle-même une forme de résistance aux éléments, il est au coeur de ce roman. Là encore, on pourrait y voir la transformation d'une culture qui était tellement en symbiose avec la nature pendant des siècles et qui, désormais, cherche à la dominer, impitoyablement.
Le rôle de cet arbre est fort, il concentre finalement autant que la maison, la lutte des Zhang. Dès les premières pages, on demande à Wei de l'abattre et il ne peut s'y résoudre. Entre l'homme et le sumac, la relation est assez étrange, presque hypnotique. C'est comme si l'arbre murmurait à l'oreille de l'homme et, allez savoir, ce n'est peut-être pas qu'une illusion...
En lisant le roman d'Olivier Bleys, un souvenir m'est venu en tête... A priori, pas grand-chose à voir, mais j'avais vu, il y a une douzaine d'années, un film d'horreur sud-coréen qui s'appelait "Acacia". Pourquoi cette association d'idées ? Ah... Pour certains éléments communs que j'ai choisi de ne pas évoquer ici... Et aussi, parce qu'on a un arbre qui influe dans l'existence des hommes.
Mais, le romancier n'a pas choisi de nous faire trembler, avec son histoire, comme Park Ki-Hyung Park, le réalisateur d' "Acacia". Non, l'arbre, ici, agit en patriarche, veillant sur les siens et assistant, hautain, détaché, à tout ce qui se trame autour de lui. Depuis quand est-il là ? Sans doute bien avant que ne naissent ceux qui voudraient le voir abattu... Et il se dressera là longtemps encore après eux.
Dans ce décor assez sordide, entre usines fumantes et cités ouvrières en décrépitude, qu'on croirait presque sortis d'un roman sur la Révolution industrielle en Europe, l'arbre et la famille Zhang constituent une oasis pleine de douceur et de poésie, affrontant la violence du monde en marche sans se laisser submerger par le découragement.
Et, au-delà du côté conte asiatique et de l'éloignement géographique, cette histoire doit nous interpeller, car elle nous concerne tous. La globalisation de l'économie mondiale, la soif permanente de profits en faisant abstraction de toute raison, tout cela n'est pas l'apanage d'une Chine qui s'est éveillée. Et l'humain, comme la nature, est bel et bien secondaire...
dimanche 18 octobre 2015
"Il n'existe jamais de bel exil. Tout exil est une souffrance" (Gilbert Sinoué).
L'exil dont nous allons parler n'est pas encore vécu. Ici, dans notre roman du jour, c'est l'idée de l'exil qui fait son chemin, c'est la décision de partir en laissant tout derrière soi qui est au coeur d'un récit concentré sur une vingtaine d'heures. Même pas une journée, ce n'est pas grand-chose, dans une existence, et pourtant, elle va faire basculer la vie du personnage central (et de l'auteur de ce roman largement autobiographique). "Le cri des oiseaux fous", sorti à l'origine en 2000, vient d'être réédité en cette rentrée littéraire dans sa collection de poche par les éditions Zulma. Il s'inscrit dans un cycle que son auteur, Dany Laferrière, désormais membre de l'Académie Française, a baptisé son "Autobiographie américaine", et nous emmène à Haïti, dans les années 70, au coeur de la dictature de Bébé Doc, Jean-Claude Duvalier, et de ses terribles Tontons Macoutes. Mais, "le cri des oiseaux fous" est d'abord une dernière visite dans Port-au-Prince, comme un pèlerinage avant de partir, sans savoir si l'on reviendra un jour, avec, jusqu'à la dernière minute, la peur d'être pris pour cible par un pouvoir qui ne connaît que la violence comme langage...
Vieux Os a 23 ans, en ce 1er juin 1976, quand il apprend, au retour du déjeuner, la mort de son meilleur ami, Gasnier. Une mort brutale, sans doute due à l'action des Tontons Macoutes, les hommes de main de la dictature haïtienne. Le jeune homme, journaliste qui n'avait pas sa langue dans sa poche et dénonçait les dérives du pouvoir, a été battu à mort sur une plage déserte.
Le choc est terrible, pour Vieux Os, bien sûr, mais aussi pour toute l'île, et particulièrement pour la jeunesse qui s'identifiait certainement à Gasnier et à ses positions virulentes. Mais, une fois la stupeur dissipée, la réalité s'impose : lui-même est en danger, il pourrait être le prochain ou l'un des prochains à qui les brutes de Bébé Doc pourraient s'en prendre.
Vieux Os est lui aussi journaliste, mais il n'est pas aussi engagé que son meilleur ami. Au contraire, il aspire d'abord à se spécialiser dans l'actualité culturelle et aimerait, par-dessus tout, que son activité professionnelle ne soit pas systématiquement reliée aux questions politiques qui l'indiffèrent. Pour Vieux Os, cette obsession des Haïtiens pour le pouvoir est ce qui nuit le plus à l'île.
