En l'occurrence, c'est d'une femme dont il sera principalement question dans ce billet, mais la citation de Junger lui correspond parfaitement. Voici un roman, un premier roman, même, qui a tout raflé en termes de prix, dont le Grand Prix de l'Imaginaire et le Prix Imaginales du meilleur roman francophone. Oui, nous sommes dans une littérature de l'imaginaire, la fantasy, pour être précis, avec ce roman "Chien du Heaume" (en poche chez J'ai Lu), signée par la très prometteuse Justine Niogret. Un genre qu'il m'arrive d'aborder même s'il est loin d'être mon genre de prédilection. Mais j'ai été, comme beaucoup, semble-t-il, conquis par la plume et l'univers très médiéval de Justine Niogret, un univers certes sombre et violent mais d'un grand romanesque.
Elle est mercenaire et on l'appelle Chien du Heaume. Elle loue donc son bras au plus offrant pour gagner sa vie et comme elle est toujours partante lorsqu'une guerre se déclare quelque part, elle a hérité de ce surnom. Mais sa férocité et ses compétences au combat qui lui ont valu le respect des autres mercenaires. Tout le monde l'appelle Chien du Heaume parce que personne ne connaît son nom exact, ni d'où elle vient, pas même elle. C'est d'ailleurs sa seule quête depuis la mort de son père : essayer de retrouver ses racines, sa famille, son nom. Elle a peu d'indices pour cela, alors, elle voyage au long des routes, espérant que quelqu'un puisse la renseigner ou l'aider dans ses recherches.
C'est ainsi qu'elle arrive sur les terres de Bruec, dit le Chevalier Sanglier, seigneur du Castel de Broe; Et c'est justement en rencontrant ce valeureux personnage qu'elle va faire une découverte capitale. Chien du Heaume est connue pour avoir pour arme de prédilection une hache ornementée qu'elle manie mieux que personne et avec laquelle elle fait des ravages dans les rangs adverses. Or, lors de sa première rencontre avec Bruec, elle est surprise de découvrir que le seigneur possède une hache ressemblant étrangement à la sienne.
La coïncidence est trop énorme pour en être une et la jeune femme espère bien connaître l'origine de cette arme, qui a forcément un lien avec son père, précédent propriétaire de la hache avec laquelle elle combat aujourd'hui. C'est donc pour suivre cette piste qu'elle accepte d'entrer au service du sanglier et de s'installer au Castel de Broe, le temps d'éclaircir cela.
Mais les hivers sont longs et très rigoureux sur les terres du Chevalier Sanglier, imposant à tous de se calfeutrer chez soi, y compris au Castel, rendant les routes impraticables et les communications impossibles. Alors, Chien du Heaume doit patienter au milieu des acolytes de Bruec, d'autres courageux guerriers que l'hiver contraint à l'ennui, un ennui combattu par la bombance et des spectacles donnés par des artistes ambulants.
Elle est là une des rares femmes du Castel avec la maîtresse des lieux, Noalle, l'épouse de Bruec. Si Chien du Heaume, la vingtaine, possède un visage plutôt disgracieux et un corps modelé par la guerre et engraissé par les excès hivernaux, Noalle est une enfant ravissante. A 9 ans, elle pourrait être la grâce incarnée si, dans son étrange regard vert, ne brillait une inquiétante lueur et si, dans son coeur, ne cessait de croître une sourde rancoeur à l'encontre de son époux et de ses proches, rancune nourrie par un profond ennui.
Dans la promiscuité du Castel, pendant cet hiver interminable, l'inimitié profonde entre la mercenaire et la fillette va aller crescendo. Noalle serait-elle jalouse de Chien du Heaume ? Impossible, si dit la jeune femme, inquiète par la cruauté de l'épouse du Sanglier qu'elle ressent et dont elle est même témoin. Une cruauté dans laquelle la gamine semble trouver un exutoire.
Lorsqu'enfin les beaux jours vont revenir et qu'on va pouvoir remettre le nez dehors, Chien du Heaume va se mettre en quête, sur les indications de Bruec, de renseignements sur son père et sur les origines de celui-ci. Car, parti sur les routes avec lui dans sa prime jeunesse, la jeune femme n'a plus que de vagues souvenirs de son enfance, de sa mère, et encore moins d'où elle a passé cette période.
