Qui n'a pas entendu parler de la route 66 ? Un ruban de bitume long de près de 4000 kilomètres, reliant Chicago à Los Angeles et passant par huit Etats américains. Un route qui n'en est officiellement plus une depuis 1985 mais qui conserve une incroyable aura dans le monde entier, au point que nombreux sont ceux qui continuent à y voyager de toutes les manières possibles. C'est sur cette route que Sophie Loubière a choisi de situer son nouveau roman (je ne dis pas thriller, comme sur la couverture, pour moi, c'est un roman noir...), "Black Coffee", publié en grand format au Fleuve Noir. Une enquête entre deux époques, la première où la route 66 était encore une importante voie de circulation, et la seconde où elle est devenue une sorte de musée à ciel ouvert, une nostalgie entretenue par quelques excentriques et collectionneurs... Sophie Loubière nous emmène avec elle dans un road-trip sombre et tourmenté, que je vous présente aujourd'hui.
Il fait une chaleur étouffante en cet été 1966 quand une Ford Mustang jaune s'arrête à Narcissa, un hameau plus qu'une ville, situé dans l'Oklahoma, que traverse celle qu'on appelle la Mother Road, la route 66. L'homme qui en descend va entrer dans une maison et, sans raison apparente, s'en prendre à la famille qui vit là, une femme, ses deux jeunes enfants et la soeur de la maîtresse de maison, enceinte et bientôt à terme.
L'homme reparti, on trouvera dans la propriété de la famille Blur deux cadavres et deux membres de la famille grièvement blessé (sans oublié le chien Clyde qui, par son comportement héroïque, a sans doute empêché le bilan d'être plus lourd). Seuls Nora, la mère de famille, et son fils de 8 ans, Desmond, ont survécu. Mais Nora a laissé sa raison dans ce drame, elle ne sera plus jamais la même et la relation entre Desmond et son père, absent au moment de l'agression, iront sans cesse en se dégradant au fil des années, au point qu'ils ne se parleront plus pendant de longues années. Exacerbation des culpabilités...
Jamais, jusqu'à la mort de Benjamin Blur, le père de Desmond, les deux hommes ne sauront se parler l'un, l'autre pour essayer de partager leur douleur. Et c'est en grande partie dans ce drame que Desmond Blur va construire une remarquable carrière de journaliste (avec un prix Pulitzer à la clef) puis de professeur, consacrée aux histoires criminelles.
Quarante ans après ce drame resté inexpliqué (la thèse retenue est celle d'un coup de folie ayant frappé un voyageur transitant par la route 66), une famille française, les Lombard, a choisi pour ses vacances de traverser les Etats-Unis par la Mother Road. Pierre Lombard et sa femme, Lola, sont accompagné d'Annette, fille adolescente de Lola, et de Gaston, un môme de 4 ans, très excité, c'est peu de le dire, par cette virée américaine.
Le périple touche à sa fin, les Lombard sont entrés en Californie quand le taciturne Pierre se volatilise soudain... Il devait aller dans un pressing laver le linge sale de la famille (au sens propre), mais, ne le voyant pas revenir, Lola s'y est rendu à son tour et n'y a trouvé que le linge... Qu'est-il advenu de Pierre Lombard ? Mauvaise rencontre, fuite volontaire, tout reste envisageable et la police locale ne semble guère préoccupée, tout du moins, pas tant que le Français a sur lui un visa touristique en règle...
C'est dont seule avec ses deux enfants que Lola rentre en France, entamant une période difficile, tant sur le plan émotionnel que financier. Sans oublier une grande colère envers ce mari, ce père, qui, elle en est sûre, a pris la fuite, les a abandonnés en terre étrangère, sans un mot d'explication. Une colère qui ne va pas se calmer quand, 3 ans après la disparition de Pierre, celui-ci appelle Lola, qui vit difficilement à Nancy.
