"Il va falloir un jour qu'enfin je me décide à lire les livres que, depuis trente ans, je conseille à mes amis de lire". (Sacha Guitry)
jeudi 16 août 2012
Cold War : affaire (pas tout à fait) classée…
Disons-le d’emblée : Erlendur Sveinsson, le flic créé par le romancier islandais Arnaldur Indridason, est nettement moins sexy que Lily Rush, héroïne de la série Cold Case… Mais, si je me suis permis d’emprunter le titre de cette défunte série télévisée, en le détournant un tout petit peu, c’est parce que « L’homme du lac », quatrième enquête d’Erlendur publiée en France (et disponible en poche chez Points Seuil), va puiser son intrigue dans un passé révolu, celui de la Guerre Froide. Une nouvelle fois, Indridason nous fait découvrir l’histoire, la géographie, la société, l’ambiance de son si étrange pays, et ça nourrit ma curiosité…
En 2000, un violent séisme a frappé l’Islande. Conséquence inattendue de ce tremblement de terre, le lac de Kleifarvatn voit son niveau régulièrement baisser, l’eau s’enfuyant par une fissure apparue au fond du lac… Une hydrologue qui vient régulièrement surveiller ce curieux phénomène géologique ainsi que la hauteur de l’eau.
Mais, en ce matin de printemps, si l’eau a effectivement encore nettement baissé, ce que la jeune femme va découvrir n’a pas grand-chose à voir avec la géologie. Plutôt avec la criminologie : un squelette affleure à la surface, un trou bien visible dans le crâne… Avec un flegme tout islandais, l’hydrologue contacte les autorités locales, qui la prennent pour une folle avant de se décider à venir constater qu’elle ne divague pas.
Aussitôt, on rappelle Erlendur, pourtant en vacances (oui, c’est possible !), afin de prendre l’enquête en mains. Celui-ci, qui s’ennuyait ferme à la maison, se rend aussitôt au bord du lac, où il retrouve ses collègues Sigurdur Oli et Elinborg. Un trio qui n’est pas au bout de ses surprises : lorsque la police scientifique parvient à dégager le squelette de la vase où il s’était enfoncé, Erlendur et les autres constatent que le corps a été lesté…
Un lest bien étrange, car c’est un appareil qui a servi à envoyer par le fond le corps de la victime (le meurtre ne faisant aucun doute pour les enquêteurs). Un appareil bientôt identifié comme un émetteur radio, de facture ancienne, datant sans doute des années 60. Et, sur sa surface, malgré une évidente tentative pour les effacer, des caractères qui ressemblent fort à des lettres de l’alphabet cyrillique…
Un émetteur ? De fabrication russe ? Datant des années 60 ? Voilà qui renvoie tout le monde à l’étrange époque de la guerre froide, dans laquelle l’Islande s’est retrouvé impliquée bien malgré elle, on y reviendra… Mais que voilà une curieuse affaire, car il n’y a aucun autre indice pouvant aider à l’identification du corps.
Commence alors une enquête délicate, puisqu’elle va s’orienter vers les milieux diplomatiques internationaux. Des administrations peu loquaces et qui ont bien changé depuis les années 60-70, près de 40 ans plus tôt… Plus de bloc de l’est, des secrets divers et variés, des ambassadeurs qui rechignent à ressortir quelque information que ce soit de la poussière.
De son côté, Erlendur a ouvert un deuxième champ de recherche : les personnes disparues en Islande à cette période supposée. La population n’est pas très importante, le fichier des personnes disparues a toujours été tenu avec soin dans ce pays où le suicide est, hélas, une pratique très courante. Et, parmi ces disparus, un va attirer irrémédiablement l’attention du policier, sans qu’il sache vraiment pourquoi, ou bien parce que la « veuve » du disparu lui fait grande peine.
