Comment faire naître une mythologie ? Faut-il souffrir ou avoir souffert pour être un génie créateur ? Voilà deux des grandes thématiques qui sous-tendent le livre dont nous allons parler maintenant. Un roman signé par un auteur connu pour ses romans fantastiques ou de fantasy, mais qui, cette fois, a abandonné la littérature de genre pour nous proposer un roman historique qu'on pourrait croire tout à fait classique. Mais, avec Xavier Mauméjean, on ne s'éloigne jamais complètement du fantastique... Après avoir revisité le mythe de Prométhée dans un parc d'attractions américains du début du XXème siècle dans "Liliputia", il retrouve cette société américaine, pays jeune, encore en train de construire sa propre histoire, sa propre culture, sa propre mythologie, pour un roman fantastique, dans le sens "formidable", intitulé "American Gothic" (qui sort cette semaine chez Alma Editeur).
Au printemps 1953, alors que ça ne va pas fort pour la Warner Bros, Jack L. Warner, son omnipotent patron, décide de frapper un grand coup et de damer le pion à Disney, en pleine ascension, en lançant un projet d'adaptation pour le cinéma d'un ouvrage qui, à peine 15 ans après sa publication, est u immense best-seller, est devenu déjà, à sa façon, un classique, capable de transcender les générations, les classes sociales, les opinions politiques, etc.
Ce livre, intitulé "Ma Mère l'Oie", signé par un certain Daryl Leyland et abondamment illustré par le meilleur ami de celui-ci Max Van Doren, est un véritable OVNI littéraire... Il se compose de 270 textes, comme le nombre d'os d'un bébé, anecdotes, contes, fables, poèmes, en prose, en vers, à l'agencement aussi original que les illustrations qui l'accompagnent et mettent les textes en valeur par leur naïveté, leur expressivité.
Publié à la fin des années 30, ce recueil a connu un succès aussi incroyable qu'inattendu, véritable phénomène de société dans lequel tous les Américains se reconnaissent. "Ma mère l'Oie" et son mystérieux auteur, Daryl Leyland, sont également devenus des sujets d'études, les fans organisent même des conventions, auxquelles chacun vient déguisé en son personnage préféré... Rien d'étonnant, tant le livre est devenu populaire, à ce qu'un studio hollywoodien s'y intéresse...
Toutefois, il reste un obstacle à franchir pour Warner et son équipe. Et un obstacle de taille. Rien à voir avec la question artistique, en fait, mais avec la situation politique aux Etats-Unis. En cette première moitié des années 50, la haine du communisme atteint son paroxysme dans le pays, dans le sillage des discours et des actions politiques du sénateur McCarthy. Tout ce qui peut, de près ou de loin, ressembler à des idées pro-soviétiques" est voué au bannissement...
Or, on sait peu de choses de Daryl Leyland et Warner ne voudrait pas, une fois sa coûteuse production mise en route, que McCarthy vienne fourrer son nez là-dedans et sorte des histoires qui puissent condamner l'oeuvre dans l'oeuf. Alors, Warner décide de confier à un certain Jack Sawyer la délicate mission de revoir la biographie de Daryl Leyland et de la "nettoyer", autrement dit, de s'arranger pour que tout ce qui pourrait provoquer les foudres de McCarthy et de ses sbires disparaisse...
C'est donc dans cette double découverte de l'oeuvre et de son auteur que nous nous lançons dans ce roman à la construction très particulière. Ne vous attendez pas à une lecture linéaire, chronologique des faits, "American Gothic" est quasiment un roman épistolaire, où des rapports côtoient des témoignages, où l'on découvre certains extraits de "Ma Mère l'Oie", les épisodes marquants de la vie de Leyland racontés par ceux qui l'ont connu, le résultat du travail de Sawyer et même une analyse de l'oeuvre très érudite d'un professeur nommé Richard Case... Le tout, compilé par un Français qui a découvert Leyland et son livre en Corée et s'est mis en tête de le faire traduire en France, chose, semble-t-il, bien délicate...