Lui, il se veut rêveur, dans "un pays où l'on n'aime pas les rêveurs", dit-il. Et sa plus grande crainte, c'est qu'on ne les aime pas plus ailleurs, dans ce monde, dont il n'a alors qu'une image assez abstraite. Mais, le voilà, malgré lui, à la croisée des chemins : soit il reste et risque de finir lui aussi la tête et le corps fracassés sur une plage ou au fond d'une geôle, soit il quitte sa terre natale, peut-être pour toujours.
Une évidence qui n'a pas frappé que Vieux Os. Sa mère, également, a pris conscience de cela. Dès qu'elle a eu vent de la mort de Gasnier, elle a fait jouer ses relations et obtenu un passeport pour son fils. Elle, elle ne lui laisse pas le choix : pars, dès que possible, quitte ce pays où tu risques ta vie, et ne t'inquiète pas pour moi.
Il faut dire que la mère de Vieux Os connaît déjà ce processus : son époux, auquel Vieux Os ressemble comme deux gouttes d'eau, a déjà, en son temps, pris le même chemin de l'exil, pour échapper aux sbires du père de l'actuel dictateur, Papa Doc... Depuis, il vit à l'étranger et ne donne que des nouvelles sporadiques. Mais il est toujours en vie...
Vieux Os a bien conscience de la situation. Sans doute est-il très vite résigné à ce départ forcé. Mais il lui faut digérer en très peu de temps toutes ces nouvelles, et ce n'est pas simple. Tenu au secret de cette décision, le départ étant prévu le lendemain matin à la première heure, Vieux Os décide de profiter du temps qui lui reste pour aller voir ses amis, ses proches, pour les saluer une dernière fois.
Commence alors un périple dans Port-au-Prince, une après-midi suivie d'une nuit blanche, dans des lieux qui semblent importants au jeune homme, à la fois parce qu'ils lui rappellent Gasnier, mais aussi et surtout sa propre vie. Il va alors visiter les quartiers les plus pauvres de la ville, d'autres qui font la vie culturelle de la capitale, mais aussi les quartiers les plus chics et jusqu'aux lieux fréquentés par les Tontons Macoutes.
Il va croiser, au cours de cette errance, des personnages dont il ne sait rien, d'autres qu'il connaît depuis toujours, des amis, mais aussi des traîtres, qui peut savoir, dans une société où tout le monde, un jour ou l'autre, peut recourir à la délation, ne serait-ce que pour un peu de nourriture ? Il croise des hommes qu'il apprécie, des femmes qu'il aime ou qu'il désire...
Autant de personnalités qu'il emportera avec lui dans son coeur et ses souvenirs, à qui il ne peut ouvertement dire adieu, mais qu'il sait devoir laisser derrière lui irrémédiablement. Chacune de ces rencontres influe sur son état d'esprit. Non seulement en renforçant son choix de partir, mais aussi, en faisant naître en lui une culpabilité profonde de les laisser dans cet enfer...
A chacun de ses déplacements dans la capitale haïtienne, l'humeur, le rythme change. Parfois, l'urgence gagne, comme lorsqu'il essaye de retrouver Lisa, la jeune femme à qui il voudrait dire qu'il l'aime, follement, tout en lui avouant qu'il va partir, loin, sans elle, alors qu'il sait qu'il n'en fera rien ; à d'autres moments, il flâne, respire l'air de cette ville qui est sa vie, comme lorsqu'il s'assoit sur un banc, dans le quartier des salles de cinéma.
Il y a, dans cette odyssée port-au-princienne, à la fois une forte mélancolie qui devrait, petit à petit, puis bien plus vite, s'il parvient à quitter l'île, se transformer en une profonde nostalgie. Dany Laferrière raconte avec un mélange d'humour et de fatalisme cette journée si importante dans sa vie, la dernière, avant longtemps, passée sur le sol natal.
Son écriture, autant que le récit lui-même, fait la richesse de ce livre, dont la poésie n'est jamais éloignée. Bien sûr, le ton est grave, certains passages, en particulier dans la dernière partie du livre, sont durs, violents, effrayants, même. Le final, vers l'aéroport, fait penser à un film d'espionnage avec une furieuse angoisse, celle d'être intercepté au dernier moment, et met le lecteur sous tension...
Je voudrais aussi, comme je l'avais fait récemment à propos du "Bain de Lune", de Yannick Lahens, autre roman haïtien, insister sur le rôle des femmes dans cette société et cette période difficile de la dictature Duvalier. Avec ce constat à la fois simple et terrible : ce sont les hommes qui s'exilent, ou qu'on tue, alors que les femmes demeurent.
En cela, la réaction de la mère de Vieux Os est caractéristique : on ne peut imaginer que la décision de faire s'exiler son fils ne lui fende pas le coeur, et pourtant, elle agit avec méthode, pragmatisme, détermination, pour le sauver, sans savoir si elle le reverra. Pas un instant elle ne songe, elle, à quitter Haïti, mais, comme elle le fit des années plus tôt pour son époux, elle accepte de voir Vieux Os partir à son tour...