Ce Leopold (en Islande, on s’appelle par son prénom), prénom rare en Islande, était un VRP spécialisé dans la vente de matériel agricole lorsqu’il a disparu sans laisser de trace en 1968. Mais, comment le relier au squelette du lac ? Voilà la difficulté à laquelle se heurte un Erlendur plus obstiné que jamais, toujours aussi obsédé par les disparitions inexpliquées, depuis que son frère a disparu dans la montagne islandaise, lorsque Erlendur avait 10 ans. Une blessure qui n’a jamais cicatrisé…
En parallèle à l’enquête, Indridason, comme il aime bien le faire, nous retrace petit à petit, le contexte qui a mené au meurtre, raconté par l’assassin lui-même (rassurez-vous, je ne dis rien, l’auteur non plus qui distille vraiment cette histoire à la perfection). On se retrouve à Leipzig, dans les années 50, dans une université est-allemande où les Partis Communistes d’une bonne partie du monde ont coutume d’envoyer leurs jeunes les plus prometteurs pour qu’ils reçoivent « à la source » le meilleur enseignement socialiste possible.
L’un de ces étudiants, un jeune islandais, va y découvrir la doctrine mais aussi l’amour, avec une étudiante hongroise. Mais, il va aussi entrevoir la société est-allemande naissante et son application si particulière et, disons-le, totalitaire, du socialisme au quotidien. En clair, il va apprendre (à ses dépens) que la RDA est un état policier, où tout le monde espionne tout le monde, où la moindre information qui ne suit pas à la lettre la ligne du Parti peut avoir des conséquences dramatiques. Et surtout, il va se rendre compte que ce modèle qu’on lui a tant vanté est bien loin de l’idéal socialiste d’égalité et de justice sociale qu’il défend ardemment depuis sa prime jeunesse… Désillusions qui vont aboutir, des années plus tard, à un meurtre.
Nous suivons l’évolution de l’enquête et le récit du tueur, mais nous entrons aussi de plain-pied dans la société islandaise et son Histoire. Figurez-vous que l’Islande n’a jamais eu de service de renseignements, autrement dit, il n’y a jamais eu d’espions islandais ! Et pourtant, l’Islande fut un site stratégique pour les deux superpuissances pendant la guerre froide, Américains et Soviétiques y envoyant force barbouzes se regardant en chiens de faïence. Les Etats-Unis y avaient même installés une de leurs principales bases militaires en Europe.
Alors, imaginez la tête d’Erlendur et de ses collègues quand ils se rendent compte que la piste la plus crédible est celle qui mène directement aux services de renseignements étrangers ayant évolué discrètement dans le pays pendant des années…
Et puis, pour les fidèles d’Indridason (mais aussi pour ceux qui le découvrent), la vie de famille, au combien compliquée, d’Erlendur tient une place importante dans l‘histoire. Sa fille est retombée dans a drogue et se montre plus incontrôlable et insaisissable que jamais, son fils, qu’il connaît à peine, puisqu’il a quitté brusquement leur mère quand les enfants étaient très jeunes, se rappelle soudain à son bon souvenir.
Côté sentimental, c’est aussi délicat : à la fin de sa précédente enquête, Erlendur a rencontré une femme (mariée) avec qui le courant est bien passé et cette relation platonique évolue lentement, non sans poser bien des interrogations au policier, taciturne et hermétique et donc, peu habitué à séduire et à être séduit.
Enfin, côté professionnel, Marion, celle que Erlendur pensait être son inamovible supérieure, se meurt, les poumons détruits par une consommation de tabac bien trop importante. Sans se l’avouer, Erlendur est touché par la vision de cette femme qui l’a embauché et qui n’en a visiblement plus pour très longtemps.
Le point commun entre ces trois situations, c’est la peur ancrée en Erlendur de devoir souffrir de nouvelles disparitions. Inquiet pour ses enfants, qu’il n’a pourtant jamais élevés, pour sa bonne amie, dont il cerne mal les intentions, et pour son ex-chef moribonde, le policier essaye d’exorciser tous ces désagréments en résolvant une enquête qui piétine. Mais qui lui permettrait d’identifier un disparu, au nom de tous les autres, passés, présents et à venir.
