Au début des années 1970, Anaël a une vingtaine d'années et fait rager son père par ses frasques, par le fait qu'il ne fait rien de ses journées, à part traîner avec ses potes à Marseille et aux alentours. La colère monte au point que le jeune homme décide de quitter la maison pour voler de ses propres ailes. Sans grand succès...
Même en vivant ailleurs, il n'a pas fini de faire tourner sa famille en bourrique, de profiter de l'amour sincère et profond que lui portent ses parents, en particulier sa mère. Mythomane, flambeur, égoïste, picolant souvent plus que de raison, dépensant avec prodigalité l'argent dont il ne possède pas le premier sou, Anaël est un drôle d'oiseau.
Un personnage tantôt exubérant et excentrique, sorte de dandy oublieux de ses origines sociales très modestes, au sein d'une famille pied-noir, tantôt abattu et apathique, incapable de quoi que ce soit, et surtout pas de se prendre en main. Un garçon très ambivalent, qui peut avoir un côté très attachant, mais vite devenir insupportable et même, vu de l'extérieur, parfaitement détestable.
La manière dont il se comporte vis-à-vis de ses parents devrait le rendre odieux à pas mal de lecteurs et l'on se dit que la scène d'ouverture du livre, où le père d'Anaël pique une énorme colère, est finalement bien faible par rapport à tout ce qu'il a fait endurer à ses parents depuis son adolescence jusqu'au début de sa vie d'adulte.
Soledad est une femme de tête, elle mène de front une brillante carrière dans le milieu diplomatique et une vie familiale réussit. Celle qui se définit comme "la moissonneuse-battante", car rien ne l'arrête lorsqu'elle est lancée, attend d'ailleurs un heureux événement. Pas le genre de personne à se laisser impressionner par quoi que ce soit.
Pourtant, ce qui va venir troubler son quotidien n'a rien à voir avec tout cela. Depuis quelques semaines, elle ne répond plus aux appels de sa mère qui la tanne pour qu'elle vienne récupérer les papiers qui encombre sa cave depuis 5 ans. Depuis la mort de l'oncle de Soledad, le frère de sa mère. Des monceaux de papier qu'elle a voulu conserver, puis oubliés pour entrer de plain-pied dans sa vie.
Alors, elle finit par céder et par faire rapatrier à Paris ces sacs, ces cartons, sans vraiment savoir ce qu'ils contiennent. Et sans imaginer à quel point leur contenu va la troubler lorsqu'elle va se lancer dans un minutieux examen en vue de faire le tri. Ces mots, écrits à la main sur tous les supports possibles, parfois illisibles ou incompréhensibles, faute de contexte, vont remettre en question tout ce qu'elle a construit.
Manuel a 35 ans lorsque l'on fait sa connaissance et il n'est qu'au début de ce qui va être une effroyable descente aux enfers. Victime d'hallucinations qui le hantent et lui font perdre tout contact avec la réalité, il vit dans une peur permanente, juste capable de jeter sur le papier quelques phrases, des poèmes ou les cauchemars dans lesquels il a plongé.
Pour oublier, il y a l'alcool, qui transforme l'adulte apathique et terrorisé en une espèce de Mister Hyde, capable des gestes et des comportements les plus lamentables. Ensuite, il retombe dans son marasme, bourrelé de culpabilité, essayant vainement d'échapper au retour des monstres qui semblent le guetter partout.
Et tout cela n'est que le début. Le début de la fin, d'une existence qui va s'étendre encore sur trois décennies, jusqu'à la délivrance finale. Entre les deux, une inexorable plongée dans un abîme mental qu'aucune tentative d'embrasser la normalité n'enrayera. Et une mise au ban, de sa famille d'abord, sa soeur au premier chef, qui ne veut plus rien avoir à faire, puis de toute la société.
La vie de Manuel s'est arrêtée le 14 juillet 1976, lorsqu'on lui a diagnostiqué une maladie incurable, effrayante parce qu'on peine à la définir, mais surtout parce que ses symptômes n'inspirent guère la pitié, plutôt le rejet. Ce jour-là, à 28 ans, il est devenu un "Macynar, un marginal, cynique arlequin", comme il s'est lui-même surnommé. Pour la médecine, il est : un schizophrène...