A travers tout cela se dessine un portrait bien loin des craintes initiales de Warner, tant les choses idéologiques, telles que McCarthy les traquait, semblent éloignées des préoccupations de Leyland. En revanche, ce qu'on apprend de sa vie et de la façon qu'il a de s'inspirer d'elle pour écrire certains des textes présents dans "Ma Mère l'Oie" a quelque chose de carrément inquiétant.
La vie de Leyland est, disons-le tout net, tout sauf un conte de fée... C'est un enfer sur terre qu'a traversé le garçon jusqu'à la consécration qui fut la sienne à la fois grâce à son livre mais aussi grâce aux historiettes qu'on lui a demandées de rédiger pour les imprimer sur les emballages d'une friandise au caramel, les Dumbies. Mais, Leyland, comme son lunaire acolyte, le talentueux mais simple d'esprit Max Van Doren, ont surtout grandi et se sont construits dans la souffrance...
Avant de continuer, un point édition... Non, restez, c'est rapide et important ! "American Gothic" est paru chez Alma éditeur dans une collection intitulée "Pabloïd". Comme l'explique le rabat en deuxième de couverture, l'idée de cette collection est venue d'une phrase de Pablo Picasso citée par Malraux dans son livre "La Tête d'Obsidienne".
Le peintre espagnol y affirme que "les thèmes fondamentaux de l'art sont et seront toujours : la naissance, la grossesse, la souffrance, le meurtre, le couple, la mort, la révolte et peut-être le baiser". La collection "Pabloïd" propose à des écrivains de choisir un thème parmi les 8 cités par Picasso et d'écrire un texte pour lequel ils ont carte blanche dont il sera l'axe principal. Mauméjean, vous l'avez sans doute déjà compris, a opté pour la souffrance...
Au fil des pages, alors qu'on s'attend, au départ, à un recueil de textes légers avec de jolies illustrations et des morales assez politiquement correctes, comme on dirait de nos jours, on comprend bientôt que l'univers du duo Leyland/Van Doren est en fait incroyablement sombre, parfois carrément dérangeant, d'une violence évidente et avec des morales tout droit issues du parcours chaotiques des deux amis. Et, en particulier, si "Ma Mère l'Oie" semble s'adresses aux enfants, pour leur éviter certains écueils, ou aux parents, pour leur rappeler la fragilité d'un jeune humain, ce sont justement les enfants qui payent le plus lourd tribut dans le livre... Le professeur Case, dans un chapitre de quatre pages, signale d'ailleurs, à l'issue d'une liste ahurissante, que les 3/4 des textes présents dans "Ma Mère l'Oie" évoque des sévices sur enfants...
Pourtant, la vie de Daryl Leyland, mais aussi celle de Max Van Doren, intimement liées sans être complètement parallèles, sont, au-delà des souffrances et des douleurs subies, assez archétypales de ces personnes nées à la fin du XIXème siècle et qui ont traversé la première moitié du XXème et ses vicissitudes : la pauvreté, les placements dans des institutions sordides, la vie aux champs, les freaks, les hobos, la guerre, etc. Autant d'événements et de situations qui ont, en dehors de "Ma Mère l'Oie", souvent inspiré la littérature et le cinéma américain...
Mais surtout, on découvre à quel point les deux hommes ont mis d'eux-mêmes dans la réalisation de cet ouvrage. Tout à fait consciemment, et avec ce côté énigmatique voire inquiétant qui le caractérise, pour Leyland ; avec sa naïveté, son mutisme et son esprit simple (mais peut-être pas autant qu'on ne le croit), pour Van Doren... Un tel concentré de souffrance rassemblé en ces pages ne peut être totalement anodin, et l'on voit aussi, dans le roman de Mauméjean, comment ces histoires, a priori inoffensives, peuvent avoir des conséquences terribles...
Que c'est difficile de vous parler de ce roman, vraiment ! Sans doute parce que je voudrais illustrer mes propos, par des citations, des situations, mais ce serait bien trop en dire... Alors, je reste un peu flou, je pense, mais, faites-moi confiance, on a là un roman tout à fait remarquable. Au fur et à mesure que se dessinent (et j'emploie ce mot exprès, puisque Leyland lui-même, tout au long de l'élaboration de ce qui va devenir son livre, parle de son "Grand Dessein") les contours de l'oeuvre et de son auteur, on mesure qu'on a là quelque chose... d'énorme.
