C'est Hannibal Lecter en personne qui prononce cette phrase dans "le Silence des agneaux". Et vous allez voir que ce choix n'a rien d'innocent de ma part. Voici un auteur français de thrillers qu'il va falloir suivre avec de plus en plus d'intérêt, d'abord parce que ses romans sont de belle facture, mais aussi, et c'est une qualité que j'apprécie chez un auteur de thrillers, parce qu'à chaque livre, il nous emmène dans des univers et des intrigues complètement différents, nous surprend, nous désarçonne... Après "le Sang du Christ" ou encore "Non Stop", revoici Frédéric Mars avec un roman au titre sans équivoque : "le Manuel du serial killer", sorti depuis quelques semaines en grand format, chez Black Moon (et non, ce n'est pas un roman jeunesse, vraiment pas...); Attachez vos ceintures, vous allez entrer dans une zone de turbulences de 460 pages...
Thomas Harris a 20 ans et c'est un garçon mal dans sa peau, très mal... Il se trouve laid, défiguré, malingre, à la moindre émotion forte, il se met à saigner abondamment du nez ou s'évanouit carrément... Avec tout ça, il a la nette impression qu'on se fout de lui et qu'on le brime sans arrêt à cause de ça. Il faut dire que son oeil blanc, s'il n'impressionne pas carrément ses interlocuteurs, ne fait rien pour rendre son visage agréable... Un handicap vestige d'un accident de pêche, croit-il se souvenir...
Croit-il, car sa mémoire a souffert d'un terrible traumatisme quand, dix ans plus tôt, ses parents se sont noyés dans la rivière Charles. Un drame qui aurait provoqué chez l'enfant une espèce de syndrome de Korsakoff, capable d'expliquer ses approximations, ses trous de mémoire, ainsi que le suivi psychologique qui lui a été imposé par l'administration de Harvard, lors de son entrée dans cette prestigieuse école, dans le département de littérature...
Thomas est donc un élève intelligent et ses notes sont excellentes, mais il est tout sauf un étudiant populaire dont on recherche la compagnie. Issue d'un milieu modeste, il vit dans un appartement dédié aux étudiants dans un quartier du campus réservé à ceux qui ne sont pas issus de la aristocratie de la grande H, comme on surnomme Harvard. Comprenez les élèves issus des familles les plus aisées, et donc les plus puissantes de la région.
Partant de là, comment expliquer le soudain intérêt qu'on semble porter à Thomas Harris ? Le voilà convoqué dans le bureau de Lucy French, la directrice du département de littérature de Harvard. Elle a une proposition à lui faire : pourquoi Thomas, amateur de littérature, doté d'une plume de qualité, si l'on en croit quelques nouvelles écrites depuis son admission dans l'école, n'intégrerait-il pas le Crimson, le journal du campus, une institution.
Et comme Lucy French connaît le goût de Thomas pour la littérature policière, elle lui propose de devenir chroniqueur judiciaire pour le Crim', comme on surnomme le journal. Une offre d'autant plus alléchante que les articles écrits pas Thomas qui paraîtraient dans les colonnes du journal pourraient être considérés comme le mémoire de fin d'année de l'étudiant... Qu'espérer de mieux ? A moins de se dire que tout cela est définitivement trop beau pour être honnête...
Pourtant, le moment est idéal pour répondre positivement : la ville de Boston et ses alentours sont justement en émoi. Ces derniers jours, plusieurs gamins de la région sont décédés de morts qui semblent bien peu naturelles. Ils ont apparemment été empoisonnés et les enquêteurs redoutent qu'un tueur en série sévisse de nouveau dans la ville...
De nouveau, car une dizaine d'années plutôt, 11 enfants avaient été tués dans des circonstances horriblement similaires. L'empoisonneur, un certain Jesse Pomeroy, avait été arrêté, jugé et condamné à mort, chose rarissime au Massachusetts. Alors, qui s'en prend de nouveau aux enfants de Boston, et lâchement, en plus, puisque les meurtres se font à distance ? En voilà, un beau sujet d'enquête pour un étudiant de Harvard passionné d'enquêtes et qui pourrait se rêver en nouveau Capote, Ellroy ou Ann Rule...
