mardi 23 avril 2013

Armagayddon !

Pour ceux qui se demanderaient si publier ce billet le jour du vote de la loi Taubira est un savant calcul de ma part, je tiens à dire que c'est en réalité totalement fortuit ! Et pourtant, le livre du jour met en scène une majeure partie de personnages homosexuels, bisexuels et transgenres, qu'on regroupe sous l'acronyme LGBT. Mais, résumer "Rainbow Warriors", le nouveau thriller d'Ayerdhal, récemment publié Au Diable Vauvert, à cette unique dimension serait minorer la porter du livre. Car, outre un remarquable roman de guerre plein d'originalité et d'humour, on a là un roman de politique-fiction comme on en fait peu en France et une critique du monde dans lequel nous vivons qui fait feu de tout bois avec pertinence et impertinence, mais sans jamais oublier son but : divertir. Intelligemment, certes, mais divertir tout de même.


Couverture Rainbow Warriors


Geoff Tyler aime courir. Et son terrain de jogging préféré est un cimetière. Pas n'importe lequel, un cimetière militaire. Il faut dire qu'il y a encore deux ans, Geoff Tyler était un général en vue qui avait gagné ses galons au front et pas dans un bureau. Et puis, la catastrophe, une opération qui tourne mal, la mise en retraite. Et plein de temps pour courir, entre les tombes de ceux qui furent sous ses ordres.

Mais, ce matin-là, cette séance de course à pied quotidienne ne va pas se terminer comme d'habitude. Sur le parking du cimetière, une limousine attend Geoff Tyler. Et il n'est pas (possible ?) envisageable de refuser d'y prendre place. En effet, l'ex-général est attendu par Joseph Varansky, colonel et membre des services de renseignement américain, vieille connaissance de Tyler, une femme ravissante, Ayan "quelque chose", une actrice célèbre que Tyler reconnaît, mais dont il ne se rappelle pas le nom, et enfin, Akwasi Koffane.

 Cet homme a été quelques années plus tôt le secrétaire général de l'ONU, mais sa vision très humaniste de cette organisation lui a valu la défiance d'un certain nombre de pays et son mandat s'est finalement soldé par un échec. Koffane et Tyler ont déjà travaillé ensemble, le général dirigeant certaines opérations diligentées par le diplomate, dont celle qui lui a valu la mise en retraite d'office (et une éternelle culpabilité...). C'est dire si cette visite inopiné a de quoi surprendre Tyler autant qu'elle l'intrigue.

Mais, en acceptant de suivre ces trois personnes, Tyler n'imagine pas une seconde l'ampleur de l'aventure dans laquelle il vient de s'engager... Le lieu où on le conduit accueille en effet un prestigieux parterre (amusez-vous à reconnaître ces célébrités dont les noms ont été quelque peu transformés par le malicieux Ayerdhal), réuni là, semble-t-il, pour une occasion solennelle dont la mise en oeuvre dépend de la décision que prendra Tyler.

Et il faut dire qu'on peut comprendre l'abasourdissement et les hésitations du général devant l'exposé qui lui est fait par Koffane et ses acolytes. Essayons de résumer le projet : il s'agit d'intervenir militairement, hors de tout mandat officiel, dans un pays d'Afrique équatoriale, le Mambési, pour y renverser la dictature en place, considérée comme représentative des régimes totalitaires installés sur le continent, et y instaurer, à terme, une assemblée constituante qui dessinera le cadre d'une future démocratie.

Ah, oui, j'allais oublier un point essentiel... L'armée (financée, de fait, par des fonds privés) censée intervenir au Mambési aura une bien étrange particularité : cette dictature étant à l'origine d'une des politiques de répression les plus féroces au monde envers les personnes affichant des orientations sexuelles différentes, et afin de montrer un exemple inédit au monde, l'opération sera menée par des troupes composées essentiellement de lesbiennes, de gays, de bisexuels et de transgenres, donc des LGBT...

Un critère de recrutement pas banal qui en effraierait sans doute beaucoup, même les plus aguerris, les plus durs, les plus poilus, les plus tatoués des officiers à qui on proposerait cette mission (nom de code : opération Rainbow). Mais pas Geoff Tyler. OK, il a un moment de surprise, d'hésitation, pourtant, cela ne dure pas longtemps et la perspective d'agir pour le bien d'autrui va prendre le dessus sur le caractère apparemment impossible de la mission.