Des pistes qui s'avèrent parfois être des impasses, ou reviennent toutes vers Bruec, qui n'a peut-être pas tout dit à Chien du Heaume. Mais ces pistes vont parfois aboutir, comme celle menant à Regehir, ancien mercenaire devenu forgeron, le faciès défiguré par la croix de fer rougi au feu qu'on lui a appliqué sur le visage en guise de punition. Regehir reconnaît avoir fabriqué la hache de Bruec, d'après les souvenirs qu'il avait de la hache du Chien du Heaume, vue lorsqu'il combattit aux côtés de son père.
Regehir va, le premier, lui parler de ce père, lui donner beaucoup d'informations pour aider la jeune femme, sans pour autant lui en donner de décisives, mais peu importe, c'est un début. Et Regehir de suivre la jeune femme jusqu'au Castel de Broe où il va rejoindre la troupe de Bruec et y établir une forge. Lui aussi a la nostalgie du passé, lui aussi est dans l'attente de nouvelles lui permettant de retrouver un bonheur passé.
Mais, l'hiver est de nouveau là. Et il reviendra encore... Chien du Heaume continue les rencontres de personnages marquants, comme Iynge, jeune apprenti chevalier venu s'aguerrir aux côtés de Bruec et de ses hommes. Le garçon, presque encore adolescent, est d'une beauté inouïe, mais d'un caractère mystérieux dans lequel on sent une certaine violence. Son charme va envoûter Noalle, qui troquerait bien l'époux qui la délaisse pour cet attirant jeune homme... En vain.
Il y aura aussi l'étrange et effrayant Chevalier Salamandre. Il semble emmuré dans son armure, qui le recouvre de la tête jusqu'au bout de chacun de ses membres, comme une seconde peau. Jamais il ne l'enlève, pas même le heaume, en forme de salamandre et qui semble... vivant à ceux qui sont confrontés au chevalier. Ce personnage, c'est une espèce de grande faucheuse dont le sinistre capuchon noir a laissé sa place à l'armure et la faux, à une épée dont il ne fait pas bon taper du fer. Malheur à celui à qui il s'adresse, c'est sans doute que son destin est déjà scellé.
Citons encore Bréhyr, autre femme mercenaire, elle aussi, semble-t-il, lancée dans une quête sans fin à laquelle elle a choisi de se consacrer pleinement. Le récit qu'elle va faire de sa naissance fait froid dans le dos. Chien du Heaume, sans doute, retrouve-t-elle beaucoup d'elle-même dans Bréhyr, dans leur vocation guerrière, leur volonté de fer de parvenir coûte que coûte au bout de leurs quêtes respectives. Mais il y a une différence qui, certainement, les séparera toujours : malgré un destin scellé dans le sang dès le jour où elle est né, Bréhyr possède un nom...
Entre sa quête, ces rencontres qui, toutes, vont la marquer de différentes façon, sa rivalité croissante avec une Noalle qui voudrait la voir disparaître, son découragement aussi, la vie de Chien du Heaume n'est pas de tout repos. Et si la mercenaire a le cuir dur, épaissi par tant de combats, rien ne dit qu'elle ne va pas, sur le tard, découvrir une palette de sentiments, pas forcément que des sentiments positifs, que, jusque-là, elle n'avait guère eu l'occasion d'éprouver.
Cela suffira-t-il à l'apaiser ? Une fois des réponses apportées à sa quête, saura-t-elle aller au-delà de ce désir d'identité pour enfin regarder vers l'avenir ? Rien n'est moins sûr, car même si, au fil du récit, on s'attache au personnage de Chien du Heaume, il y a dans sa vie aussi de longs hivers qui la paralysent, l'empêche d'envisager avec sérénité un avenir plus confortable...
A vrai dire, "Chien du Heaume" pourrait presque apparaître comme un roman médiéval, même s'il contient quelques épisodes aux dimensions fantastiques qui justifient son classement en fantasy. J'ai évoqué le chevalier Salamandre ou encore la fantasmagorique naissance de Bréhyr, mais on peut également évoquer la malédiction aux relents de magie noire qui frappe Orains, le premier que Chien du Heaume va chercher à rencontrer sur les conseils de Bruec.