Il l'appelle d'un bar situé en Arizona et lui annonce, dans le brouhaha ambiant, qu'il va lui envoyer un courrier, qui paraît revêtir à ses yeux une grande importance, tandis que, pour Lola, toute à sa colère et souhaitant avant tout officialiser leur divorce, cela paraît anodin. Elle ne le sait pas encore, mais ce qu'elle va recevoir va bousculer toute son existence et celle de ses enfants, par la même occasion. Car ce que contient ce courrier est tout sauf anodin...
Mais, ce contact va pousser Lola à reprendre l'avion, direction l'Arizona. Elle veut absolument retrouver Pierre, ou au moins une trace pouvant permettre de remonter jusqu'à lui. De Pierre, elle ne va retrouver, curieusement oublié, que le courrier qu'il lui destinait. Une espèce de journal, rédigé sur un cahier de l'écriture de Pierre. Celui-ci y retrace l'incroyable et anonyme itinéraire d'un homme qui affirme avoir tué régulièrement et pendant des dizaines d'années tout au long de la route 66...
Lorsqu'elle revient sur la route 66, presque un an plus tard, à l'été 2011, cette fois, accompagnée d'Annette et Gaston, ce n'est plus vraiment dans l'espoir de retrouver Pierre, quelque part dans un des villes fantômes que traverse la route, mais pour alimenter un blog que la mère et la fille ont créé à partir des informations trouvées dans le cahier.
Un blog que va remarquer le professeur Desmond Blur. Depuis la mort de son père, en 2010, il s'est plus ou moins retiré des affaires et a quitté Chicago, où il a fait la majeure partie de sa carrière, pour Sedona, dans l'Arizona, où il ignorait encore il y a peu que son père vivait... Le blog des Lombard excite la curiosité du journaliste et universitaire, car, si ce récit a la moindre réalité, il y a là une affaire criminelle incroyable, passée inaperçue pendant des décennies, aux yeux des autorités comme de la presse. L'odyssée d'un tueur en série à la discrétion sidérante, au point qu'aucun de ses crimes n'a même été reconnu comme tel...
La rencontre entre Lola Lombard et Desmond Blur est inévitable. Plus encore lorsqu'une hypothèse se met à grandir, grandir : et si les membres de la famille Blur avaient été les premières victimes de ce tueur invisible qui a choisi pour terrain de chasse une route dont l'activité a sans cesse décru avec les années ? Mais, prouver cela ne sera pas une sinécure, tout comme la vérification des crimes revendiqués par le tueur dans le cahier de Pierre Lombard. Quant à identifier le tueur, n'en parlons même pas...
Et, comme elle semble l'avoir fait depuis 45 ans, la route 66 va continuer à protéger celui qui tue à ses alentours... Car, même en voie de désertification, "faire" la route n'est jamais de tout repos et le voyage est plein de surprises. Des bonnes, mais aussi, quelquefois, des mauvaises. Lola et Desmond vont en faire l'amère expérience, leur enquête souvent freinée par des événements qui, paradoxalement, sont le fait du hasard, et non de la volonté du tueur de fabriquer des fausses pistes...
Je n'en dis pas plus sur cette enquête au long cours, pleines de rebondissements et de cahots (chaos ?). Mais nous n'allons pas nous quitter ainsi, rassurez-vous. Nous allons poursuivre le voyage avec un regard différent, comme vous en avez l'habitude sur ce blog. En développant quelques thématiques fortes qui me sont apparues au cours de ma lecture.
On commence par le parallélisme entre les deux familles. A 40 ans d'intervalle, la route 66 est le dénominateur (j'ai failli écrire détonateur...) commun entre l'implosion de deux familles sans aucun lien entre elles. Evidemment, dans le cas des Blur, c'est un drame atroce qui a fait voler en éclats l'unité familiale. Mais l'impossibilité de Desmond de se réconcilier avec son père, conséquence directe de l'agression, a des points commun avec l'abîme qui s'est creusé, en quelques milliers de kilomètres, ou peut-être dès avant leur départ sur la route 66, entre Pierre et Lola Lombard.