Mais Erlendur n’est pas le seul à se tracasser, pour une fois… Car, si Elinborg est sur un nuage après la publication à succès de son livre de cuisine, Sigrudur Oli connaît aussi une période compliquée… Il essaye d’avoir un enfant avec son épouse, mais celle-ci peine à tomber enceinte. Et puis, surtout, il reçoit à n’importe quelle heure du jour et de la nuit des appels d’un homme détruit par la mort accidentelle de sa femme et de sa fille. Cet homme est persuadé d’avoir causé leur mort, alors qu’il n’y est pour rien et sa culpabilité le ronge jusqu’à le rendre suicidaire. Impuissant à calmer cette angoisse, Sigurdur Oli a bien du mal à gérer cet homme, qu’il ne parvient pas à considérer complètement comme un importun.
« L’homme du lac », à tous les niveaux, est un roman sur la culpabilité, sentiment que ressentent tous les personnages clefs de l’histoire. Et, finement, Indridason s’intéresse à la manière qu’à chacun de gérer cette culpabilité. Avec un magnifique paradoxe en guise de dénouement : le meurtre qui les rassemble tous à distance, que ce soit les acteurs du passé comme ceux du présent, est le moyen qu’a trouvé son auteur de se soulager de cette culpabilité.
Une intéressante réflexion aussi sur l’idéalisme de la jeunesse. Ici, il touche à l’idéal communiste qui fit s’emballer nombre de jeunes tout au long du XXème siècle, mais le raisonnement vaut pour toute forme d’engagement. Les étudiants étrangers rassemblés à Leipzig sont d’une sincérité touchante dans leur engagement, leur volonté de changer la société dans laquelle ils ont grandi, de rendre le monde meilleur. Ils sont persuadés que l’idéologie communiste est le meilleur outil pour cela. Jusqu’à ce qu’il voit cet idéal tout théorique se confronter à la réalité.
Et là, il n’y a pas que les lendemains qui déchantent… En ce début des années 50, lorsque se noue le drame, les premières révoltes ont eu lieu derrière le rideau de fer. En RDA, elles ont été réprimées dans le sang par la police et l’armée. Et maintenant, c’est la Hongrie qui s’agite déjà, prélude à l’intervention soviétique de 1956. Mais surtout, les étudiants découvrent un pays en proie aux pénuries et à la pauvreté, un peuple apeuré, sans cesse sous la menace de sanctions terribles, vivant sous la peur permanente d’une dénonciation, y compris de la part de proches, un pays sans véritable liberté et surtout pas celle d’exprimer une opinion…
Pour les Islandais, comme pour leurs amis qui ne sont pas est-allemands, ce qu’ils voient en RDA ne ressemble pas du tout à la société qu’ils ont rêvée, bâtie pourtant, en tout cas en théorie, sur les mêmes bases idéologiques… Et, lorsque les évènements vont se précipiter et empirer, plusieurs d’entre eux vont perdre la foi qui les irradiait à leur arrivée à Leipzig…
Mais est-ce un mobile suffisant pour tuer ? Sans doute, si l’on en croit le nombre de personnes qui sont mortes pendant cette guerre froide… toutefois, l’être humain ne vit (et ne meurt) pas que d’idées. Ses sentiments sont nombreux, l’amour en tête, évidemment.
Et si, dans ce pays si froid qu’est l’Islande, c’était le feu de la passion qui avait poussé un brave homme au meurtre ? Une hypothèse hardie qu’il faudra prouver, cher Erlendur, à condition d’enfin de comprendre qui était « l’homme du lac » et le contexte qui a abouti à son immersion dans le lac de Kleifarvatn…
Un bon Indridason, dans la catégorie polar scandinave. Si vous n’aimez que les thrillers boostés à l’adrénaline, vous risquez de ne pas apprécier les enquêtes d’Erlendur. Pour les autres, vous le savez peut-être déjà, on tient là un des meilleurs auteurs de polars d’Europe, et peut-être même du monde.
Et une énième preuve (je radote un peu, non ?) que le polar est un genre parfait pour apprendre à connaître une société, un pays.
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