Trois personnages, dont on suit les vies dans des chapitres qui alternent tout au long du roman. Pourquoi ces trois-là précisément ? Eh bien je ne vais pas vous le dire ici, tout simplement parce qu'on va le comprendre au fur et à mesure des récits les concernant. Avec une espèce de construction que l'on connaît bien dans un tout autre domaine : thèse, antithèse, synthèse...
Bon, là, je vais peut-être un peu loin, mais il est clair que la peur qui va envahir la vie de l'un de ces personnages, peut-être pas irrationnelle, mais irraisonnée, est la conséquence des comportements des deux autres. C'est aussi tout l'enjeu de ce livre : nous placer des deux côtés de ce diagnostic, celui des malades, celui des observateurs.
Sol Elias nous entraîne aux côtés de malades, au plus près de leur existence, et du délitement de celles-ci, entre hauts et bas, entre euphorie et rodomontades à un moment, désespoir et effondrement le suivant. L'image de Mister Hyde, employée plus haut, n'est d'ailleurs pas une simple métaphore, il y a vraiment de cela dans la manière dont les personnages vont se comporter.
On les observe, avec leurs hauts, leurs bas, leurs moments de totale déconnexion du réel, à moins qu'il ne s'agisse d'un mépris souverain pour le reste du monde, et leurs moments de lucidité, qui s'accompagnent de l'idée désespérante qu'il n'y aura d'autre fin à ce processus que la mort... Ce que décrit Sol Elias, c'est une phénoménale souffrance.
Et puis, il y a le contre-champ, ce qui fait de nous les témoins des agissements de ces personnages. Ce qui nous place dans une position très inconfortable, parce qu'on ne peut s'empêcher de détester ce que l'on voit. De détester ces êtres pour ce qu'ils font, ce qu'ils font subir aux autres. Les détester, mais aussi les rejeter, pour ce qu'ils se font à eux-mêmes.
Difficile de ne pas avoir de réactions moins tranchées face aux événements qui nous sont racontés. La tyrannie domestique, d'une part, la déchéance de l'autre, chaque cas suscite des sentiments très forts chez le lecteur et, malgré ce que l'on sait, on peine à entrer en empathie avec ces personnages qui ne font rien pour nous y aider.
C'est sans doute un regard à courte vue, mais c'est peut-être aussi ce qu'il faut pour se rassurer, face à cette maladie qui, au-delà de ce que la fiction peut en faire, au cinéma, à la télévision ou en littérature, reste bien difficile à définir, à comprendre pour nous tous. Une connaissance simpliste qui n'aide pas, car on craint plus encore ce qu'on méconnaît.
Eh oui, nous aussi on a peur. Peur que cela nous tombe dessus un jour. D'où vient la schizophrénie ? Comment... "l'attrape-t-on" ? Que faire, si l'on se retrouve atteint ? Tout cela est effrayant parce que nous sommes souvent bien en peine d'y répondre. Et parce qu'on ne voudrait pas devenir ce que sont devenus les personnages de "Tête de tambour".
A la peur, se joint bientôt la honte et la culpabilité. La honte de penser ainsi, la culpabilité de ne pas compatir avec ces malades. La difficulté à faire fi de nos impressions premières, de nos réflexes sociaux. De nouveaux sentiments qui ajoutent au malaise global lorsque l'on entre dans la dernière partie du livre.
La plus violente, et de loin, même si la violence est présente tout au long du roman, sous des formes différentes, anecdotiques, à l'image de la construction du récit qui s'attarde sur certains épisodes particulièrement frappants. Mais, dans cette dernière partie, on est au-delà de tout cela, parce qu'on a franchi tous les points de non-retour.
Et qu'on assiste au rejet de ces êtres par le corps social. L'enfermement, comme les déments envoyés à Bicêtre dans les siècles passés, mais aussi le suicide à petit feu auquel on assiste, celui d'un humain dont la routine, le quotidien n'ont rien à voir avec ce qu'on va appeler "la norme", encore ralenti par une médication qui ne guérit rien, mais rend plus impuissant encore (dans tous les sens du terme).
