jeudi 7 septembre 2017

"Certains disent qu'il y a deux routes à suivre. L'une mène à la gloire et l'autre à la tombe. Je te dis pour l'instant je vois qu'un seul chemin et si je reste ici, c'est le cimetière qui m'attend".

Ce titre est en fait une strophe d'une chanson. Pire, d'une chanson country, puisque c'est cette ambiance musicale qui va nous accompagner durant ce billet. Rien de surprenant, puisque son auteur, dont c'est le premier roman, est lui-même fils de musiciens. Mais, la musique n'est pas tout, notre roman du jour est avant tout un roman noir, violent, alcoolisé, défoncé et déjanté, porté par des personnages complètement à la masse, parfois carrément loufoques, aux prises avec une existence qui ne leur fait pas de cadeaux. Bienvenue au pied de la "Nitro Mountain", titre de ce roman signé Lee Clay Johnson (en grand format aux éditions Fayard ; traduction de Nicolas Richard). Il s'agit d'un territoire en déshérence, perdu dans les Appalaches, ancien territoire minier désormais abandonné où l'on soigne sa misère et son ennui en picolant sec et en allant écouter des groupes de musique assez minables. Au milieu de tout cela, un naïf tombe amoureux et la méchanceté rôde, incarnée par un homme... Mais peut-être pas que lui... Une vraie découverte, celle d'un style rugueux et cynique, et d'une histoire teintée de désespoir, celui d'un monde en voie de disparition...



La Nitro Moutain est appelé ainsi parce que l'homme y a creusé à grands coups d'explosifs des galeries afin d'en extraire du charbon. Mais, aujourd'hui, les filons sont épuisés, l'activité minière s'est arrêtée et la Nitro Mountain est interdite d'accès : on a tellement remué ses entrailles que tout risque de s'effondrer. Sans compter l'énorme quantité de dynamite qu'on y a abandonnée.

Les petites villes de ce coin perdu des Appalaches, quelque part vers le Kenyucky ou la Virginie, ont été vidées par l'exode rural. Ceux qui restent là végètent, vivotent, la misère gagne sans cesse du terrain. On doit trouver des moyens de survie, comme divers petits (ou plus importants) trafics, ou l'on plonge dans l'alcool et la dope pour oublier.

Leon fait partie de la nouvelle génération, née au pied de la Nitro Mountain, dont l'avenir est bien bouché. Un brave gars, ce Leon, mais qui peine à trouver sa place, qui va de petits boulots en petits boulots, se verrait bien musicien, mais sans plus... En fait, une seule chose compte vraiment pour Leon : son amour pour la belle Jennifer.

Le hic, c'est que, lorsque s'ouvre le livre, Jennifer largue Leon, et sans prendre de gants. Voilà le gentil Leon, brave gars romantique et naïf, au fond du trou. Au point de se saouler à mort. Et d'avoir la mauvaise idée de prendre la route ensuite. Il s'en est bien sorti : un pick-up bon pour la casse et un bras cassé, fracture complexe, mais c'est bien peu de chose.

Et l'amoureux éconduit se retrouve à devoir prochainement passer au tribunal pour différentes charges liées à son accident. Alors, décidé à faire profil bas et à reprendre sa vie en main, il retourne chez ses parents. Il accepte même de dépanner dans un groupe country : il y tient la basse, pas facile avec un bras dans le plâtre, mais s'en sort assez bien.

Suffisamment pour que Jones, le leader du groupe, lui propose de partir en tournée à ses côtés. Une tournée dans la région, pas un "world tour" passant par des gigantesques stades ou des salles de concert ultra-modernes. Non, un road-trip dans la région, avec des concerts dans les bars ou de petites salles. Un peu comme les Blues Brothers, quand ils se font passer pour les Good Ol'Boys.


Lors d'un concert, justement, il croise Jennifer et sa blessure n'en est que ravivée. D'autant qu'elle lui semble différente de celle qu'il a connue. Toujours aussi belle, mais plus terne. Eteinte. La faute, peut-être, au nouveau mec avec qui elle traîne. Un balèze, qui porte un tatouage de Daffy Duck dans le cou. Et n'allez pas vous moquer de lui, il a tout l'air d'une brute.