Mais, ce n'est pas le cas de Thomas Harris. Tout autre que lui aurait sauté sur cette occasion unique. Thomas reste circonspect. Il accueille même assez froidement l'aide d'une autre étudiante, qui travaille déjà pour le Crimson, et qu'on a chargée de le chaperonner. En plus, elle s'appelle Sophie Harris. Le même nom que lui, le hasard fait parfois drôlement les choses, non ?
Malgré l'enthousiasme et l'aide de Sophie, Thomas a bien du mal à se faire à sa nouvelle vie de reporter judiciaire. Les rencontres avec Kennedy, le flic chargé de l'enquête ou avec Reily, un pointure à Boston, le chroniqueur judiciaire vedette du Boston Globe, n'y changent rien, au contraire, Harris ne se sent pas fait pour le job, au point d'y renoncer très rapidement.
Qu'à cela ne tienne, Lucy French a plein d'idées dans son sac à malices. Le journalisme, bof, eh bien, vous serez éditeur, mon cher Thomas ! Et hop, sans comprendre encore une fois le pourquoi du comment, voilà l'étudiant bombardé chez Killin Publishing, fameuse maison d'édition dirigée de main de maître par George Killin et spécialisée dans la publication de thrillers et de polars.
Thomas sera en charge de lire les manuscrits reçus par la maison d'édition et de trier le bon grain de l'ivraie, c'est-à-dire d'un côté les manuscrits publiables de ceux qui ne correspondent pas aux attentes des éditeurs. On ne peut pas dire que ce soit le fol enthousiasme non plus, mais Thomas s'acquitte de sa tâche sans se prendre la tête plus que ça. Jusqu'à ce que...
Dans une enveloppe, un texte, pas de signature, mais un titre qui frappe l'esprit : "le Manuel du serial killer". Après quelques pages, Thomas croit à un canular. Ce n'est pas un roman, mais bien un recueil de conseils et de méthodes pour devenir serial killer. Effarant ! Quel fou furieux a bien pu envoyer ça ! Vaguement écoeuré, Thomas ne va pas au bout de la lecture et jette ce texte nauséabond dans la panière réservée aux manuscrits auxquels on ne donnera pas suite...
Pourtant, tout en s'acquittant de son emploi de lecteur, Thomas reste informé des avancées de l'enquête sur l'empoisonneur, grâce à Reily. Et les dernières nouvelles apprises de la bouche du journaliste vont avoir un drôle d'effet sur Thomas Harris : un violent saignement de nez et un évanouissement immédiat. Au point que c'est dans les vapes que l'étudiant est ramené dans sa piaule sur le campus... Bizarre réaction...
Choqué (non, je ne vous dirai pas par quoi !), Thomas décide de se cloîtrer dans sa chambre. Tant pis si son désistement soudain fâche les responsables de Killin Publishing comme l'administration de Harvard, l'étudiant est trop bourrelé de doutes pour mettre le nez dehors. Il se cache, rase les murs les rares fois où il sort... Et c'est ainsi qu'il apprend qu'un nouvel enfant a été tué...
Il lui faut 15 jours pour se remettre du choc qui l'a démoli sous les yeux de Reily. Mais s'il avait su, il serait resté enfermé plus longtemps... A peine se montre-t-il sur le campus qu'il sent les regards peser sur lui, pas ceux, moqueurs et méchants, dont il a l'habitude, mais intéressés, curieux, admiratif, oserait-il penser ? Harris n'y comprend goutte, jusqu'à ce que son regard se pose sur une vitrine...
Un rayon entier propose LE livre qu'il doit falloir lire en ce moment. Le titre ? "Le manuel du serial killer", bien sûr ! Avec, en prime, le nom de Thomas Harris sur la couverture, comme s'il était l'auteur de ce truc innommable qu'il est persuadé d'avoir envoyé à la corbeille ou presque... Comment pourrait-il avoir écrit un best-seller, et plus encore ce best-seller-là, dont la simple lecture l'avait fait saigner du nez ?
Mais, chez Killin Publishing, on n'en démord pas, Thomas Harris a écrit "le Manuel du serial killer" et ça marche déjà tellement fort qu'on lui promet une avance mirifique... Une avance déjà versée alors que, Thomas en est sûr, il n'a rien signé ! Et certainement pas ce manuscrit... Mais que faire quand, du jour au lendemain, on devient le héros, le sauveur d'une boîte au bord de la faillite, l'auteur dont on s'arrache le livre, l'étudiant qu'on admire ?
