mardi 6 novembre 2012

« Allez, croissez et multipliez, et étendez votre empire sur la Terre » (Genèse, 9, 7).


Il y a quelques années, j’avais dévoré en 3 jours seulement un pavé de plus de 1000 pages dans son édition de poche. J’avais été emporté par la plume de l’auteur et par l’histoire de ce livre au point de ne plus pouvoir m’en détacher. Ce roman, c’était « Le Temps où nous chantions », de Richard Powers. Alors, lorsque le site PriceMinister.com m’a proposé de participer à ses matches de la rentrée littéraire, je n’ai pas hésité longtemps en voyant dans la liste le nouveau roman de cet auteur américain, intitulé « Gains » et qui vient de paraître aux éditions du Cherche-Midi (précisons que ce roman a toutefois été publié en 1998 aux Etats-Unis).


Couverture Gains


Clare. Un nom de famille presque banal. Mais Clare, c’est bien plus qu’un patronyme anonyme, c’est une marque, une marque prestigieuse qui doit sa renommée première à la fabrication d’un produit au combien important dans nos vies quotidiennes : le savon. Mais l’histoire de la société Clare n’a pas été un long fleuve tranquille depuis sa création en 1830 par les 3 fils de Jephthah Clare, Resolve, Samuel et Benjamin.

C’est cette histoire, longue de plus de 150 ans désormais que nous conte Powers dans Gains. Oh, je vous vois venir, 630 pages sur une usine de savon, euh, comment dire ? Ca sent plus l’ennui que la rose… Eh bien, détrompez-vous. Car, à travers l’expansion de cette petite entreprise familiale, c’est deux siècles d’histoire critique du capitalisme que nous propose Powers avec sa plume subtile et son formidable talent de raconteur.

Lorsqu’en 1828, le lucratif négoce maritime lancé 3 décennies plus tôt par Jephtah Clare entre la vieille Europe et la rutilante Amérique est stoppé net par l’instauration de lois protectionnistes , le patriarche voit ses efforts et son audace ruiné… C’est la fin d’une époque, celle d’un commerce devenu, grâce aux progrès de la marine et au courage de quelques explorateurs, international. Jephtah ne survivra pas à cet échec. Ses fils, eux, sans renier leur héritage, vont, au hasard d’une rencontre, faire basculer la destinée familiale : de commerçants, ils vont devenir manufacturiers.

La rencontre providentielle, ce fut celle d’un émigré irlandais, parmi la multitude qui choisit l’exil outre-Atlantique en ces années-là, pour le meilleur ou pour le pire. Celui-là, le dénommé Ennis, est un sacré débrouillard. Avec un vrai savoir-faire, il parvient à fabriquer des chandelles d’excellente qualité. Lorsqu’il vient, par hasard, frapper à la porte des Clare, ceux-ci flairent l’aubaine : saurait-il fabriquer aussi du savon, produit qui devient assez recherché en une époque où la prophylaxie et l’amélioration de l’hygiène ont le vent en poupe ?

L’Irlandais dit « banco » et, malgré des débuts difficiles, l’étrange attelage Clare/Ennis réussit finalement à lancer une manufacture de savon et chandelles qui a l’air de vouloir tenir la route. Mieux que ça, grâce aux connaissances en chimie de l’Irlandais, soutenues par le sens du commerce des frères, Resolve en particulier, et avec bientôt l’appui d’un ingénieur anglais, Jewitt, capable d’adapter et de perfectionner en permanence les machines servant à la production, « Clare » va bientôt devenir une entreprise prospère, leader dans le secteur du savon, proposant des produits naturels, de qualité, appréciés d’un public de plus en plus fidèle et n’hésitant pas à élargir, avec beaucoup de sagacité, sa gamme de produits.

Je ne vais pas vous retracer ici toute l’histoire de ce qui va devenir la société anonyme Clare, puisque c’est le fil rouge du roman. Mais, au fur et à mesure que les générations passent, nous allons assister à la métamorphose progressive de la petite entreprise familiale en un conglomérat transnational tentaculaire, touchant un grand nombre de secteurs économiques, mais principalement tourné vers la chimie de pointe, sans jamais perdre de vue ce qui a fait sa gloire, le savon et ses dérivés.