Pourtant, le terme de roman médiéval ne me paraît pas le plus adéquat. J'ai eu l'impression que Justine Niogret réinventait la chanson de geste. Bien sûr, on est en prose, pas en vers, comme dans la tradition médiévale, mais j'ai eu l'impression au long de ma lecture d'entendre la voix d'un troubadour me conter la légende de Chien du Heaume, et c'était comme si j'assistais à une veillée au coin du feu, pendu aux lèvres du conteur, sursautant aux rebondissements et suivant l'héroïne pas à pas dans sa quête.
"Chien du Heaume" est un livre âpre, violent, sombre, froid comme les hivers qui lui servent longuement de décor. Le tout servi par une plume remarquable, incisive, clinique, presque désincarnée mais pas sans passion. Amusant de lire, en fin d'ouvrage, les commentaires de Justine Niogret, rappelant qu'elle est drôle dans la vie et nous offrant un lexique des termes médiévaux dans un style très différent, plein d'humour. Car, de l'humour, des moments où la tension se relâche enfin, dans "Chien du Heaume", il n'y en a pas. Même quand on fait ripaille chez Bruec et que l'on consomme de l'alcool plus que de raison, c'est d'abord pour tuer le temps et l'ennui, pas pour le plaisir de la convivialité.
Car, pour moi, le thème central de "Chien du Heaume", c'est la solitude. Tous les personnages, qu'ils soient "gentils" ou "méchants" (je mets toujours des guillemets à cette distinction un peu simpliste), m'ont paru effroyablement seuls, une solitude dont, je le pense, ils ne se dépareront jamais jusqu'au jour de leur mort. De Chien du Heaume elle-même, on sait qu'elle est une remarquable combattante au sein de régiments de mercenaires, mais jamais dans le récit, on ne sent cette solidarité des soldats au combat. Les combats sont soit des duels, soit des assauts où règne le chacun pour soi.
En outre, sans identité véritable, sans famille ni véritable ami (ne parlons même pas d'amour, tant ce sentiment semble éloigné des préoccupations de la mercenaire), ne comptant vraiment que sur elle-même dans chaque action du quotidien, ayant aussi pris l'habitude de cette vie solitaire, on voit mal Chien du Heaume quitter ce schéma... Pourtant, en fin de récit, on se demande si elle ne s'est pas enfin trouver, si ce n'est une famille, en tout cas quelque chose qui pourrait y ressembler. Un espoir fugace vite refroidie, sans mauvais jeu de mots, ou du moins, renvoyé aux calendes grecques.
Bruec, Noalle, Iynge, Regehir sont tous terriblement seuls et en souffrent, chacun à leur façon. Seul Bruec, dans son rôle de seigneur, peut s'entourer d'une assemblée nombreuse, mais on sent bien que c'est artificiel et que cela ne soigne le mal que superficiellement. Les autres y font face avec dignité, comme Regehir, avec violence, comme Noalle, ou en secret, comme Iynge, dont le mystère perdure encore dans ma mémoire, quelques jours après avoir fini ma lecture.
Cette solitude qui imprègne chaque ligne, chaque page, chaque histoire individuelle racontée par Justine Niogret au cours du roman, ajoute au côté dramatique du récit, à la tension que j'évoquais plus haut et qui ne redescend jamais vraiment. "Chien du Heaume" est plein de désespoir, de pessimisme, comme si toute vie, aussi remplie soit-elle, était finalement totalement inutile. La seule note d'espoir vient d'un religieux, intéressant paradoxe, car la religion n'est pas épargnée dans le roman, un religieux qui saura remettre Chien du Heaume sur pieds, la sortir de son doute et de son découragement et même lui faire voir le monde qui l'entoure d'un autre oeil.
Un regard sur cette nature qui nous entoure, sur la beauté du monde si l'on sait le regarder avec les yeux du coeur, avec son âme. Hélas, cette conversion, si je puis dire, sera éphémère, vite refoulée par la colère qui va s'emparer inéluctablement de la jeune femme...