"Ma Mère l'Oie" semble avoir pris une réelle emprise sur la société américaine. Posséder une influence sur les choix éducatifs, les parcours individuels, la morale, etc. Jack Sawyer, le "nettoyeur" de biographie, estime même dans son mémoire de maîtrise, rédigé avant qu'on lui demande de se pencher sur le cas Leyland, que, pour nombre d'Américains, les textes rassemblés dans "Ma Mère l'Oie" sont interprétés comme des tirages Yi King, dont la lecture matinale annonce les événements de la journée...
D'ailleurs, Sawyer lui-même, probablement sans que Warner et son équipe de têtes pensantes soient au courant, a lui-même été marqué dans des circonstances dramatiques par le livre de Daryl Leyland et Max Van Doren et, replongé par la force des choses dans cette oeuvre, il ne va pas non plus sortir indemne de cette histoire, qui n'a rien d'une fable ou d'un conte, comprend-on bientôt...
L'influence de "Ma Mère l'Oie" a ceci d'étonnant qu'elle semble être le fruit d'une génération spontanée. Pour dire les choses plus clairement, il n'y a pas de racines culturelles chez Leyland et Van Doren qui puissent avoir été des sources d'inspiration, les deux ayant été presque parfaitement incultes et ayant construit leur travail de façon autodidacte.
Pourtant, ce titre, "Ma Mère l'Oie", quelque interprétation qu'on puisse lui donner, et dans le roman, il y en a beaucoup, toutes aussi invérifiables les unes que les autres, rappelle d'autres recueils de conte bien connus, en Europe et en France, où la folie Leyland n'a pas pris, comme si ses messages étaient impossibles à retranscrire dans une société qui ne soit pas anglo-saxonne, et même, qui ne soit pas la société américaine. Non, vraiment, aucun lien avec Perrault, par exemple...
En revanche, et c'est Sawyer qui n'hésite pas à faire le lien, difficile de ne pas comparer Leyland à L. Frank Baum, auteur d'un "Mother Goose in prose", mais surtout, du "Magicien d'Oz", autre titre mythique de la littérature jeunesse américaine. Mais, pour Sawyer, si Baum est encore trop imprégné d'un monde ancien, Leyland, avec son recueil, incarne le Nouveau Monde. Incarne, le mot est fort...
Mais, c'est vraiment la sensation que l'on a, en fait. Leyland a créé un univers d'une telle puissance qu'il s'est imposé pratiquement à chaque citoyen américain, et jusque dans sa vie quotidienne. On n'est pas loin d'un véritable culte, d'ailleurs. Sans transcendance, il ne s'agit pas d'une religion dont Leyland serait la déification, mais plus sûrement, d'une véritable mythologie, et les personnages de ces contes, de ces fables, de ces textes devenus de vraies "légendes urbaines", soit l'effacement des frontières entre fiction et réalité, en sont un vrai panthéon.
Dans une Amérique toujours jeune, sans histoire ancienne, comme c'est le cas pour la vieille Europe, par exemple, les repères qu'impose "Ma Mère l'Oie" sont des jalons pour une génération à un moment charnière deu XXème siècle, juste avant le deuxième conflit mondial, la guerre froide qui va s'ensuivre, mais aussi l'accession du pays au statut de super-puissance. Leyland a accompagné cette montée, l'a-t-il influencé, a-t-il sa part dans l'émergence d'un American Way of Life ? C'est fort possible...
On le voit dans la manière dont la trajectoire de Leyland épouse le développement des médias de masse : nourri uniquement de presse écrite, alors qu'il n'a guère de base pour s'y plonger comme il le fait, l'auteur va voir son oeuvre, une fois éditée et diffusée, intéresser la radio, la télé et donc, puisque c'est le point de départ du roman, le cinéma. Avec des fortunes réellement diverses et toujours cette espèce d'aura parfois sombre et inquiétante...