Il faudrait, pour parler de "Tête de tembour", évoquer longuement la question du corps, étroitement liée à celle de l'esprit. Comme si l'impossibilité de s'attaquer à l'esprit, siège de la maladie, imposait de se retourner contre le corps. Là encore, on peut parler de violence, de violence auto-infligée, comme on se morigène pour expier ses fautes...
Oui, "Tête de tembour" est un roman porté par une grande violence, qui va crescendo, oui, "Tête de tambour" est un roman dérangeant, qui place le lecteur dans un réel inconfort, tant vis-à-vis des personnages que de lui-même et de ses propres réactions. Mais c'est justement ce qui en fait une lecture salutaire, non édulcorée ni aseptisée, crue pour nous permettre la prise de conscience.
La schizophrénie, c'est ça, nous dit Sol Elias. Elle ne fait pas que nous le dire, elle nous le montre à partir d'un exemple qu'elle connaît bien, au sein même de sa famille. Sans rien cacher des conséquences qui ont frappé la famille, sur pratiquement cinq générations, si je compte bien, des dissensions et des ruptures que cela a entraîné.
Y compris a posteriori, comme si une épée de Damoclès demeurait en fragile suspension, là, au-dessus des vivants. Comme s'il s'agissait d'un virus endormi qui pourrait se réveiller, comme dans un film d'horreur. Le schizophrène et le zombi, même trouille paralysante, même crainte inacceptable. Et qui sait qui sera le suivant...
Au-delà des faits, il y a les choix de Sol Elias : la construction narrative, remarquable, parce qu'elle expose parfaitement les données du problème et place le lecteur face à ses contradictions. Parce qu'elle nous présente deux personnages hors norme, certes peu enclins à nous être sympathiques, mais forts et mémorables.
Il y a la narration elle-même, qui change selon le personnage que l'on a en face de nous. Trois fils narratifs et trois styles qui ne se ressemblent pas, jusque dans la transmission de l'effroyable chaos de la maladie qui avance, le bordel qu'elle met dans l'esprit et la vie du personnage. Jusque dans la violence, là encore, qu'elle fait jaillir, à chaque geste, à chaque mot.
Les mots, parlons-en, car il y a aussi la plume de Sol Elias, qui sert parfaitement son récit. Qu'il s'agisse de scènes descriptives, pour raconter les frasques de l'un, la chute libre de l'autre, les doutes pleins de désespoir de la troisième, ou d'autres scènes plus intérieures, le journal de bord de la descente aux enfers.
Sol Elias sait parfaitement raconter les scènes marquantes de la vie de ses personnages, avec des images fortes que l'on retient, mais elle sait également multiplier les formules qui font mouche. Qui font froid dans le dos, parce qu'elles sont l'expression d'une lucidité dont l'espace se réduit aussi irrémédiablement que le jour lorsque l'hiver approche dans les régions polaires.
Un premier roman plein de maîtrise, on sent que Sol Elias sait parfaitement où elle veut aller, et ça marche. Un premier roman qui nous attrape au passage et nous tabasse par sa justesse, sa rudesse. Le final est bouleversant, jusqu'à l'ultime chapitre, l'ultime scène, expression d'un espoir qui demeure et doit garder la primauté.
Parce que même si le poisson pourrit par la tête, il ne faut pas laisser le passé saboter l'avenir.
D'abord,il y a le style.L'auteur m'a embarquée tout de suite, avec en effet un réel plaisir de lire,un apport de sérotonine, mais aussi un brin d'adrénaline... Parce que la distance avec laquelle le personnage principal traverse la vie,son détachement,dérange. Il y a dans ce livre une finesse troublante dans la description de cette maladie dont le nom à lui seul suffit à éveiller des mythes divers et des relents de fake news: la schizophrénie. Mais il y a aussi la difficulté d'Etre,au sein de la famille et de la société.La rencontre ou l'impossibilité de rencontre de l'Autre,ce mystère qui fait que l'Autre peut nous être familier, avec une part de nous même que nous reconnaissons ou à l'inverse, étrange et étranger, avec une part de nous même que nous fuyons, écartons,loin, très loin, évitant toute compassion.
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