On comprend d'ailleurs que cette femme-là n'est pas seule dans son cas. Que nombreuses ont été les femmes à voir partir mari et fils, aussi nombreuses, peut-être, que celles qui les ont pleurés, lorsqu'ils sont tombés aux mains des tortionnaires et des assassins. Ainsi vidée de sa population masculine, Haïti se doit de s'en remettre à ces femmes, dont la force et l'aplomb ne peuvent qu'inspirer un immense respect.
Vieux Os, pour sa part, est un personnage assez curieux. Je l'ai dit plus haut, il se présente lui-même comme un rêveur. La politique ne l'intéresse pas, d'autant moins que, dans une dictature, elle n'a que peu d'envergure : pour ou contre le pouvoir en place. Contrairement à ses amis Gasnier et Ezequiel, qu'on rencontre dans le fil du livre, qui sont de farouches opposants déclarés, Vieux Os recherche autre chose.
Avec la mort de Gasnier, le voilà rattrapé par cette réalité qu'il cherche à fuir depuis toujours. Résultat, ce qu'il va devoir laisser derrière lui, ce n'est pas cette situation politique difficile (qui perdurera, hélas, on le sait, malgré la chute des Duvalier), mais ce pays, cette terre riche et passionnante, pour qui il nourrit un immense attachement.
Un élément, dans le roman, rassemble quasiment tous les thèmes que je viens d'évoquer : lors de son périple, Vieux Os se rend à la répétition d'une troupe de théâtre, dont il connaît la plupart des membres, avec qui il a étudié, dans le passé. La pièce choisie est une version transposée en Haïti et dans une version créole de l' "Antigone", de Sophocle.
Une jeune femme, Antigone, défie le pouvoir du roi Créon, son grand-oncle, en voulant donner une sépulture à son frère Polynice, tué lors d'une bataille par un de ses propres frères. Après avoir été toléré, le geste d'Antigone est finalement condamné par Créon qui la fait emprisonner. Hémon, le promis d'Antigone, dénonce un abus de pouvoir, argument réfuté par le roi qui confirme sa volonté de voir Antigone punie... Une tragédie où la vengeance répond à la vengeance, sans fin...
La situation de l'île, sous la dictature, ressemble furieusement à cette tragédie antique. On le voit dans tout ce que je vous ai dit jusqu'ici, mais aussi, par certains événements qui se déroulent à la fin du livre de Dany Laferrière, dans des débordements de violence qui ne peuvent appeler que représailles, et ainsi de suite...
Chez Sophocle, un dernier personnage intervient : Tirésias, le devin, qui vient annoncer à Créon que les dieux ne soutiennent pas sa décision de faire condamner Antigone. Chez Laferrière, on a également un étrange personnage qui apparaît au cours de la nuit d'errance de Vieux Os : il s'appelle Legba, comme une des divinités majeures du vaudou...
Autour de lui, plane une espèce de mystère. Qui est vraiment ce Legba ? A chaque lecteur de se faire son idée sur le sujet, Laferrière jouant dans le livre avec l'ambiguïté qu'incarne ce personnage. Le passage de Legba dans ce roman aurait pu être tout à fait anecdotique, voire anodin, sans quelques éléments qui laissent planer un doute...
Vieux Os fut-il protégé par cette espèce d'ange gardien, lors de cette dernière nuit, qui aurait pu lui être fatale ? Elément à la fois culturel (le vaudou, malgré l'importance prise par le catholicisme, en particulier sous la dictature, reste vivace en Haïti) et spirituel, cette intervention permet aussi de rappeler que, même en exil, il reste bien un fils de cette île...
Et, si je mets un tel accent sur ce personnage, ce n'est pas par hasard : il apparaît dans la plupart des écrits de l'auteur. Celui-ci lui a même rendu hommage lors de son entrée sous la Coupole, puisque le symbole de Legba apparaît sur son épée d'académicien, tandis que son habit vert est orné de signes rendant hommage à Haïti et au Québec, son pays natal et celui qui l'a accueilli, le 2 juin 1976...
"Le cri des oiseaux fous" est donc un roman qu'on ne peut pas lire simplement au premier degré. Sa puissance vient de sa dimension autobiographique, du style de l'auteur, envoûtant, à la fois poétique et réaliste, mais aussi de ses aspects symboliques qui soulignent l'attachement, encore et toujours, de Dany Laferrière à son île.
Je découvre la plume du nouvel académicien avec ce livre et, sans préjuger de quoi que ce soit, il me semble que c'est une bonne façon d'entrer dans son oeuvre. Quant à Zulma, je crois que la maison d'éditions a misé sur le bon ouvrage, car on a, une fois le livre refermé, une vision complète de la vie de Dany Laferrière, et de cette journée qui a marqué l'auteur et influencé son oeuvre.
Je découvre la plume du nouvel académicien avec ce livre et, sans préjuger de quoi que ce soit, il me semble que c'est une bonne façon d'entrer dans son oeuvre. Quant à Zulma, je crois que la maison d'éditions a misé sur le bon ouvrage, car on a, une fois le livre refermé, une vision complète de la vie de Dany Laferrière, et de cette journée qui a marqué l'auteur et influencé son oeuvre.
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