Il y a 30 ans, disparaissait une des figures majeures de la science-fiction, Philip K. Dick. A l'occasion de cet anniversaire, J'ai Lu a décidé de publier de nouvelles traductions de romans de cet auteur-culte, dont son premier grand succès, "le Maître du Haut-Château", à la fois uchronie, roman choral et écrit introspectif. Cette nouvelle traduction est signée Michelle Charrier dont on dit qu'elle a essayé de rester au plus près du style originel de Dick. Je le signale d'emblée, surtout si des fans et des spécialistes passent par ici, c'est le premier roman de Dick que je lis, je ne suis pas un spécialiste de SF, je ne vais donc pas vous proposer un billet érudit, bourré de références ou une exégèse de l'oeuvre du maître (pas du Haut Château, de la SF ^^), mais un humble ressenti de ma lecture.
L'action se déroule au début des années 60 (le roman est paru en 1962), dans une Amérique divisée en 3 depuis la victoire de l'Axe lors de la Deuxième Guerre Mondiale. Depuis 1948, Allemagne nazie et Japon impérial se sont partagés le monde mais aussi le vaste territoire de ce qui furent les Etats-Unis : la côte est est territoire germanique, la côte ouest est sous contrôle japonais, seul le centre du pays a conservé son indépendance, mais on la sent fragile...
Mais il pourrait bien y avoir de l'eau dans le gaz entre les alliés d'hier. Des différences culturelles et idéologiques inconciliables qui pourraient remettre le fragile équilibre en question. La cruauté et l'intransigeance du régime nazi contrastent fortement avec le raffinement et la (relative) bienveillance des occupants japonais. De là à imaginer un nouveau conflit entre Allemagne et Japon pour des questions de suprématie tant idéologique que raciale...
Dans ce contexte, nous découvrons la vie pas toujours simple de différent personnages à San Francisco, donc en territoire japonais. Il y a Robert Chidan, un commerçant plutôt en vue auprès de la communauté japonaise. il tient une boutique d'objets divers et variés, des objets de collection, anciens, en lien avec l'histoire passée des Etats-Unis, armes, bijoux, artéfacts. Il profite ainsi de la passion des riches Nippons venus s'installer en Californie, pour les objets possédant une historicité, reflétant l'histoire et la culture américaines désormais au rancard.
On découvre Frank Frink, ouvrier habile, possédant un vrai savoir-faire dans la réalisation de petits objets mais qui vient de perdre son job dans une grosse entreprise... Juif mais cachant ses origines (même si, en zone japonaise, il ne risque en principe rien, les autorités impériales n'acceptant pas la politique raciale du Reich), on sent qu'il se cherche, tant au niveau personnalité qu'au niveau professionnel. En pleine remise en question, il va devoir faire des choix importants pour son avenir, quitte à se compromettre...
Côté japonais, il y a M. Tagomi. Haut fonctionnaire de l'Empire, en fonction à San Franciso, il fait partie de ces passionnés d'objets de collection. C'est même l'une de ses grandes préoccupations, pas seulement pas goût personnel, mais aussi professionnelle : la culture japonaise veut qu'on accueille ses hôtes avec le plus grand respect, la plus grande amabilité et un cadeau de bienvenue. Et pourquoi pas un de ces objets de collection, justement ?, se demande-t-il.
Car M. Tagomi attend un invité de marque : M. Baynes. Cet homme, assez mystérieux, arrive d'Europe, via ces nouvelles fusées qui permettent de traverser l'Atlantique en très peu de temps. Certes, il faut pour cela embarquer depuis l'Allemagne nazie. Pourtant, Baynes se présente comme travaillant pour un grand industriel suédois, pays neutre, qui vient à San Francisco proposer aux autorités japonaises un juteux contrat commercial. Une venue qui inquiète M. Tagomi, qui, pour rien au monde, ne veut perdre la face...
