jeudi 29 octobre 2015

"Pourquoi devions nous être inquiétés par les sous-marins allemands ? Ce navire peut naviguer bien plus vite que n'importe quel sous-marin !" (Alfred Vanderbilt).

Le titre de ce billet a une particularité : cette citation n'est pas extraite du livre dont nous allons parler, mais elle fut prononcée par un de ses personnages principaux. Oui, Alfred Vanderbilt, issue de cette richissime famille est un des personnages d'un roman qui en compte beaucoup, et pour cause : il se déroule sur un paquebot transatlantique. Pas n'importe lequel, non, pas celui-là, pas celui auquel vous pensez aussitôt, pas le Titanic, mais le Lusitania. C'était il y a 100 ans, une catastrophe épouvantable, un peu oubliée, c'est vrai, tant la catastrophe de 1912 a marqué les esprits et celle de 1915 s'est perdue au milieu des victimes du premier carnage mondial. Et pourtant... Et si nous avions là un des plus terribles crimes de guerre jamais commis ? Patrick Cothias et Patrice Ordas, bédéastes et romanciers, sont passionnés d'histoire. Avec "R.M.S. Lusitania", publié aux éditions Grand Angle, ils se sont penchés sur le torpillage du paquebot et sur les zones d'ombre de ce drame, pour en faire un roman d'espionnage rythmé et plein de questions...



Le 1er mai 1915, le paquebot Lusitania entame ce qui sera son ultime traversée de l'Atlantique. Il doit emmener environ 2000 personnes, en comprenant les passagers et les membres d'équipage (les chiffres varient selon les sources, je vais donc, pour simplifier, m'appuyer sur ceux donnés dans le livre, c'est plus simple), à Liverpool.

Mis en service dès 1907, avant, donc, la construction du Titanic, le Lusitania a tiré les leçons du drame en renforçant ses compartiments étanches pour éviter de sombrer aussi vite que son rival (les deux navires ne sont pas affrétés par la même compagnie). Mais voilà, en 1915, ce ne sont pas les icebergs qui pullulent dans l'Atlantique, mais les sous-marins.

Contrôler les voies maritimes est primordial dans ce conflit, tous l'ont compris. Mais l'Allemagne se sait inférieure, pour des raisons géographiques mais aussi en raison d'une expérience moindre, que l'Angleterre. Alors, le Kaiser va décréter la guerre sous-marine à outrance, envoyant ses terribles U-Boote sillonner les mers et couler les bateaux susceptibles de commercer ou de transporter des armes.

Les Alliés, soutenus par une Amérique, pourtant officiellement neutre, utilisent l'Océan pour s'approvisionner, pas seulement en termes de vivres, mais aussi de matériels militaires et ne s'en cache pas. La plupart des paquebots civils ont d'ailleurs été annexés par les militaires pour transporter des armes, défensives, en cas d'attaque, mais aussi à destination des belligérants.

C'est le cas du Lusitania. Des aménagements ont été mis en place, il transporte des armes et, dans ses cales, accueille un matériel un peu spécial : les Vanderbilt aurait en effet mis au point un prototype de locomotive électrique qui, dit-on, pourrait donner un avantage décisif aux Alliés. Pour accompagner ce matériel, Alfred Vanderbilt, l'héritier (mais aussi vilain petit canard de la famille) s'embarque.

Lui, comme la plupart des passagers, connaissent les risques qu'ils encourent à traverser l'Atlantique en cette période. Non seulement parce qu'ils n'ignorent pas le contexte, on le saurait à moins, mais aussi parce que l'Allemagne elle-même a fait savoir qu'elle se réservait la possibilité d'envoyer tout bateau par le fond si elle le suspectait de soutenir l'effort de guerre adverse.



Voilà donc le contexte de cette croisière pas comme les autres. "R.M.S. Lusitania" s'intéresse à plusieurs des passagers de cette traversée. Ils sont employés de la Cunard, passagers des différentes classes, membres de l'équipage, riches ou beaucoup plus modestes, appelés à des affaires très différentes en Europe, jeunes mariés, enfants voyageant avec leurs parents, artistes ou hommes d'affaires...