Et pourtant, les délais imposés sont brefs. Et pourtant, malgré le nombre conséquent de volontaires, en faire des soldats d'élite ne sera pas une sinécure. Et pourtant, l'adversité s'annonce bien plus puissante que l'armée d'opérette du Mambési pourrait le laisser penser. Et pourtant, conserver l'opération secrète s'annonce particulièrement compliqué. Et pourtant, pourtant, je n'... euh, non, s'il y avait une chanson d'Aznavour à glisser dans ce billet, c'en serait une autre, forcément...

Koffane, Tyler, Varansky, soutenus par leur assemblée de stars et de milliardaires toujours prêts à financer les causes humanitaires les plus urgentes, vont alors entamer une course contre la montre afin de profiter à plein de l'effet de surprise, indispensable à la réussite de l'opération Rainbow. Et le lecteur de suivre le recrutement, les classes, autrement dit la formation de ces soldats extraordinaires (et il y a du boulot, quelquefois !), la chasse aux mouchards commandités par les services secrets du monde entier...

L'occasion de faire connaissance avec des personnages qu'on va suivre dans leur destin guerrier Jean-No, l'intello de la bande, taillé pour tout sauf pour la guerre sur le terrain, mais à la culture et aux idées tout aussi utiles que les muscles et les aptitudes des autres ; Rupert Lee, Marco, Juan-Miguel, Gaby, tout ce "band of brothers and sisters" qui se forme et va jouer un rôle aussi important que paradoxal dans l'histoire...

Mais aussi Andrea, Fabienne, Juliet, Anna-May et Marlee ou Jarod, pour ceux et celles qui vont diriger ces troupes, leur apporter un certain savoir-faire et mener aussi bien l'offensive que ce qui suivra... Citons aussi, côté mambésimi, Usman, Olawale, et tout les Na'Oundele, ces paisibles villageois qui vivent hors d'un monde aux antipodes de leur vision de l'existence, qui sont guidés par E'unli, leur guérisseuse, sa nièce Ndidi, au rôle majeur dans le roman et sa fille adolescente, Me'elu, l'avenir du Mambesi à plus long terme...

Je ne détaille pas plus chacun de ces personnages, j'en oublie, forcément, j'en laisse même deux volontairement de côté sur lesquels je vais revenir plus loin, histoire de taquiner ce cher Ayerdhal, mais, vous l'aurez compris, "Rainbow Warriors" est un vrai roman de guerre à la distribution-fleuve... On se croirait presque dans ces grandes superproductions hollywoodiennes sur la deuxième guerre mondiale, sorties dans les années 60 et 70.

Mais, si vous m'avez lu attentivement, vous aurez remarqué que j'ai digressé juste après la chasse aux mouchards. Evidemment, Ayerdhal nous emmène au coeur de l'opération Rainbow, de l'opération militaire telle quelle qui va aboutir au renversement du tyran Jonathan N'Mguiba. Cependant, et c'est logique au vu de la présentation première, le roman ne peut s'arrêter lorsque Koffane annonce officiellement au monde la chute du dictateur, la mise en place prochaine d'une assemblée constituante et son intérim à la tête du Mambési.

Car, l'opération Rainbow, totalement illégale, aussi bien inspirée soit-elle, digne de quelques putschs fameux menés auparavant sur le sol africain, si on la regarde à coutre vue, a de quoi exaspérer bien du monde et réveiller aussi quelques rivalités ou ambitions demeurées cachées sous la dictature. Pour parler plus clairement, les entreprises transnationales et les Etats occidentaux qui profitaient largement des ressources et de la main d'oeuvre à bas coût du Mambési, sans se soucier de droits sociaux ou d'environnement, se voient privés subitement d'une sacrée manne...

Aussi, Tyler, Varansky et Koffane savent-ils pertinemment que, sous les yeux de médias inféodés à ces pouvoirs politico-économiques suspects, une deuxième manche se déroulera bientôt. Cette fois, les LGBT de l'Opération Rainbow ne seront plus les assaillants mais les proies d'une autre opération militaire d'envergure bien supérieure à celle qui les a menés là où ils sont, afin de rétablir au Mambési l'ordre mondial tel qu'il n'aurait jamais dû cesser de s'appliquer... Et comme les revendications ethniques et religieuses profitent de la fin de la dictature pour ressortir, voilà encore un sérieux problème à gérer pour Koffane et son administration aussi fragile que provisoire...