Et puis dernier point que je voudrais aborder, c'est l'animalité, très présente dans le roman de Justine Niogret. J'ai brièvement cherché, il n'y a pas d'antonyme à "anthropomorphisme", tant pis, on fera sans... Mais, plusieurs personnages sont identifiés par un animal dans le roman. Chien du Heaume elle-même, évidemment, j'ai cité le Chevalier Sanglier et le Chevalier Salamandre, on croise aussi un loup et un bouc. Là encore, un bestiaire, si j'ose dire, qui, globalement, ne véhicule pas que des images positives, mais des croyances et des superstitions plutôt sombres.
Mais je me suis demandé surtout pourquoi, alors qu'il n'est pas question d'un quelconque chamanisme ou de pratiques liant l'homme et l'animal, ce qu'avait voulu dire l'auteure avec de telles associations... Et si, tout bêtement, pardon pour ce mot, c'était une manière de mettre en exergue l'animalité, la sauvagerie de l'homme dans un contexte global d'une grande violence ?
Je ne vais pas entrer dans une explication presque psychanalytique qui serait fastidieuse et pour laquelle je ne suis pas compétent. Non, laissez-moi juste dire que j'ai adhéré à l'univers très sombre de Justine Niogret, à son écriture riche et parfois austère mais ni prétentieuse, ni ennuyeuse. Cette Chien du Heaume a la force et la puissance de ces personnages qui restent en mémoire longtemps, qui continuent à vivre bien après la fin de la lecture.
C'est curieux car je suis d'accord avec tout ce que tu dis de ce texte et pourtant, je ne l'ai pas apprécié, m'ennuyant souvent dans cet univers trop sombre et trop "solitaire", avec une fin décevante à mon goût.
RépondreSupprimerQu'en as-tu pensé justement de cette fin ?
Pour moi, elle est cohérente, ça ne peut pas bien se finir. Comme je le dis, j'ai le sentiment que Chien du Heaume a peut-être trouver ce qui ressemble le plus à une famille, mais, sans spoiler le roman, les évènements la rendent impossibles. "L'hiver le plus long du monde", écrit Justine Niogret. Rien ne garantit que Chien du Heaume retrouvera ce qu'elle a connu avant et qui lui a donné une sensation de foyer. Rien non plus ne prouve que les évènements qui se sont déroulés au Castel n'aient pas de conséquence néfaste. Pour moi, c'est une fin pessimiste qui cadre avec l'ensemble du livre.
RépondreSupprimerLa fin ne m'as pas perturbée outre mesure : c'est un bout de la vie de Chien qui se déroule sous nos yeux, et l'on sait qu'elle sera longue et encore pleine d'aventures. Cette fin n'en est pas une, et d'ailleurs un roman intutulé "Mords le bouclier", si je ne m'abuse, y fait suite.
RépondreSupprimerPour répondre à ton interrogation sur les animaux, je n'apporterai pas un élément définitif, mais j'ai envie de mettre mon point de vue. Je pense qu'on peut y voir une résurgence calculée d'une littérature mythique, telle que tu en parles plus haut avec la chanson de geste. Arthur n'était-il pas surnommé le Sanglier de Grande Bretagne ? Son nom lui-même est tiré du latin Art évoquant l'ours. Et je pense que dans des contrées encore plus septentrionales, les berserkirs nous fournissent de superbes exemples d'hommes-animaux. De chamanisme peut-être point mais des "animaux totem" sans doute un peu, sensés caractériser les personnages par des traits de personnalités forts empruntés au règne animal, tel que cela se faisait dans les temps anciens et dans de nombreuses contrées (oui, ça me donne des envolées lyriques, ce genre de roman ^^).
Quant à la fantasy, je l'ai trouvé habilement distilée pour laisser ce goût d'incertitude propre aux légendes anciennes ^^ bref, j'ai bien apprécié cette lecture, tout en étant mitigée car on est loin des épiques envolées romantiques des sagas comme came of Thrones ou la Belgariade ^^
Je mets en lien sur mon nom ma propre chronique, pour les curieux ^^