Il s'appelait Furcy, il était esclave sur l'île Bourbon, l'actuelle île de la Réunion. En 1808, alors âgé de 22 ans, sa première propriétaire, Mme Routier, meurt et le lègue par héritage à son neveu, un riche propriétaire de l'île du nom de Joseph Lory. A son service, Furcy devient une sorte de majordome, mais demeure un esclave.
En 1817, Madeleine, la mère de Furcy, disparaît à son tour. Née à Chandernagor, en Inde, en 1759, elle avait été vendue alors qu'elle était encore enfant à une religieuse du nom de Dispense. Celle-ci l'avait ramené en Bretagne avant de repartir pour l'île Bourbon. Là, Madeleine, âgée de 12 ans, est donnée à Mme Routier, contre la promesse d'un affranchissement.
Un affranchissement qui ne viendra pas. A Bourbon, Madeleine aura trois enfants, Maurin, Constance et Furcy. N'ayant aucun droit, on imagine que ces naissances ne sont pas le fruit de l'amour mais bien de viols... Constance, pourtant, aura la chance, si je puis dire, d'être rachetée et affranchie par un homme qui, sans qu'on en ait la preuve absolu, était sans doute son père naturel.
Furcy, lui, va demeurer esclave jusqu'à ce qu'il décide de défier l'ordre établi. Pourquoi cette décision ? Parce que, à la mort de Madeleine, Constance a hérité des seules choses qu'une esclave pouvait transmettre : des papiers. Et, parmi ces documents, seules traces d'une vie qui ne valait rien, Constance découvre des documents qui vont la sidérer.
Elle apprend que, finalement, Mme Routier avait tenu sa promesse. Tardivement, certes, puisqu'elle aura attendu près de 20 ans pour cela, mais, en 1789, elle avait bel et bien affranchi Madeleine. Pourtant, celle-ci ne semble pas en avoir tenu compte, à moins qu'elle ne l'ait jamais su, et est restée au service de Mme Routier puis, après sa mort, de Joseph Lory, qui n'a pas tenu compte de ce fait.
Pour Furcy, cette découverte est terrible : âgé de 3 ans lorsque sa mère fut affranchie, il n'aurait jamais dû être esclave. Or, à 31 ans, c'est bien ce qu'il est : un homme sans aucun droit, corvéable à merci, susceptible d'être violemment puni et ne valant, sur le plan légal, pas plus qu'un meuble ou une marchandise...
Alors, avec le soutien de sa soeur, Furcy prend une incroyable décision : le 2 octobre 1817, moins d'un mois après le décès de sa mère, il se rend au tribunal d'instance de Saint-Denis et porte plainte contre Joseph Lory pour réclamer la liberté qui lui est due ! Un acte impensable pour l'époque et qui va avoir des répercussions incroyables.
En effet, les esclaves n'ont aucun droit et donc, lorsqu'ils sont confrontés à la justice, ils ne peuvent être représentés devant un tribunal que par une seule personne : pas un avocat, mais leur maître ! On imagine mal un maître soutenir une plainte d'un de ses esclaves contre lui-même... Voilà en quoi l'acte de Furcy est exceptionnel, d'un courage inouï, car il prend des risques énormes.
Furcy est aussitôt déclaré "Marron" par son maître, autrement dit, il affirme que Furcy est un fugitif. Conséquence, Furcy est emprisonné. Il ne le sait pas encore, mais c'est un combat de plus de 25 ans qui vient de débuter, combat autour duquel il va connaître la prison, donc, mais aussi l'exil, une humiliation plus forte encore qu'à l'ordinaire.
Esclave pendant 30 ans alors qu'il aurait dû être libre, pris au piège pour avoir voulu revendiquer ses droits pendant 25 ans, vous l'aurez compris, c'est une vie entière qu'on a volée à Furcy, un être humain de chair et de sang que des lois iniques (le terrible "Code Noir" s'appliquait encore en France en cette première moitié du XIXe siècle, après le rétablissement de l'esclavage par Bonaparte en 1802) on rendu inhumain...
Pourquoi un tel laps de temps entre la plainte de Furcy et la décision définitive le concernant ? Parce qu'un homme ne va rien lâcher et suivre le dossier au long de ces années pour essayer d'obtenir gain de cause. Il s'appelle Gilbert Boucher. Lorsque Furcy vient déposer son dossier, il vient d'arriver sur l'île Bourbon et a tout juste pris ses fonctions de procureur général.
L'histoire de Furcy va le bouleverser et il va se battre pour lui. Se battre au point de risquer sa carrière. Il occupera d'ailleurs peu de temps son poste sur l'île : son combat va froisser l'une des personnalités les plus influentes de l'île, le baron Desbassayns de Richemont, qui n'aura cesse d'obtenir la condamnation de Furcy.
Cette affaire sera la grande affaire de la carrière de Gilbert Boucher. Elle dépassera les rivages de l'île et s'achèvera en 1843 à Paris. Mais, avant cela, il se passera beaucoup de choses que retrace Mohammes Aïssaoui dans son livre. Des éléments de l'affaire elle-même, mais aussi tout ce qui entoure l'histoire de Furcy, pour que nous comprenions bien ce qu'était la société française à cette époque.
Et il est certain, même s'il est difficile de mesurer cet impact avec exactitude, que les turbulences suscitées par l'affaire Furcy, son retentissement en métropole, plus encore, auront joué un rôle dans la prise de conscience qui mènera à l'abolition de l'esclavage en 1848. Mais, on verra dans le livre de Mohammed Aïssaoui que l'application de cette décision ne se fera pas sans mal...