Que ces destins douloureux se rejoignent là où ils ont été marqués du sceau du malheur est somme toute assez logique. Que ce soit depuis 1966 ou depuis 2007, la Mother Road est devenue, consciemment ou non, une obsession tant pour Desmond Blur que pour Lola Lombard. Ces deux personnes semblent même comme aimantées par la route, là sont apparus leurs problèmes, là ils pensent devoir les résoudre...
Mais en fait, "Black Coffee" est une tragédie, au sens théâtral du terme. Une tragédie contemporaine qui emprunte beaucoup à celles de l'antiquité. Car ce roman repose sur une mythologie contemporaine, celle de la route 66, on va y revenir. Une véritable unité de lieu, malgré la longueur de cette étrange scène... Pour le temps et l'action, évidemment, on sort des codes classiques, même si, au final, les deux histoires vont de rejoindre en un même lieu et une même journée pour un dénouement pour soldes de tous comptes, ou presque...
Et puis, il y a un autre éléments qui rappellent les tragédies antiques, comme classiques : l'omniprésence du hasard, évoquée plus haut, déjà. On n'est pas à proprement parler dans le recours au deus ex machina, d'abord parce que les interventions du hasard entravent la progression des protagonistes plus qu'elles ne les aident, ensuite parce qu'elles les mettent même par moments sérieusement en danger... Mais le hasard va jouer aussi un rôle crucial dans le dénouement de l'histoire, qui, à un détail près, le genre de truc qui n'arrive toujours qu'aux pires moments, la broutille qui pourrit la vie, aurait été complètement différente...
Un hasard, et là, je vais me faire quelques amis, je le sens, qui, dans le livre, intervient aussi régulièrement sous une forme originale : chaque tête de chapitre est un horoscope, le signe zodiacal et ces brèves sentences censées donner une idée de ce que sera la journée et qu'on retrouve souvent dans la presse écrite. On en revient au côté tragédie du livre : et si les Parques dirigeaient les existences de chacun des personnages au gré d'un scénario déjà tout écrit qu'on appelle le destin ?
Reste cette route si fascinante encore aujourd'hui. Pendant 60 ans, elle a été un axe majeur, incontournable, presque. Une vie intense s'y déroulait, y créant une riche activité économique. Mais, peu à peu, tout cela s'est tari, au point que la route 66 a été déclassée dans les années 80. Cela a sans doute précipité un peu plus la désertification des petites villes traversées par la route et qui ne vivait que grâce à elle, comme des organes alimentés en sang par une artère.
Lorsque les Lombard, puis Lola et ses enfants, arpentent la route 66, elle a irrémédiablement changé. On y fait une espèce de pèlerinage et le voyage vaut surtout par sa traversée du continent nord-américain. Mais, on y traverse plus que des villes fantômes qui rappellent, à leur façon, ces villages abandonnés après la ruée vers l'or et qui furent des décors parfaits pour les westerns. Dans "Black Coffee", on a même un tumbleweed, pour reprendre le terme américain, cette plante qu'on appelle en français "virevoltant" et qu'on voit souvent traverser les rues principales des villes fantômes du Far West.
Lorsque l'enquête ne fait que balbutier, que tout le monde se demande si les faits racontés dans le cahier et retranscrits par Pierre Lombard ont un quelconque fond de réalité, on se demande si Lola et Desmond ne se lancent pas à la poursuite d'un fantôme, d'une légende urbaine, d'un personnage fictif créé par le bouche à oreille et agrégeant les rumeurs en tous genres nées au long de la route. Une sensation accentuée par un tableau que découvre Desmond Blur par hasard (eh oui, encore lui !) et censé représenté ce mythique tueur de la route 66, dont personne n'a pourtant jamais soupçonné l'existence...
Bien sûr, il y a encore de la vie au long de la route 66, après tout, il faut bien nourrir, ravitailler, loger, nettoyer les vêtements des voyageurs au long cours... Et même leur proposer des décors de cartes postales fidèles à la légende de la Mother Road, tout droits sortis des toiles d'Edward Hopper ou des tableaux hyperréalistes, par exemple. Les enseignes, les pompes à essence, typiques de cette route, les panneaux routiers, en particulier, ceux qui balisent la route 66, tout un décorum terriblement kitsch, entretenu ou ressuscité tout au long des 4000 kilomètres de macadam, comme si l'on traversait un musée à ciel ouvert.