Difficile de ne pas voir transparaître, dans le récit d'Ayerdhal, des faits vus et revus au Congo, en Côte d'Ivoire, au Mali, par exemple... Hélas, le Mambési n'est imaginaire que dans son existence, pas dans ce qui s'y déroule et que subissent bien des peuples africains depuis longtemps... La critique de la Françafrique, mais aussi de toutes les grandes démocraties occidentales qui ne se sont jamais gênées pour piller le continent, est virulente, sans pour autant nuire au récit. Le talent d'Ayerdhal, c'est de parvenir à balancer sur tout ce qui bouge sans se montrer didactique et donc, sans nuire au rythme de sa narration.

Et puis, pour conclure, bien sûr, le lecteur assistera à cette contre-offensive contre les Rainbow Warriors, mais aussi à la façon dont le Mambési va se reconstruire ensuite. Sans trop en dire, il y a, en fin de roman, une critique du droit d'ingérence, souvent prôné, parfois appliqué, comme en Lybie ou au Mali, récemment, mais qui peut parfois trop ressembler à un néo-colonialisme qui prive une nouvelle fois, tout bien intentionné qu'il soit, les peuples de leur indépendance, de leur autonomie économique, de leurs choix politiques propres, et, finalement, les empêche de construire un Etat qui soit le leur et qu'ils puissent diriger comme bon leur semble, sans forcément retomber dans les travers totalitaires.

A chaque étape de cette construction monumentale et ambitieuse, correspond une ambiance. Le fracas des armes de guerre est parfois assourdissant, les tensions dramatiques, que ce soit pendant l'offensive Rainbow ou la contre-offensive, sont à leur comble. L'attachement à ses personnages anonymes venus sacrifier leur existence à une cause qu'ils savent, pour le vivre au quotidien, difficile à défendre, la liberté de choix dans les orientations sexuelles, est fort. On a envie de les suivre, de les voir réussir, s'en sortir, même si on se doute bien que ce qu'ils ont initié, et qui passe par la guerre, prélèvera son tribut parmi elles et eux.

Mais, lorsque les armes se taisent, ou avant qu'elles se mettent à résonner, on découvre une société humaine tout à fait classique. Qu'elle soit composée de gays, de lesbiennes, de bisexuels et de transgenres, sans oublier une minorité d'hétérosexuels, n'a pas d'importance, contrairement à ce qu'une minorité d'agités souhaiterait nous faire croire depuis des mois en France... La vie s'organise naturellement, au sein des Rainbow Warriors, avec ses hiérarchies, ses relations, ses amours, ses atomes crochus ou pas, etc.

Et même, et c'est la force aussi de la démonstration d'Ayerdhal, qui n'idéalise en rien cette société-là, avec ses mesquineries, ses bassesses et ses trahisons tellement humaines... Car, lorsque se précise la contre-offensive, il y aura des défections chez les Rainbow Warriors, par intérêt, cupidité, idéologie, aussi... Oui, les Rainbow Warriors sont vraiment une société comme n'importe quelle autre.

Le message de tolérance universelle d'Ayerdhal fait aussi mouche pour cela, parce qu'il n'enjolive pas la réalité mais l'appréhende comme pour n'importe quel groupe humain. J'ai retrouvé cette impression jusque dans l'humour qui imprègne le roman, même dans certains moments forts en émotions. Là encore, Ayerdhal se joue des clichés, de tous les clichés, liés à l'homosexualité...

Evidemment, il renvoie dans les cordes l'humour gras et insultant des homophobes et les clichés faciles qui l'accompagne. Mais, pour autant, et le personnage de Jean-No est pour cela une trouvaille exceptionnelle, il n'oublie pas de railler quelques clichés propres aux gays, sous forme d'auto-dérision. Ca n'est jamais blessant, jamais méchant, mieux encore, cet humour devient une forme de politesse du désespoir, pour paraphraser Boris Vian (si j'en crois les moteurs de recherche...). Et là encore, la pertinence et l'impertinence du propos sonnent juste, comme lors de ce spectacle burlesque auquel on assiste après la chute de la dictature et qui réveille quelques bas instincts chez certains spectateurs... La scène est à la fois drôle et forte, dans l'esprit d'une "Priscilla, folle du désert".