Et puis, il y a quelques personnages importants du roman qui, eux, ne vivent pas en Amérique occupée, mais dans cette portion laissé indépendante par les nouveaux maîtres du monde. A commencer par Juliana, ex-épouse de Franck Frink, professeur de judo qui semble, elle aussi, se poser des questions sur sa vie et la suite à lui donner... C'est en rencontrant dans un bar un certain Joe, routier échoué dans ce bled au pied des Rocheuses, qu'elle va trouver sa voie, si je puis dire...
Avant d'évoquer le dernier personnage que je veux mettre en lumière, il faut présenter les deux ouvrages dans le roman qui viennent cimenter cette histoire. D"abord, le Yi King, le livre des mutations, très ancien ouvrage de la sagesse chinoise qui a acquis dans cette société un rôle majeur : il semble que la plupart des citoyens, qu'ils soient Japonais ou Occidentaux acculturés, y aient recours avant de prendre la moindre décision. Le présage, sous forme de messages poétiques qu'il convient d'interpréter au mieux pour pouvoir les mettre en pratique, est censé être la meilleure option (à condition de bien les comprendre, évidemment...). Tagomi ou Frink, par exemple, y ont régulièrement recours et lui font une confiance aveugle...
L'autre livre porte un titre curieux, "Le Poids de la sauterelle". Un livre interdit dans le Reich, mais qui se lit partout sous le manteau et connaît un énorme succès dans tous les territoires que les nazis ne contrôlent pas. Un livre, ou devrais-je dire une uchronie, qui dresse un tableau du monde bien différent de celui que connaissent nos protagonistes. Car, ce sont bel et bien les Alliés qui ont gagné la guerre, dans ce roman, faisant s'effondrer le Reich. Et désormais, c'est un monde sous gouvernance anglo-saxonne qui s'est mis en place. Avec, à sa tête, un omnipotent Churchill, véritable tyran d'un monde qu'on devine pas si libre...
L'auteur de ce pamphlet, et voilà notre dernier personnage qui entre en scène, s'appelle Hawthorne Abendsen. Un homme très secret qui a la réputation de vivre reclus dans une immense maison sur un promontoire, afin de se protéger des menaces des nazis et de leurs affidés qui se débarrasseraient volontiers du romancier en même temps que de son oeuvre... Cette légende sur cet écrivain invisible lui a valu le surnom de "Maître du Haut Château" et beaucoup admirent son courage, fascinés par ce qu'il raconte dans son livre, comme si cette vision alternative allait finir par s'imposer à tous...
Voilà les pièces du puzzle que Philip K. Dick assemble ensuite non pas dans un roman d'action pur et dur, allant à 100 à l'heure, mais dans une ambiance intimiste, introvertie, marquée autant par les décisions des différents personnages et leurs interactions, que par les réflexions intimes qui les précèdent. Dick ne lésine pas sur l'italique pour mettre en exergue ces réflexions intérieures qui sont au coeur de son récit, comme autant de réflexions qu'il se ferait lui-même avant de les placer dans la bouche de ses personnages...
Et cet effet est tout sauf superflu, car, à la lecture de ce roman, trois idées forces m'ont frappé : l'omniprésence du faux, l'absence totale de futur ou de vision du futur et la solitude extrême de chacun des personnages, quand bien même serait-il accompagné... Avec, dans ce prodigieux jeu de miroirs installé par Dick, un évident pessimisme et une critique acerbe du monde (réel ?) dans lequel il vit...
D'abord, le faux. Eh bien, je suis navré de vous dire que presque tout ce que vous avez lu (avec courage) jusqu'ici est presque entièrement faux... En tout cas, s'il y a du vrai, il va se heurter à du faux à un moment donné. Cette facticité peut toucher aussi bien les personnages eux-mêmes que les faits, les objets qu'ils ont en main ou qu'ils veulent fabriquer... Même l'uchronie dans l'uchronie, en clair, ce que raconte "le poids de la sauterelle" est faux à nos yeux. Mais au final, l'univers de cette uchronie repose sur des faux-semblants qui vont tomber peu à peu, jusqu'à une révélation finale très puissante.