De l’entreprise ne comprenant que les 3 frères Clare et Ennis, on passe à une gigantesque société brassant des millions de dollars, cherchant en permanence l’optimisation des profits, la réduction des coûts de production (souvent au détriment des ouvriers et de leurs conditions de travail, phénomène amorcé dès la deuxième moitié du XIXème siècle, d’ailleurs), le développement de produits de synthèse moins chers à fabriquer que les produits à base de substances naturelles…

On entre dans les arcanes de la multinationale, découvrant ses stratégies, souvent assez cyniques en tout cas, toujours intéressées, même lorsqu’elles semblent en faveur des ouvriers (je pense à l’instauration de la participation aux bénéfices des ouvriers), la recherche de modes de distribution plus avantageux, jusqu’à carrément chercher à contrôler les circuits de distribution et supprimer le plus d’intermédiaires possibles, les politiques de promotion qui vont devenir peu à peu des stratégies marketing (saluons le génie de « Clare » et de ses dirigeants qui, tout au long de son histoire, sut utiliser les médias en plein essor, de la télégraphie jusqu’à la télé, sans oublier les journaux et la radio, évidemment, et même ce qu’on appellerait de nos jours le marketing direct, pour fidéliser sa clientèle mais aussi attirer de nouveaux consommateurs vers ses produits.

Mais, la société « Clare » de 1998 appartient-elle vraiment à la même veine que la manufacture de savons et chandelles créée par les 3 frères en 1830 ? N’a-t-elle pas, en cours de route, vendu son âme au diable ? Ou bien l’essence du capitalisme est-il finalement de perdre de vue à un moment donné ses objectifs, répondre aux besoins du public, pour ne plus se concentrer que sur l’accumulation de monstrueux profits avant tout autre chose ? Voilà la problématique que pose Powers dans « Gains », à la fois cours d’économie pratique et violente mais subtile critique de ce capitalisme qui a peu à peu perdu les pédales (et c’est sans doute la raison pour laquelle, alors qu’on voit sans cesse actuellement les ravages d’un capitalisme financier débridé, le Cherche-Midi a choisi de publier aujourd’hui ce roman publié il y a près de 15 ans en VO).

Et parce que la simple relation de la mutation de Jekyll en Hyde de la marque Clare ne suffit pas, Powers va appuyer son propos en entrelaçant dans le récit de l’histoire de l’entreprise, la vie d’une ménagère comme les autres, enfin pas tout à fait, Lauren Bodey. A 42 ans, cette mère de deux enfants, divorcée, agent immobilière plutôt efficace, vit paisiblement à Lacewood, Iowa. Ce lieu n’a rien d’anodin : c’est dans cette ville un peu perdue au milieu de nulle part, qui avait toujours vécu de son agriculture, que Clare choisit, à l’orée du Xxème siècle, de bâtir une de ses usines de pointe.

Depuis un siècle, Lacewood vit pour Clare, principal employeur local, dans un modèle proche mais différent du paternalisme à la française. Aujourd’hui, cette usine produit des engrais en grosse quantité. Mais la rumeur enfle : et si Clare, sous ses dehors proprets et ses actions philanthropiques visibles à chaque coin de rue ou presque, était en fait un producteur pollueur de la pire espèce qui empoisonnerait ses salariés, l’environnement alentour et, pourquoi pas ?, la population locale.

Alors que Lacewood bruisse de plus en plus de rumeurs évoquant des poursuites collectives à l’encontre de Clare, Lauren Bodey, qui, chose assez étonnante à Lacewood, n’a aucun lien avec l’usine d’engrais, apprend qu’elle souffre d’un cancer des ovaires. Une première dans sa famille, ce qui forcément, la surprend… Bientôt, nous allons suivre le combat terrible de cette femme contre la maladie, exposé avec à la fois un grand nombre de détails et de situations parfois pénibles pour le lecteur mais aussi  une grande pudeur de la part de Powers qui ne donne pas dans la sensationnalisme. Le froid réalisme des faits avant tout.