Cela nous amène naturellement au titre de ce livre : "American Gothic". C'est encore Sawyer, dans le même passage évoqué plus haut autour des liens possibles entre Baum et Leyland, qui voit dans le second nommé le seul capable de ressentir "la beauté sauvage du Pays Neuf, l'American Gothic à l'état brut". Qu'est-ce donc que cela ? Bon, je ne vais pas vous faire un topo moi-même, mais cela va bien au-delà de l'aspect simplement architectural qu'on peut imaginer avec le terme "gothique", c'est toute un mode de vie et de pensée.
On retrouve d'ailleurs chez Leyland, dans son obsession pour les énergies telluriques et les cartographies, quelque chose qui peut, je pense, se rapprocher de cette culture, même si c'est forcément inconscient chez lui. Quant à Van Doren, devenu un Freak, de par ses expériences dans sa période de jeune adulte, il vient naturellement s'intégrer dans ce mouvement, et tout entier, son corps, comme son oeuvre et même ce qu'il peut créer avec son corps.
Mais, dans ce titre, se cache aussi toute la force de l'image, à laquelle nous sommes aujourd'hui confrontés quotidiennement et à toute heure, mais qui, dans cette période, ne faisait que commencer son irrésistible ascension. La preuve, et je l'ai appris dans ce roman alors que je connais cette image depuis très longtemps, American Gothic est un tableau mondialement connu de Grant Wood. Or, n'est-ce pas exactement ce qu'est "Ma Mère l'Oie", de Daryl Leyalnd, un oeuvre si forte qu'elle s'est ancrée durablement dans l'imaginaire collectif de toute une Nation. Une référence compréhensible par tous, en tous lieux...
Et, il y a une logique à cela. Et elle tient en un mot, qui revient sans cesse dans le roman de Mauméjean : patchwork. Une oeuvre composée par l'assemblage de morceaux disparates. Or, la vie n'est-elle pas un patchwork ? "Ma Mère l'Oie", dans le fond, hétéroclite, mais aussi dans la forme, et là, c'est frappant quand les éditeurs du livre décrivent le "manuscrit" qui leur a été remis, est un patchwork, presque stricto sensu.
Là encore, la logique est claire : où ce livre devient-il emblématique ? Aux Etats-Unis, pays patchwork s'il en est, né de 13 premières colonies péniblement agrégées, puis, d'ajout en ajout, et pas toujours pacifiquement, une fédération de 50 Etats gardant leurs spécificités, renâclant parfois devant les politiques prises au niveau fédéral... Une image de patchwork qui saute aux yeux lorsqu'on regarde certaines cartes du pays... Les Etats-Unis sont donc parfaitement à l'image du livre de Leyland et Van Doren, et réciproquement.
Sans doute ai-je oublié d'autres clés de lecture, sans doute ai-je laissé des angles d'attaque de côté, mais je me rends compte que, porté par l'enthousiasme, j'en ai dit beaucoup. Une façon de saluer le roman de Xavier Mauméjean qui, à chaque livre, me bluffe par sa créativité, le foisonnement de son imaginaire, l'originalité de ses constructions narratives, les surprises littéraires qu'il nous sert.
"American Gothic" est une pièce en plus, et pas des moindres, dans une bibliographie à découvrir, si vous ne la connaissez pas encore. J'ai dévoré ce nouveau roman, j'ai été happé dès ses premières pages et je suis entré dans cet univers sombre, déroutant, dans lequel les terreurs enfantines et la souffrance adulte donnent naissance à un univers qu'on dit merveilleux, à du rêve, à de l'imagination.
Je ne sais pas si c'est suffisant pour conclure qu'un génie créateur se doit de souffrir pour être brillant, pour revenir à la question posée en début de billet, et je ne souhaite pas forcément que cela soit le cas (l'idée avait été développée par Joey Goebel, dans son roman satirique sur les télé-crochets actuels, qui s'appelle "Torturez l'artiste !"), mais l'intelligence, la malice et l'érudition avec lesquelles Xavier Mauméjean a su me passionner, me divertir et même, me cultiver, ne m'ont procuré aucune souffrance, bien au contraire...
Très belle chronique. Je viens de terminer ce livre et je partage votre enthousiasme. Probablement que je me lancerai dans la lecture d'autres livres de Xavier Mauméjean si j'en ai l'occasion !
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