Il est des auteurs qu'on découvre, qu'on suit et pour lesquels on se réjouir de voir leur lectorat grandir. Par exemple, c'est le cas, en ce qui me concerne, de Delphine Bertholon, découverte avec "Twist" puis "l'effet Larsen" et qui connaît un joli succès avec son nouveau roman, le très énigmatique "Grâce", publié en grand format chez Jean-Claude Lattès. Un roman sur la famille et ses secrets si souvent inavouables, sur la mort et son omniprésence, sur la jalousie et ses dérives, sur le passé qui nous façonne tous, qu'on le veuille ou non...
Les fêtes de Noël 2010 sont proches. Comme chaque année, Nathan doit, avec ses jumeaux, Colin et Solline, se rendre dans le Beaujolais pour retrouver sa mère, Grâce, et sa soeur aînée Lise, pour quelques jours de vacances et de fête en famille. Enfin, fête, c'est vite dit ! Cette grande baraque entourée de vignes ne plaît guère à Nathan et de toute façon, depuis le décès de sa femme, Cora, morte en mettant au monde les jumeaux, il a perdu le goût de faire la fête. Avec Lise, qui n'a réussi ni sa vie sentimentale, ni sa vie professionnelle, et Grâce qui semble préoccupée, de toute façon, l'ambiance dans la maison familiale n'est guère propice à la fiesta...
Ce qu'ignore encore Nathan, c'est que c'est le passé qui s'est invité dans sa famille pour ces fêtes de Noël. Et pas seulement le passé, mais quelques désagréments plutôt... inquiétants. Le passé, c'est l'année 1981, année au cours de laquelle Thomas, père de Lise et Nathan, a disparu, quittant sa famille sans laisser d'adresse... Sauf que, quelques jours plus tôt, Thomas est revenu dans le Beaujolais. Il a brièvement parlé avec Grâce et a souhaité donner rendez-vous à ses enfants à Lyon dans les jours qui viennent...
Un choc, pour Lise comme pour Nathan, évidemment. Mais pour Grâce aussi, qui accuse manifestement le coup. Il faut dire que le départ de Thomas, près de 30 ans plus tôt, a été précédé d'une période d'implosion du couple qu'il formait avec Grâce. Une implosion dont le détonateur s'appelait Cristina, une jeune fille au pair polonaise accueillie dans la maison. Une jeune femme trop jeune, trop belle pour que sa présence reste anodine.
En parallèle avec le récit contemporain, nous apprenons petit à petit ce qui s'est passé en 1981, sous la plume de Grâce elle-même qui tint un journal intime de ces évènements douloureux. Plus qu'un journal intime, c'est une correspondance adressée à Thomas, des lettres qu'il n'aura jamais l'occasion de lire, où Grâce raconte ses états d'âme, la peur de perdre l'homme de sa vie, l'évidence qu'il y a une femme de trop dans cette maison, colère et jalousie en guise d'encre...
Ce n'est pas une règle, mais, grosso modo, on alterne une lettre, une scène en 2010. Ce qui permet à Delphine Bertholon de nous dévoiler au compte-gouttes ces deux récits parallèles, dont on se doute rapidement qu'ils finiront par se compléter. Et que l'un viendra éclairer l'autre d'un jour forcément sombre...
Car, le retour aussi inopiné qu'inattendu de Thomas est presque anecdotique au regard d'autres curieux évènements qui se produisent autour de la maison où Grâce et sa famille essaye de passer des fêtes de Noël les plus normales possibles, malgré une ambiance que seuls les jumeaux parviennent à entretenir... En effet, Grâce mais aussi ses enfants et petits-enfants vont, durant ces quelques jours entourant le 25 décembre, être le témoin de... comment dire ? D'agressions, d'apparitions menaçantes (un couteau planté au plafond de la chambre de Grâce, une couleuvre enroulée au pied de son lit...), autant de choses inexplicables qui ajoutent aux tensions déjà fortes...
Mais qui essaye de faire peur à Grâce ? Voudrait-on lui adresser un message afin qu'elle quitte cette maison dont elle n'a jamais voulu se séparer ? Et pour quelle raison vouloir ainsi effrayer cette femme âgée ?
Autant de questions que nous nous posons en même temps que les personnages présents dans cette maison, car si rien ne tourne au drame, le traumatisme est réel, les interrogations évidentes et les doutes croissent. Car sans explication rationnelle à disposition, forcément, on se met à cogiter, à imaginer qu'une sorte de magie noire est à l'oeuvre, comme si la famille était envoûtée, comme si la demeure familiale était hantée...