Certains s'y rendent aussi pour des raisons politiques. A bord du Lusitania, il y a des suffragettes, des militants pour la paix, aussi. comme Elbert Hubbard, qui compte bien obtenir une audience auprès du Kaiser pour le convaincre d'arrêter les combats. Ou encore une célèbre infirmière belge, Marie Depage, qui vient de faire une tournée en Amérique pour récolter des fonds afin de permettre à l'hôpital qu'elle a fondé à La Panne, de fonctionner...

Ces anonymes ou ces visages plus connus, tous se lancent dans cette traversée avec sans doute un peu d'anxiété, mais surtout, beaucoup de confiance. En revanche, aux commandes du navire, on se montre bien plus inquiet. William Turner, surnommé "Bowler Bill", est un vétéran qui a connu plusieurs commandements auparavant.

Il a longuement hésité avant d'accepter ce poste, sur le Lusitania. En effet, instinctivement, il mesure le danger que représente cette traversée et cela n'ira qu'en empirant au fil des jours. Mais, il sait aussi que s'il refuse, sa carrière est terminée. Alors, il se lance lui aussi dans ce pari fou, réalisant bientôt que sa mission est totalement pipée.

Et puis, le Lusitania, c'est aussi un nid d'espions. Allemands, britanniques, les services secrets se sont donnés rendez-vous sur le paquebot, les premiers pour découvrir s'il s'agit d'une cible prioritaire, les seconds, pour intoxiquer cet ennemi... Oui, tout le noeud du roman est là : l'incroyable plan concocté en très haut lieu dont le Lusitania est le point central.

Enfin, bien loin de New York, beaucoup plus près des îles britanniques, s'élance le U-20, un U-Boote placé sous le commandement du Kapitänleutnant Schwieger. La mission doit durer quelques jours, avec des munitions en soute qui devrait permettre d'envoyer par le fond plusieurs cibles. Mais, l'officier l'a compris, une seule lui a été désignée, imposée, presque : le Lusitania...

Le roman de Cothias et Ordas nous entraîne donc dans la vie quotidienne du Lusitania lors de cette traversée, rappelant par certains côtés, ce que James Cameron a fait à propos du Titanic. Les jours qui précèdent la catastrophe inévitable, celle que le lecteur attend de voir se produire... Avec, tout de même, bien des différences.

Car, pendant que les passagers voyagent, que des rencontres se nouent, des amitiés et plus si affinités, également, autour de ce bateau, ce sont les grandes manoeuvres. Jeux d'espions, ordres à respecter, enquêtes et contre-enquêtes, le drame se noue petit à petit... Et la tension monte, les voiles se soulèvent, des évidences apparaissent...

Je ne vais pas faire le tour de la galerie de personnages qui ouvre le roman, car ce serait faire un catalogue un peu long et pas très passionnant. Mêlant personnages réels (comme ceux que j'ai déjà cités) et d'autres imaginaires, comme la jeune chinoise Shan ou Michael Morrison, jeune Gallois qui a rejoint le Lusitania pour servir sous les ordres de William Turner...

Tous sont pris au piège sur ce bateau qui fait figure de gigantesque cible flottante. Et tous sont surtout les victimes expiatoires d'une machination terrifiante, transformés malgré eux en boucliers humains. Les découvertes qui se succèdent durant la semaine de voyage font comprendre à la plupart d'entre eux que le Lusitania était condamné d'avance.

Je n'entre pas dans les détails de ce plan qui se veut machiavélique, vous découvrirez tout cela en lisant le roman. Mais le Lusitania se retrouve pris comme une mouche dans une toile d'araignée, celle de la diplomatie de guerre. Le torpillage de ce bateau, la mort des civils qu'il transporte, tout cela peut servir la cause des deux camps, de manière diamétralement opposée.

Cothias et Ordas auraient presque pu appeler leur roman "Il faut couler le Lusitania". La tension naît non de la finalité de l'histoire, que l'on connaît, hélas, nous ne sommes pas dans une uchronie, mais bien de tous ces enjeux qui s'affrontent, ou pire, se complètent, des décisions qui doivent être prises, des ordres qu'il faut respecter... Ou pas.