La comparaison avec le musée est d'autant plus juste que, si les lieux de vie existent encore, bien que plus éloignés les uns des autres qu'aux temps glorieux de la route, d'autres ont été reconstitués de toutes pièces par des passionnés, des excentriques, des collectionneurs, bref, des nostalgiques non seulement de la route, mais de toute une époque.
C'est aussi cela que "Black Coffee" nous fait revivre. En choisissant de couvrir 45 ans de vie autour de la route 66, en faisant d'un des personnages clés de l'histoire, Benjamin Blur, un représentant de commerce qui voyage incessamment au long de la route 66 au point, pour son fils survivant du drame initial, de délaisser sa famille, Sophie Loubière nous propose une véritable chronique d'un séjour sur la Mother Road, évoquant une Amérique digne de celle de Faulkner ou Steinbeck, par exemple...
Et là, rien n'est lié au hasard, bien au contraire, puisque, pour préparer l'écriture de son livre, la romancière a elle même "fait" la route 66, comme on dit, en famille, comme ses protagonistes (j'ai retrouvé, d'ailleurs, dans cet aspect, des choses déjà vues dans un de ses précédents romans, "Dernier parking avant la plage"). Elle raconte ce voyage sur un blog qu'il est intéressant de découvrir, plutôt après avoir lu "Black Coffee", je pense, et que vous pouvez consulter en cliquant sur ce lien...
Pour terminer, j'ai aussi aligné ci-dessus les éléments qui me permettent de dire que "Black Coffee" n'est pas un thriller (Sophie Loubière est d'ailleurs aussi sur cette longueur d'ondes). Le roman n'est pas mené à un rythme de thriller moderne, à cent à l'heure, donc. C'est la route 66 qui dicte son rythme, ralentissant ou accélérant les événements au gré des événements qu'elle suscite. Jouant beaucoup sur la psychologie des personnages, leur état d'esprit, leurs doutes, sentiments, colères, culpabilité, "Black Coffee" vaut autant par son intrigue que par le contexte dans lequel elle se déroule.
Un vrai dépaysement, je ne suis pas automobiliste, ni motard, je n'ai même pas le permis de conduire, pour être franc, je ne suis pas un grand fan des longs raids routiers, mais je dois dire que, au-delà des mystères développés dans "Black Coffee", cette route et son décorum ont aiguisé ma curiosité... L'ambiance que j'ai ressentie à travers ce livre, comme à travers les images, des documentaires, des clichés, que je peux avoir en tête, a vraiment quelque chose d'attirant, comme si on voyageait à travers la mémoire d'un pays gigantesque de façon nettement plus intéressante que dans un Boeing ou un Airbus à quelques milliers de mètres d'altitude...
Et si le recours au hasard pourra en agacer certains, en particulier dans le final, on a aussi tant de mystères à résoudre dans ce livre, tant de liens à éclaircir, tant de malentendus à dissiper, tant de peines à consoler et tant de joie à partager, à travers l'enthousiasme d'Annette et surtout de Gaston, aussi casse-pied par moment qu'il est attachant...
Et, pour faire mon intéressant en ne faisant rien dans l'ordre, je vous propose de finir en musique. Comme souvent, de plus en plus, même, la musique tient une place importante dans ce livre. Sophie Loubière, comme d'autres de ses collègues écrivains, nous livre d'ailleurs en fin d'ouvrage, la play-list qui a accompagné l'écriture du roman. Et puis, lien plus fort encore entre la musique et le livre, ce dernier emprunte son titre à une chanson interprétée par Peggy Lee, qui est présente dans les premières et les dernières pages du livre.
Comme une manière de boucler la boucle, de renouer enfin et sereinement, avec le passé, avec l'enfance, avec la famille... Une madeleine de Proust sonore.
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