Voilà, les mots sont lâchés... Si dès les premières pages, qu'on soit en 1981 ou en 2010, on sent une atmosphère étrange, pesante, pleine d'une violence larvée et de culpabilités enfouies, on comprend rapidement que rien, dans la vie de cette famille a priori sans histoire, ne tourne plus rond. Qu'une menace plane sur ces fêtes de Noël, enfin, plus exactement sur les membres de cette famille, réunis dans cette maison plutôt isolée, une espèce de Manderley au milieu des vignes, un endroit qui, de nuit, en plein hiver, doit sembler moyennement accueillant... Un endroit que Nathan comme Lise n'aiment pas du tout, même pour y passer quelques jours. Devenus adultes, on découvre qu'ils ont littéralement fui ces lieux, essayant de convaincre, en vain, leur mère de faire de même. Mais Grâce n'a jamais cédé.
Et voilà qu'aujourd'hui, c'est comme si les cauchemars accumulés là par les uns et les autres se matérialisaient, les effrayant pour de bon... Des évènements qui coïncident avec le retour du père même pas prodigue (la scène des "retrouvailles" entre père et enfants est d'ailleurs très dure), comment pourrait-ce être un hasard ?
Delphine Bertholon, auteur de littérature générale (et je ne mets aucune connotation dans ce terme), fait une incursion aussi remarquable que remarquée dans le roman noir, jouant parfaitement sur les codes du fantastique pour entretenir la sensation oppressante d'un huis-clos hivernal que la trop forte chaleur du poêle de la pièce principal n'est pas la seule à rendre étouffant. J'ai déjà fait référence à Daphné du Maurier et à "Rebecca", en parlant de Manderley. Je ressens dans "Grâce" la même toxicité autour de cette maison, cette même sensation qu'un ou des spectres hantent les lieux. L'environnement végétal, lui, m'a rappelé une autre maison, plus grande certes, mais où il se passe aussi des trucs pas ordinaires, c'est peu de le dire : l'hôtel de "Shining", de Stephen King, un lieu qui pousse à la folie...
Et puisqu'on en est aux références, sans trop en dire pour ne pas révéler trop d'éléments capitaux, cette maison du Beaujolais m'a aussi fait songer aux romans de Tatiana de Rosnay, dans lesquels les murs sont souvent les témoins muets (mais pas sourds ni aveugles) des vies de ceux qui y vivent. Et, pour paraphraser un des titres de cette auteure, les murs ont de la mémoire, cela aussi, on le retrouve dans "Grâce".
Maintenant, cette ambiance glauque et qui s'assombrit (dans une époque comme dans l'autre) au fur et à mesure des pages ne pourrait pas s'installer sans les démons qui habitent les personnages. Pas seulement Grâce, dont les tourments se révèlent à nous au fil de sa correspondance secrète, mais aussi ceux de Nathan, narrateur de l'autre fil de la trame du roman. Car celui-ci ne nous raconte pas les faits à nous lecteurs invisibles, mais à sa défunte épouse, Cora, qui le hante (je ne radote pas, il n'y a pas d'autre mot possible, à mon avis, pour décrire cette étrange relation à sens unique).
Comme sa mère, qui écrivait à un époux absent, Nathan, lui, parle à une femme morte depuis 6 ans. Etrange parallèle... Mais surtout, cette incapacité de Nathan à se remettre du décès de Cora (attention, ne vous méprenez pas, je ne lui reproche rien, l'évènement en lui-même et les conditions dans lesquelles il s'est produit ont de quoi assommer pour longtemps l'être le plus solide et le plus équilibré !) fait que le récit des évènements de 2010 pâtit d'emblée d'une ambiance mortifère... Une ambiance forcément propice aux tensions et à la nervosité, que les évènements vont venir exacerber un peu plus.
Car ils sont fragiles, tous ces membres de la famille de Grâce, ils sont tous "borderline", pourrait-on dire, chacun à leur façon : Grâce, dont l'état de nervosité ne peut pas seulement être dû à l'émotion violente de revoir, brièvement, son ex-époux après 30 ans, mais par une accumulation de pics de tension sur un court laps de temps ; Nathan, l'inconsolable, à qui ces fêtes de fin d'année, synonymes de réunion familiale, rappellent encore plus cruellement l'absence de l'être aimé, tout comme la joie de ses enfants qu'il adore mais qui sont et resteront indissociables de son drame ; enfin, Lise, la plus secrète, puisque la seule qui ne s'exprime pas directement, mais qu'on sent, à l'approche de la quarantaine, désabusée, désenchantée, malheureuse, portant le fardeau terrible de l'échec qu'on semblait lui promettre dès l'enfance...