Cet homme s'appelle Arnett. Et ce n'est pas juste une brute. Non, c'est un fou furieux, dealer, pervers, violent, sans aucun frein. Et lorsqu'il boit, se came ou les deux, forcément, c'est encore pire. Mais que fait Jennifer avec ce malade ? Leon comprend qu'elle a besoin d'aide. Il n'écoute que son bon coeur, que ses sentiments pour la jeune femme...

Et, quand elle lui propose de tuer Arnett, il accepte...

Je n'en dis pas plus sur l'histoire de "Nitro Mountain", il vous faudra le découvrir par vous-mêmes. Parlons plutôt des principaux personnages que l'on rencontre dans cette histoire haute en couleurs. Sur Leon, peu de choses à raconter, c'est un personnage chevaleresque dans cet univers qui ne l'est pas du tout, et l'on se demande s'il saura être à la hauteur ou s'il se fera écraser.

En fait, c'est un vrai personnage de chanson country, le pauvre gars un peu loser, très amoureux, qui voit sa blonde se barrer avec un autre, se languit d'elle et cherche comment la reconquérir. Il est touchant, attachant, Leon, autant qu'il est maladroit et pas très futé, il faut le reconnaître. A se demander s'il ne s'est pas égaré dans la région de la Nitro Mountain...

Face à lui, Jennifer. Si l'on suit les archétypes du roman noir, et particulièrement du roman noir à l'américaine, elle correspondrait certainement à la femme fatale. Mais, on l'a compris, comme Leon est un personnage central atypique, parfait antihéros sans une once de cynisme en lui, Jennifer n'est pas non plus la classique femme fatale à la Lauren Bacall.

Entre la jeune femme, superbe et libre, qui largue Leon, et celle qu'il retrouve dépendante d'Arnett, enchaînée à lui, il y a un monde. Elle n'est plus que l'ombre d'elle-même et l'on comprend le coup au coeur que reçoit Leon. Mais comment a-t-elle pu changer aussi radicalement en si peu de temps ? Et que lui est-il arrivé pour qu'elle tombe si bas ?

Parlons d'Arnett, maintenant. Je l'ai dit plus haut, c'est le Méchant de l'histoire, avec un M majuscule. Je ne dévoile rien en disant cela, car on comprend vite qu'il est l'exact opposé de Leon, physiquement comme moralement. Et que rien ne l'arrête. Dans ce coin perdu, il est le caïd et sait très bien qu'en se montrant violent, il pousse tout le monde à s'écraser.

Personne pour le défier, alors, Arnett a pris de la place. Il fait peur à tout le monde et l'on comprendra, au fil des pages, que tout le monde a bien raison de le craindre. Leon et Arnett, c'est un peu la version appalachienne de David et Goliath. Mais il va falloir que Leon soit sacrément habile pour abattre Arnett d'un seul coup de fronde, car comme toutes les mauvaises herbes, c'est la plus difficile à faire disparaître.

Et puis, il y a Jones. C'est le personnage secondaire auquel on ne prête d'abord pas vraiment attention, puis qui revient et s'impose au premier plan. Jones est donc un musicien, à la tête de groupes minables qui écument les bars, se font payer à la conso, tirent le diable par la queue mais vivent le grand frisson de la carrière artistique.

Il ne se verrait pas autrement, d'ailleurs. Constamment, il écrit, il compose, fan de Hank Williams et de Leftie Frizzell. Il est en permanence en quête de la chanson parfaite qu'il pourra placer dans ses récitals, au lieu d'une des éternelles reprises que le public attend. Un peu comme l'alchimiste qui espère découvrir la formule de la pierre philosophale.



C'est un de ses textes que j'ai choisi comme titre de ce billet et ce choix s'est fait pour plusieurs raisons, que vous comprendrez en lisant "Nitro Mountain". Dans le fond, d'abord, parce que cette strophe résume assez bien l'enjeu du livre. Ensuite, par le contexte dans lequel intervient ce passage. Enfin, parce que, petit à petit, on va comprendre le rôle exact de Jones : il incarne l'espoir.

Je pourrais évoquer d'autres personnages, mais je trouve qu'ils arrivent un peu trop loin dans le récit pour qu'on les évoque ici. Cela nous amènerait à dévoiler une part trop importante de l'intrigue, je trouve. Ce sont des seconds rôles, dont l'un, le flic, parce qu'il en faut bien un, dans un roman noir, n'est pas piqué des hannetons.