Le plus fou, c'est la manière dont le journaliste a eu vent de l'affaire Furcy : en 2005, les archives relatant l'affaire Furcy furent mises en vente à Drouot. Des archives bien mal conservées, et achetées par l'Etat pour... 2100 euros. C'est dans cette masse de documents qui, il y a 12 ans, ne valaient donc pas grand-chose aux yeux des acheteurs potentiels, qu'il a plongé.
Aïssaoui insiste : son travail n'est pas celui d'un historien, car il ne l'est pas. C'est un travail d'enquête, un travail de journaliste creusant une affaire ayant eu lieu prêt de deux siècles plus tôt, c'est parfois un travail de romancier, car il concède avoir comblé quelques manques dans cette histoire. Mais surtout le travail d'un homme que l'histoire de Furcy a bouleversé et révolté.
Avec un constat terrible : au XXIe siècle encore, la question de l'esclavage et le rôle de la France dans cette période restent encore écrasés par une chape de silence qu'on peine à percer. "On en sait plus sur le Moyen-Âge que sur l'esclavage", écrit Aïssaoui, qui dénonce le peu d'intérêt porté à ce sujet par les historiens et les universitaires...
Avec ce récit, dans lequel il intervient parfois en personne pour raconter son ressenti, ses interrogations personnelles, ses voyages, sa découverte de la Réunion, Mohammed Aïssaoui, également auteur du passionnant "l'étoile jaune et le croissant", entend modifier cet état de fait, participer à une prise de conscience nécessaire de tout un pays.
En plus du récit de l'affaire Furcy, à proprement parler, Mohammed Aïssaoui nous propose de lire des extraits de livres et de journaux de l'époque évoquant l'esclavage et qui s'avèrent plus parlants que n'importe quel autre texte pour aborder le sujet. On ressort de tout cela particulièrement mal à l'aise, écoeuré et bouleversé, et pas uniquement par le cas particulier de Furcy.
Mais revenons tout de même à lui. Avec ce détail extrêmement puissant que nous raconte Mohammed Aïssaoui : à chaque fois, au cours de ces 26 ans, que Furcy s'est présenté devant la justice, sur l'île Bourbon comme à Paris, il tenait à la main un exemplaire de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, votée en 1789 par l'Assemblée nationale constituante...
On sait peu de choses sur la vie de Furcy avant qu'il ne dépose plainte, on sait peu de chose sur ce qu'il a traversé après avoir ainsi agi, on ne sait rien de ce qui suivra la décision de 1843 lui accordant une liberté pleine et entière. Et pourtant, à travers ce que nous en raconte Mohammed Aïssaoui, on découvre une personnalité très attachante dotée d'une force inouïe et d'une détermination sans faille.
Mais, le plus bouleversant, c'est de lire les propres mots de Furcy, écrits de sa main. En effet, au cours de ses recherches, Mohammed Aïssaoui a découvert sept lettres envoyés par l'esclave à Gilbert Boucher. Ce dernier les aura-t-il reçues et lues ? Combien Furcy en a-t-il envoyées ? Impossible à dire, ce qui frappe, c'est que Furcy a réussi à suivre les nombreuses mutations qui ont jalonnées la carrière de Boucher, magistrat forte tête qui a beaucoup bougé.
La phrase de titre de ce billet est la signature d'une de ces lettres. Mohammed Aïssaoui en reproduit une partie dans le livre. On imagine ce qu'on doit ressentir lorsqu'on découvre de tels documents. Mais, pour le simple lecteur que je suis, ces passages sont un coup au plexus, la source d'une puissante émotion et d'une grande colère, également.
Il reste très peu de documents d'époque sur le sujet, sans doute beaucoup d'archives familiales ont été détruites lorsque l'esclavage a été définitivement aboli, en 1848. "L'histoire de l'esclavage est une histoire sans archives", a écrit Hubert Gerbeau, un des rares universitaires français à avoir travaillé en profondeur sur l'esclavage.
Mais, il existe encore moins de témoignages directs d'esclaves, parce qu'on ne leur a pas donné l'occasion de témoigner, parce qu'ils ne savaient bien souvent ni lire ni écrire, parce qu'ils avaient juste le droit de se taire... Aussi le cas Furcy est-il tout à fait hors norme puisqu'il vient combler ces manques. C'est peu, mais c'est aussi un véritable trésor pour envisager la question de l'esclavage.
Je n'étais pas un partisan de l'esclavage avant d'entamer cette lecture, rassurez-vous, mais sans doute ne mesuré-je pas l'ampleur de la question. Oh, bien sûr, j'ai travaillé à l'école sur le commerce triangulaire, mais une heure ou deux, je pense. J'ai lu sur la question, me reviennent "Noir négoce", d'Olivier Merle ou "La Saison de l'ombre", de Léonora Miano, mais tout cela n'est rien face à Furcy.
Et forcément, cela pousse à un examen de conscience, à des questionnements profonds. C'est d'ailleurs aussi un des aspects qu'aborde Mohammed Aïssaoui dans le livre, qui s'interroge sur sa position vis-à-vis du sujet, sur sa culpabilité, sur sa colère, aussi. Et on ne peut que le suivre dans cette démarche.
Je vais terminer ce billet par une phrase de Gilbert Boucher, qui a laissé une volumineuse somme sur le cas Furcy. Il y écrit, à propos de la mère de Furcy, qui, toute sa vie, accepta l'inacceptable sans jamais perdre espoir : "Madeleine opposa le silence à l'injustice". Son fils, lui, fera le choix contraire et contribuera à la fin de ce crime contre l'humanité qu'est et sera toujours l'esclavage.
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