Pas étonnants, dans ces conditions, de les voir réagir au quart de tour aux épisodes inquiétants de ces quelques jours passés ensemble... Pas étonnant de voir les propres sentiments négatifs qui les habitent rejaillir sous l'effet de ces stimuli et faire vaciller le vaisseau familial dont les piliers sont lézardés depuis 30 ans...
Ah, la famille, parlons-en... Le thème des secrets de familles qui quittent soudainement leurs oubliettes (matérielles ou cérébrales) pour venir pourrir des existences plus ou moins tranquilles, est assez classiques. Mais la jeunesse de Lise et Nathan en 1981 joue un rôle dans leur compréhension des évènements passés, dans les souvenirs qu'ils en gardent, évidemment. Pourtant, eux aussi ont vécu ces évènements, sans doute moins violemment que Grâce, mais ils doivent bien en avoir gardé des traces, même inconscientes. A moins qu'ils aient tout oublié... Auquel cas, plus dure pourrait bien être la chute. Pour les enfants devenus adultes, comme pour Grâce elle-même...
Reste à comprendre le fin mot de cette, que dis-je ?, de ces histoires. Mais pour cela, il faut lire "Grâce", de Delphine Bertholon. Je n'ai pas forcément été aussi surpris pas le dénouement de ce roman que l'ont été certains de mes camarades lecteurs et/ou blogueurs, pour autant, je n'ai pas deviné cette fin avant de l'avoir sous les yeux. Disons que l'équilibre est juste, que cette fin apporte des réponses, certaines un peu plus attendues que d'autres.
Mais je veux aussi saluer l'exercice de style, évoqué un peu plus haut : ce jeu volontairement flou entre situations fleurant bon le fantastique et récit réaliste. J'aime beaucoup ce flou savamment entretenu, en tout cas quand il parvient à faire du lecteur un funambule perché sur un fil et ne sachant pas, en cas de chute, s'il tombera dans un fantastique d'allure assez sinistre... ou dans une réalité peut-être pire encore ! C'est ce plaisir de lecture que j'ai retrouvé avec "Grâce", parce que je me suis réellement posé des questions sur ce qui se passait ; j'ai phosphoré, échafaudé des hypothèses, cherché des passerelles entre passé et présent, fait mon Hercule Poirot de bazar, croyant collecter tel indice fondamental... Car, l'objectif était autant de découvrir le ou les coupables que de savoir si je devais rester dans ce monde bien réel ou m'aventurer dans des contrées plus baroques...
En cela, le contrat est rempli par Delphine Bertholon, une nouvelle fois. Je n'ai qu'une inquiétude : latent dans "Twist", omniprésent dans "l'effet Larsen", le thème de la mort prend ici une dimension qui fait froid dans le dos. Oui, je suis inquiet de voir une jeune femme autant obsédée par cette échéance, certes inéluctable, mais encore lointaine (touchons du bois !). J'ai l'air de plaisanter, mais j'ai vraiment été frappé par cela en lisant "Grâce", tout simplement parce que je me demande jusqu'où cette tendance peut aller...
Je ne veux pas vous effrayer, bien sûr, en insistant sur cet aspect, car "Grâce" est un bon roman écrit par une auteure qui confirme ses qualités de livres en livres. Si mon billet vous a intrigués, laissez-vous tenter, en espérant que vous rejoindrez les lecteurs que ce roman a satisfaits. Un groupe qui croît jour après jour, si j'en crois les commentaires lus sur différents sites ou blogs.
Lu et approuvé!!!
RépondreSupprimerUn très LONG billet.....Bien détaillé. Merci!!!
J'ai eu du mal à entrer dans le livre avec l'écriture à deux mains de Grâce et Nathan.Je suis allée lire des chroniques de blogs et ma lanterne s'est éclairée...Une bonne lecture, un style d'écriture fluide.
Aucun problème de ce côté-là pour moi, au contraire, cela m'a intrigué tout de suite et donc motivé à avancer pour comprendre.
RépondreSupprimerTon article est vraiment très alléchant. ça m'a donné envie de mettre la main sur ce roman.
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