Eh bien, Thomas Harris ne va pas avoir trop le temps de cogiter. Car, en ajoutant les derniers événements liés à la série de meurtres d'enfant et ce que contient "le Manuel", Thomas devient vite le principal suspect, le copycat idéal... Un tueur d'enfants, quoi... Or, comme pour ce qui concerne ce livre, qu'il est certain de ne pas avoir écrit, Thomas Harris est sûr de lui : il n'est pas l'assassin de ces enfants !!!
Mais alors, qui est vraiment Thomas Harris ? Un malade ? Un manipulateur aux capacités extraordinaires ? Ou un innocent victime malgré lui d'une terrible machination ?
A ce stade, commence véritablement un nouveau livre, une enquête menée au pas de charge par les Harris (Sophie venant aider Thomas, qu'elle ne considère pas coupable des meurtres), qui doivent réussir à apporter des éléments concrets pouvant innocenter Thomas, alors que l'enquête officielle progresse vite, qu'il fait un coupable idéal et qu'on s'attend à un procès rapide et exemplaire. Autrement dit, comme Pomeroy, dix ans plus tôt, c'est la peine de mort qui attend Thomas Harris s'il échoue...
Un thriller mené tambour battant où, à chaque page, le doute s'insinue, sournoisement... En qui avoir confiance ? Tout est si... bizarre, tout s'emmanche si mal, tous les indices, toutes les zones d'ombre, toutes les absences de Thomas sont exploitées pour alimenter l'enquête, le roman et les doutes... Qui manipule qui ? Est-ce Thomas Harris qui dirige son monde comme un marionnettiste pervers ou bien est-il la marionnette d'un autre qui, pour une raison étrange (mais faut-il une raison, après tout, pour faire passer quelqu'un pour un tueur en série ?) se jouerait de lui ?
Ou bien, est-ce Frédéric Mars qui manipule ses lecteurs ?
Au fil des pages, et je ne suis pas le seul à penser cela, puisque je l'ai lu à plusieurs reprises, on se met à penser à un fameux roman américain, dont "le manuel du serial killer" rappelle la veine. Je sais, j'abuse, mais je ne vais pas vous donner le titre de ce roman, pour une raison simple : en le citant, je trouve qu'on en dit trop sur le roman de Mars, qu'on donne trop d'indications a un lecteur qui, dans l'absolu, devrait être vierge de toute influence pour aborder ce thriller... En revanche, faites-moi confiance, cette "filiation" est un véritable gage de qualité.
Au jeu des références, par moment, je me suis cru dans un épisode du "Prisonnier"... Avec un MacGoohan / Harris à la recherche désespérée d'informations pour pouvoir évaluer son sort, et, dans le même temps, que sait-on de ce prisonnier et des raisons pour lesquels il est dans le village ? Là, et on revient à la phrase de Hannibal Lecter qui sert de titre à ce billet : quelle est la vrai nature des faits exposés ?
On sent d'instinct que toute cette histoire n'est pas très catholique. Trop de choses étranges, d'événements qui paraissent incroyables, parfois tout de suite, parfois avec le recul. Mais comment les interpréter ? Selon quelle grille de lecture ? Le fait que ce soit Thomas Harris lui-même qui soit le narrateur, ce recours au "je" si spécial, vient nous embrouiller un peu plus. Il a l'air sincère, véritablement surpris de ce qui lui tombe sur la tête, même au cours de son enquête, il semble plus réagir qu'agir, subir une certaine domination de Sophie dans les décisions, les choix...
Mais, dans le même temps, être le narrateur donne un incroyable pouvoir : celui de mentir !
Alors, à qui se fier ? Je me suis concentré, dans mon résumé, sur la trame principale (et, pour ceux qui se demanderaient, je ne suis pas allé trop loin dans le roman) et surtout, j'ai volontairement occulté un certain nombre d'éléments-clés qui nourrissent évidemment l'intrigue. On se retrouve avec un puzzle sous le nez dont il manquerait des pièces ou, pire, dont toutes les pièces sont là, mais ne s'emboîtent pas comme elles le devraient...