L'impression d'une absence de projection dans le futur n'est pas le moindre des paradoxes, dans un roman de SF... Pourtant, j'ai eu le sentiment qu'aucun des personnages ne se projetait vraiment dans le futur. Les décisions prises grâce aux oracles du Yi King sont des décisions à court terme, immédiates. Malgré la fragilité politique que l'on ressent par moments, il ne semble pas y avoir de vision alternative, ni de volonté de rébellion. Ou alors, là encore, ce sont des gestes à la portée immédiate, pas des remise en cause fondamentale du système.
Enfin, la solitude. Elle s'exprime, comme je l'ai évoqué plus haut, par ces monologues intérieurs récurrents, par des relations sociales et des sentiments réduits au strict minimum. Pas de concertation, puisque le Yi King est la voix de la raison. Une absence de confiance en autrui, justifiée, au final, puisque personne n'est vraiment celui qu'il semble être ou agit, volontairement ou pas, pour tromper l'autre...
Un monde angoissant, au final, oppressant, que l'hermétisme du style de Dick rend plus prégnant encore. Difficile d'avoir de l'empathie pour ces personnages qu'on cerne mal, qui sont comme des marionnettes dans un monde qui les dépasse. Ajoutez le côté "Arlésienne" d'Abendsen qui en fait un personnage mystérieux, intriguant, jusqu'à ce qu'on le découvre... et que le soufflé retombe, d'un seul coup.
Mais, ce que l'on découvre dans ce jeu de ping-pong entre l'uchronie de Dick, celle d'Abendsen dans le livre et notre réalité, ou plutôt, celle de l'époque de Dick (rappelons que le livre paraît en 1962, alors que le monde manque de peu de basculer dans le chaos nucléaire), c'est que la réalité est plus complexe qu'on ne le croit. Une question de point de vue, pour reprendre le titre de ce billet...
Bizarrement, en choisissant de mettre en scène un monde où le nazisme a triomphé, l'auteur nous envoie un message assez différent, paraissant fustiger une société américaine (et plus largement, mondiale) où, à l'image de tout ce qu'il nous montre dans le roman, la démocratie semble bien factice... Une façade de respectabilité pour un pouvoir qui oppresse les siens, une tyrannie dont beaucoup semblent s'accommoder, mais pas Dick.
Et même si la dénonciation semble forte, violente, le plus inquiétant, c'est de ressentir l'absence de perspectives alternatives, à part une volonté de dessiller les yeux de chaque lecteur et de lui faire comprendre que ce qui l'entoure, ce monde de paix et de satisfaction matérielle, où l'on se sent du côté des vainqueurs, certes, mais surtout, du côté des Gentils, est en fait une illusion qui se joue de lui.
Voilà pour mon analyse, je le redis, du Maître du Haut Château. Encore une fois, elle est celle d'un simple lecteur, pas un aficionado de SF ou de l'oeuvre de Dick. C'est pourquoi je tiens à saluer les éditions J'ai Lu pour cette réédition, agrémentée de deux annexes très intéressantes. D'abord, une postface de Laurent Queyssi, érudite, passionnante et pleine de pistes de réflexion. Ensuite, deux chapitres signés Dick et qui, je crois, restaient encore inédits en France jusqu'à maintenant.
Ces deux chapitres auraient dû être les premiers d'une suite au "Maître du Haut Château" que Dick a tentée d'écrire à plusieurs reprises sans y parvenir. Deux chapitres qui mettent en scène des hauts dignitaires nazis... Prometteur, sans doute, mais avorté...
Même si ce roman n'est pas d'un abord facile, même s'il demande au lecteur un effort certain de réflexion, même si toutes les réponses ou explications ne sont pas données explicitement, même si la fin peu apparaître comme une fin en queue de poisson, j'ai pris plaisir à cette découverte de l'oeuvre de Dick. Dans un domaine de la SF qui me convient sans doute mieux que bien d'autres de ses oeuvres, car l'aspect historique des uchronies me passionne plus que la SF plus futuriste.
Une entrée en douceur dans un univers très sombre, dans lequel j'ai eu du mal à apercevoir quelque lueur d'espoir... Peut-être est-ce aussi ce qui fait que je me sens en phase avec lui...
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