La dimension espionnage, très présente, à travers, en particulier, le personnage de Franck Tower, agent du MI-5, surnommé "Lucky" parce qu'il a déjà réchappé à deux naufrages, donne un aspect de thriller à la partie relatant la traversée et amplifie la montée naturelle de tension au fur et à mesure qu'on s'approche du point d'impact.

Entrons, non pas dans le détail, mais dans la construction du livre. En fait, "R.M.S. Lusitania" est un pur roman historique, puisqu'il colle au plus près de ce que l'on sait de cette funeste traversée, qui fera près de 1200 morts sur les 2000 personnes à bord, environ. Mais, c'est aussi un pur roman historique dans le sens où les deux auteurs s'engouffrent dans les nombreuses zones d'ombre qui entourent le drame.

Là encore, je n'entre pas dans le détail, car, évidemment, tout cela révélerait trop de ressorts narratifs. Ce que l'on peut dire, c'est d'abord, que, si les leçons concernant les compartiments étanches ont été retenues après le naufrage (accidentel, celui-là) du Titanic, pour le reste, c'est du grand n'importe quoi en termes de sécurité...

Quant aux enjeux véritables, le roman repose sur des faits avérés qui, il faut l'avouer, ont de quoi susciter pas mal d'interrogations. On aurait voulu faciliter la tâche des U-Boote, on ne s'y serait pas pris autrement... Les témoignages des survivants, également, sont troublants et stimulent forcément l'imagination, en plus de faire froid dans le dos...

Et puis, il y a la questions de la cargaison de ce bateau... Le Lusitania est ce qu'on appelle alors un "croiseur auxiliaire armé". Il y a donc des munitions à bord. Mais en quelle quantité ? L'Amirauté britannique (dont le Premier Lord, en 1915, est un certain Winston Churchill...) va se montrer particulièrement cachottière sur cette question, planquant tout, caviardant, falsifiant pour n'avouer, et encore, du bout des lèvres, qu'il y avait bien des munitions à bord. Un aveu fait en... 1972 !

Ce billet reste proche des faits historiques tels qu'on les connaît et de la trame romanesque telle qu'on la découvre dans la première partie du livre. Mais, sachez que ce récit réserve pas mal de surprises, particulièrement dans sa dernière partie, où les auteurs, là encore, jouent habilement avec la fiction, la réalité, les faits, les extrapolations, les inconnues et le vraisemblable.

Fidèles à leurs habitudes, ils glissent même une touche de fantastique, comme ils l'avaient fait, par exemple, dans leur roman consacré à Anastasia Romanov ou celui qu'ils consacrèrent à une autre catastrophe célèbre, l'incendie du Hindenburg. Ici, c'est très fin, une manière de faire peser sur le Lusitania une espèce de malédiction, des indices convergents droit vers ce point, au large des côtes irlandaises, si près de la terre ferme, où il sera coulé.

A la fois roman plein de suspense, roman historique précis, roman à thèse, également, "R.M.S. Lusitania" offre bien des angles d'attaque, jusque dans les dernières pages où les deux auteurs poursuivent la ligne de fuite lancée depuis New York, le 1er mai. On sort alors du strict cadre historique pour entrer dans la fiction pure et dure, mais cela reste très bien construit.

Et puis, il reste les questions sans réponse, les convictions des auteurs, les idées qu'on peut se façonner avec ces cartes en main. L'impression désagréable qu'ils touchent une réalité du doigt, le genre de réalité qui sent franchement mauvais, une odeur âcre de la raison d'Etat... Avec, en point d'orgue, le constat abominable que le plan, si bien conçu en théorie, aura finalement échoué...

Reste un drame humain atroce, qui fut un choc terrible dans l'opinion à l'époque, qui n'est plus de nos jours, qu'un événement au milieu de tous les drames provoqués par cette Grande Guerre si mal nommée. Mais, grâce à Cothias et Ordas, on réalise à quel point ce navire représentait un enjeu primordial, capable de changer la face du conflit...

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