J'ai essayé, sans trop développer pour ne pas vous pondre un billet d'une longueur décourageante pour le lecteur, d'aborder tous les sujets de critiques qu'Ayerdhal intègre à son roman, et il y en a énormément, parfois partie intégrante du coeur du livre, comme l'intolérance envers les LGBT ou les politiques occidentales et les abus des transnationales en Afrique, parfois abordées plus rapidement au gré des événements, comme les questions écologiques, religieuses ou ethniques.

Mais, et c'est là qu'on va retrouver deux personnages dont je n'ai volontairement pas encore parlé, il y a dans "Rainbow Warriors" comme une prolongation des thématiques déjà abordées par l'auteur dans ses deux thrillers précédents, le diptyque 'Transparences" et "Résurgences". Et, dans le même ordre d'idée, il y en a deux, dans le livre, que j'ai déjà l'impression d'avoir croisés...

Le plus évident, à mes yeux, c'est Mark, sniper au sein des Rainbow Warriors. Si j'ai eu des doutes, ils ont définitivement disparu lorsqu'au détour d'une page, au cours d'une discussion, un hacker va se moquer de Mark, sous-entendant qu'il s'appelle en fait, ou plutôt se fait appeler Marksman... Avec un pedigree esquissé aussi trouble que le tireur d'élite nommé de façon similaire dans le diptyque...

Et puis, il y a Pilar... Une petite bonne femme pleine de séduction et de caractère, mais qui ne paye pas de mine, a priori. Car, lorsqu'elle se déchaîne, elle devient inarrêtable, capable de se débarrasser en moins de temps qu'il ne m'en faut pour taper cette phrase d'un groupe d'adversaires nettement supérieur en nombre et bien plus et mieux armés qu'elle...

Je ne vais pas tourner autour du pot, mais à part la capacité à se rendre anonyme aux yeux des gens qu'elle croise, Pilar m'a furieusement rappelé la Ann X de "Transparences", capable, elle aussi, de se sortir des situations les plus périlleuses en un tournemain. Son parcours politique (proximité avec les Zapatistes au Mexique, avec le mouvement des Sans terre au Brésil...), sa détermination comme son sens du sacrifice en font une Rainbow Warrior à part entière, qui arrive dans l'histoire comme un second rôle puis crève l'écran et devient incontournable, au point que son sort fera l'objet, en fin de roman, d'une "bonus track".

"Rainbow Warriors" (initiales RW, clin d'oeil à l'ami Roland Wagner, disparu bien trop tôt ?) est un thriller de politique fiction, un roman d'aventure, un récit de guerre et lorgne même par moments du côté de "Tonnerre sous les tropiques", mais c'est d'abord un hymne à la Liberté ou plus exactement, à toutes les libertés, quelles qu'elles soient, les nôtres, comme celles qui ne nous concernent pas forcément directement mais auxquelles on se devrait d'être certainement plus attentif.

Humaniste, Ayerdhal ? Si j'étais capable de donner une définition exacte et précise de ce mot, je répondrai sans hésiter, là, avec l'idée que je m'en fais, j'aurais envie de dire oui, mais connaissant Ayerdhal comme je le connais, je ne suis pas sûr que cela lui siérait. Alors, j'en ai un autre, et celui-là, je suis sûr qu'il ne me le renverra pas à la figure avec une vanne bien sentie...

Humain.

Oui, "Rainbow Warriors" est un roman humain.

Ce qui ne l'empêche en rien d'être, au-delà de toutes les thématiques évoquées ci-dessus, un excellent divertissement, capable de susciter une large palette d'émotions chez le lecteur. Et même si l'on en ressort avec beaucoup d'interrogations sur notre monde contemporain, gangrené par la cupidité, la soif de pouvoir, les haines diverses et variés, le rejet d'autrui, j'en passe et des pires, on garde en tête un espoir réel et fort.

Et on se prend à se dire que "Rainbow Warrior" n'est peut-être pas qu'une utopie de plus, mais que le raisonnement d'Ayerdhal, y compris et surtout au moment du dénouement, pourrait, avec volontarisme, prendre réellement forme.

Sans doute pas maintenant, mais un jour, quelque part, au-delà de l'arc-en-ciel, tiens...


1 commentaire:

  1. Bel chronique, très intéressante comme doit l'être ce livre "humain", intelligent. En tout cas, tu me donnes envie d'aller voir ce qui se passe du côté de cet arc-en-ciel en mode combat :)

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