Et, peu à peu, alors que la maladie gagne du terrain, germe dans l’esprit de Lauren mais surtout de ses proches, son ex-mari et sa fille aînée en tête, que Lauren est peut-être une des victimes de Clare, que cette usine qui fit la prospérité inespérée de Lacewood pourrait être à l’origine de ce cancer… La vie tranquille de Lauren Bodey, jusque-là en parfaite adéquation avec le modèle américain typique, société de consommation à outrance, recherche de la satisfaction immédiate des besoins, peu d’attention portée à ce qu’on achète, ce qu’on consomme, ce qu’on mange, etc., va alors sensiblement se modifier, une méfiance va s’instaurer et le regard de cette femme malade sur la société qui l’entoure va s’infléchir. Pas au point de rejeter l’American Way of Life, mais au moins jusqu’à ce poser des questions profondes et sérieuses sur ce modèle de société qu’on  leur a finalement imposé depuis leur naissance…

Au-delà des deux histoires entremêlées, l’une passionnante, l’autre bouleversante, « Gains » s’en prend donc violemment mais sans débordement à ce capitalisme devenu incontrôlable et qui a oublié ses credo initiaux : faire du profit, certes, mais pour mieux le réinvestir dans le but de produire mieux, de meilleure qualité et pour répondre aux véritables besoins d’une population. Pas de fantaisie, pas de gadgets, à l’origine de l’aventure Clare, non, juste du savon, le meilleur savon possible pour permettre à ceux qui voulaient se laver de le faire dans les meilleurs conditions.

Bien sûr, parfois, les produits Clare connaîtront des revers, ont les critiquera, on mettra en doute leurs effets bénéfiques sur la santé, tant vantés par l’entreprise. Mais il faut mettre cela sur le compte de la méconnaissance scientifique que sur une véritable action malintentionné. Une distinction bien moins évidente quand on examine le cas Clare en 1998... A force de vouloir produire à la pointe, de toucher le plus grand nombre, de ramasser des dollars à la pelle, on propose une moindre qualité, des produits parfois potentiellement nocifs, on perd de vue la question de la santé du public pour privilégier non plus seulement la satisfaction des besoins existants effectivement, mais aussi la création artificielle de nouveaux besoins susceptibles d’ouvrir de nouveaux juteux marchés… Et dire que, lors d’une exposition universelle lointaine, le stand Clare avait choisi de raconter au public l’évolution parallèle de l’hygiène et de la prospérité !

Alors que pour les fondateurs de Clare et les membres de la famille qui leur succéderont un temps, le profit est avant tout fait pour être réinvesti, les dirigeants actuels, qui n’ont plus aucun lien avec la famille Clare depuis belle lurette, considèrent que le profit doit avant tout servir de dividendes aux actionnaires… Là où les Clare, s’ils n’allaient pas jusqu’à mettre la main à la pâte, contrôlaient cependant la totalité du processus de production et la gestion financière et stratégique de l’entreprise, prenant les décisions, agissant au mieux pour « Clare » et ses clients, les actuels dirigeants sont dépossédés de toute capacité décisionnaire, espèce de marionnette d’un conseil d’administration anonyme, tout juste bons à être agités devant les médias quand la situation l’exige…

Powers montre parfaitement que le changement n’est pas juste philosophique, si l’on peut employer ce mot. Non, c’est, je redis ce mot, une véritable mutation, quasi génétique, à laquelle on a assisté au long de ses années. Et pas sûr que Resolve, le plus capitaliste dans l’âme des frères Clare, encore moins le puritain Samuel qui a toujours voulu fuir les biens matériels, ou l’idéaliste Benjamin, plus scientifique et aventurier que gestionnaire, reconnaîtraient dans l’empire Clare de 1998 la société qu’ils ont créée.

Quant aux Bodey, longtemps ils pourront remâcher l’hypothèse selon laquelle Lauren a subi les effets néfastes de l’activité des usines Clare de Lacewood. Powers ne tranche pas la question de façon catégorique, peut-être aurait-il été, en cela, un peu trop moralisateur, mais la justice, sinon la science, tranche en fin de roman.

Mais comme Powers n’est pas à un paradoxe près dans ce sujet si complexe où le manichéisme est sans doute un peu facile, après nous avoir décrit une entreprise bâtie sur la volontés de ses créateurs d’améliorer l’hygiène et la santé de ses prochains qui finit par être accusée d’empoisonner ses concitoyens, il nous offre une fin en forme de pirouette, comme si, malgré tout, malgré les erreurs, malgré les critiques, malgré les peurs, l’histoire économique n’était qu’un éternel recommencement, une volonté loyale d’entrepreneurs courageux d’améliorer la vie, jusqu’à ce que ces belles idées soient dévoyées par la soif inextinguible de pouvoir et de richesse qui finit toujours, à un moment ou à un autre, par submerger l’homo soi-disant sapiens…


1 commentaire:

  1. Je compte m'y plonger très bientôt. Richard Powers m'a séduite avec Le Temps où nous chantions.

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