Plus on avance, plus on en découvre sur les personnages, Thomas Harris y compris, et plus on doute. Comment une machination d'une telle envergure pourrait être mise en place ? Oui, mais dans le même temps, pourquoi ciblerait-on ainsi un brave gars comme Thomas Harris s'il n'avait rien à se reprocher ? On nage et on se noie, on essaye de reprendre son souffle, mais c'est impossible, car l'engrenage est lancé inexorablement et on tourne les pages, on tourne les pages, on veut savoir, on veut se sortir de cette claustrophobie livresque, retrouver des repères concrets et fiables pour ne plus avoir la tête en bas et les pieds au mur...
La mécanique installée par Frédéric Mars est implacable, terriblement efficace, elle déboussole complètement le lecteur, même si je suis bien certain qu'on trouvera des ronchons pour dire le contraire et raconter à qui mieux-mieux qu'ils ont tout compris avant tout le monde, bla-bla-bla... Echafauder des hypothèses, à la rigueur, avoir un avis sur ce qui se déroule, oui, mais comprendre avant le dénouement, non, vraiment, ne vous fiez pas à ces avis mesquins. "Le manuel du serial killer" est un excellent roman pour celui qui aime se faire mener par le bout du nez.
Je m'amusais, pour y grappiller quelques infos afin de nourrir ce billet et rafraîchir ma mémoire, à feuilleter à nouveau le roman et, rien que cette relecture sommaire et incomplète, m'a permis de remarquer quelques éléments a priori anodins qui font sens, d'un seul coup. Des détails, des noms propres, des éléments de ce genre qui font se demander si celui qui tire les rênes, quel qu'il soit, ne serait pas Keyser Söze...
Eh oui, "le manuel du serial killer" est un livre qui se lit et se relit ensuite pour mieux appréhender l'ensemble. Mais, dès que vous aller mettre en doigt sur la première page de ce livre, je vous préviens, vous n'allez plus pouvoir le lâcher. Et ne vous éloignez pas trop de votre ordinateur, muni d'une bonne connexion, histoire de pouvoir surfer si besoin sur un moteur de recherches, car, au milieu de ce maelström, de ce miroir aux alouettes où tout peut-être vrai comme faux, se cachent des éléments parfaitement réels qu'on ne voit absolument pas venir...
D'ailleurs, il y a dans ce roman toute une réflexion sur le rôle de l'écrivain vis-à-vis du réel, en particulier l'auteur de thrillers, une espèce de mise en abîme assez intéressante, dont on ne prend pas conscience de l'ampleur tout de suite. Il y a une scène de dédicaces dans une gare, alors que Harris est dans le collimateur de la police, qui montre bien ces dualités : qui le lecteur a-t-il en face de lui ? Un raconteur d'histoires ou de faits ? Quelqu'un en qui le lecteur peut avoir confiance ou un vil séducteur qui s'apprête à se jouer de lui ?
Comment un auteur de thrillers se distancie-t-il des atrocités qu'il décrit dans ses livres ? Est-il si différent des monstres qu'il met en scène ? Voilà quelques questions qu'il m'a semblé voir posées dans ce roman, comme si "le manuel du serial killer" était aussi un manuel de l'auteur de thrillers à destination des lecteurs de thrillers. Entrez dans l'envers du décors, messieurs-dames !
J'avais aimé "Non stop" pour sa tension permanente, ce frisson permanent qui hérisse l'échine. Ici, c'est le côté labyrinthique qui m'a énormément plus. Attention, ne prenez pas mal ce terme, dis labyrinthique dans le sens où l'on est emmené par la force des choses dans des impasses, des chausses-trappes, des jeux de miroir et des illusions... C'est Frédéric Mars qui tient le fil d'Ariane pour nous sortir de là et, tel le fantôme qui surgit à la fin du parcours du train du même nom et fige ses lecteurs dans la stupéfaction...
Un vrai bon moment de lecture que j'ai commencé le sourire aux lèvres, amusé par le côté intriguant et gentiment absurde de la première partie. Puis, le sourire s'est éteint et la crispation a gagné, avant que le tourbillon ne m'emporte comme la tornade emmena Dorothy au pays d'Oz... Quand je suis revenu dans mon canapé, moins spacieux, mais plus confortable qu'une ferme du Kansas, j'avais pris une bonne claque !
Tentez l'expérience, ouvrez "le Manuel du serial killer", vous n'en sortirez pas indemne...
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