Soyez prévenus, la construction narrative de "Nitro Mountain" est assez particulière. Je ne vais pas détailler, car cela va de paire avec les rebondissements de l'intrigue, mais il y a des partis pris assez gonflés dans ce livre qui pourraient surprendre. De même, la fin très ouverte, un peu déconcertante, pourra dérouter certains lecteurs. Alors, vous repenserez à cette chanson, celle de Jones, citée en titre de ce billet...

Il y a chez Lee Clay Johnson un vrai talent pour la caractérisation. Je vais encore évoquer les frères Coen, un leitmotiv de ce blog, mais cela se fait naturellement. Les alentours de Nitro Mountain, c'est une espèce de Fargo transplanté en pays minier. On retrouve le même mélange de noirceur et de loufoquerie, de grotesque parfois chez ce jeune romancier.

Il faut dire que l'alcool et la drogue réveillent quelques monstres. Mais, pas uniquement, il plane aussi sur cette montagne transformée en gruyère, unique point de repère d'une région à la dérive et qui pourrait tous les engloutir d'un simple coup de grisou, une espèce de folie que la counntry et le bluegrass ne suffisent pas à endormir.

Je me rends compte en écrivant ces lignes à quel point il est difficile de parler de "Nitro Mountain". Pas tant à cause de son histoire, mais parce qu'il baigne dans une atmosphère assez bizarre, qu'on peine à décrire lorsqu'on y est pas soi-même plongé. L'écriture, l'esprit de ce jeune homme, venu présenter son roman en France en juin dernier, font aussi beaucoup pour faire de ce roman noir un joli moment de lecture.

C'est amusant, parce que, en lisant ce livre, je ne pouvais m'empêcher de mettre le visage de Lee Clay Johnson sur le personnage de Leon. Et pourtant, je pense qu'il est en réalité bien plus proche du personnage de Jones, de par ses origines. Ses parents jouaient du bluegrass, sans doute dans des conditions proches de celles de Jones, il vit en Virginie, pas si loin du coin où pourrait se situer Nitro Mountain.

Bravo à Nicolas Richard, le traducteur, qui, il me semble, a su très bien rendre le travail original sur les mots, sur le rythme (on a pas grandi entouré de musique pour rien) et sur le ton à la fois sombre, capable de partir dans de joyeux délires (joyeux est une expression, je précise), mais aussi de proposer des scènes pleines de cynisme, chose courante dans le roman noire, mais distillé ici avec habileté et malice. Espièglerie, presque.

J'ai enchaîné cette lecture après le très sombre et très sobre livre de Michael Farris Smith, Nulle part sur la terre", et le changement a été radical. Pourtant, les deux livres seront classés en roman noir, mais ils sont aux extrêmes de la palette que peut proposer ce genre. Au sérieux, à l'atmosphère pesante de "Nulle part sur la terre", répond l'esprit nettement plus potache de "Nitro Mountain".

Voilà la richesse de cette jeune génération d'écrivain qui est en train de s'approprier ce genre si particulier et d'en livrer une version contemporaine vraiment intéressante. Sonatine et Gallmeister sont en pointe dans ce domaine, mais voilà que Fayard, en abattant la carte Lee Clay Johnson, essaye de prendre la main. On en veut plein, des comme ça !

Parce que, derrière les gueules, derrières les événements romanesques, derrière les rebondissements, derrière ce qui fait une fiction, on nous parle bien d'une Amérique d'aujourd'hui, celle que, vu d'Europe, on méconnaît souvent, l'Amérique des champs, quand seule l'Amérique des villes nous paraît digne d'intérêt.

Mais, de McComb, Mississippi, pour Michael Farris Smith, aux régions minières désolées des Appalaches, pour Lee Clay Johnson, c'est une Amérique bien loin du rêve que l'on découvre et que l'on voit ronger par l'ennui, la misère, l'alcool... L'absence de perspectives d'avenir et un désespoir rampant qui entraîne vite la violence, sous différentes formes, à la rancoeur, au repli sur soi...

On termine dans l'ambiance musicale du livre, même si ce n'est pas un roman sur le bluegrass ou la country, soyons clairs. On y joue tout de même quelques chansons, soit des reprises en live, soit les chansons originales qui passent à la radio ou sur des chaînes. Un dernier échantillon pour boucler ce billet sur un premier roman plein de promesses.


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