lundi 26 juin 2017

"Les monstres n'existent que dans le coeur des hommes".

En ce moment, on parle beaucoup de dystopie, c'est très tendance, ça fait un carton partout, on adore être pessimiste et se faire peur, c'est comme ça. Alors, sortons des sentiers battus et parlons un peu d'utopie. Cette idée d'une société idéal (disons plutôt tendant vers l'idéal) est au coeur d'un premier roman de fantasy sorti l'an passé, "Anasterry", d'Isabelle Bauthian (aux éditions ActuSF, sous le label Bad Wolf). Premier roman, et premier volet de ce qui devrait être un cycle (intitulé "les Rhéteurs") construit autour d'un territoire baptisé Civilisation et qui devrait nous emmener, au fil des tomes dans les différentes baronnies qui composent ce territoire. Et, pour débuter, direction Anasterry, la baronnie modèle, si l'on peut dire, prospère et misant sur la culture et sur l'éducation pour parvenir à une société la plus égalitaire possible. Anasterry est le phare de Civilisation, mais, la vie dans cette baronnie exemplaire est-elle si rose qu'on le dit ?




Anasterry est donc une baronnie parfaite. En tout cas, la plus proche de ce qu'on peut appeler la perfection. Et ces choix politiques donnent de vrais résultats : la population est éduquée, chacun a son libre arbitre pour mener sa vie comme il l'entend, la prospérité profite au plus grand nombre, le baron Cal d'Anasterry est un dirigeant éclairé.

De quoi inspirer les autres baronnies de Civilisation, qui n'ont pas toutes cette chance. C'est par exemple le cas de la baronnie voisine de Montès, dirigée d'une main bien plus rude, dans un esprit bien moins libertaire et dont l'héritier, Deloncio, appelé à en prendre un jour prochain les rennes, a tout d'un futur dictateur...

En fait, plus que de l'inspiration, c'est de l'étonnement qu'on ressent à Montès lorsqu'on évoque Anasterry : comment une société aussi peu organisée, du moins en apparence, peut-elle aussi bien fonctionner ? Comment une société qui octroie aux mi-hommes un statut social presque équivalent aux citoyens humains, ne s'écroule-t-elle pas ?

Habitués aux rigueurs du pouvoir à Montès, les citoyens de cette baronnie ont vraiment du mal à comprendre leurs voisins... A Montès, les mi-hommes n'ont aucun droit, et puis quoi encore, on les considère plus comme des animaux que comme des humains, et cela ne choque personne, bien au contraire. Chacun à sa place, et la baronnie ne s'en portera que mieux, pense-t-on à Montès

Renaldo est le fils cadet du baron de Montès. Le jeune frère de Deloncio, donc. C'est un jeune homme fier, et même très orgueilleux, sûr de son fait et de son bon droit, sans doute moins brutal que son aîné, mais pas pour autant un grand libéral. Il est aristocrate, il appartient à la famille régnante à Montès, il entend qu'on le respecte pour son rang.

Quand on lui parle d'Anasterry, il répond carrément : anarchie. Pour lui, le système politique de la baronnie voisine n'est pas juste incompréhensible, il est inconcevable. Il est même persuadé qu'il y a un loup quelque part. Alors, sous couvert de la signature d'un accord commercial entre Montès et Anasterry, il prend la route de cette baronnie pour y rencontrer le baron Cal.

Mais, son idée est d'observer avec la plus grande attention les rouages d'Anasterry pour y déceler les éléments qui feront tomber l'image trop positive et proprette de cette baronnie, qui ne peut décemment pas fonctionner en laissant ses citoyens agir à leur guise. Et, pour l'épauler dans cette quête, Renaldo a choisi son meilleur ami, Thelban Acremont.

Vous l'aurez remarqué, Thelban n'appartient pas à l'aristocratie de Montès. Non, c'est un riche bourgeois, le fils du fondateur de la Guilde des Epices de la baronnie. Lui aussi, comme son ami, sait d'où il vient, et comme l'origine diffère, les comportements aussi. Mais pas forcément en mieux. Thelban est moins transparent que son ami, moins rigide aussi que Renaldo.

S'il est loin d'être lui-même un utopiste forcené, admirateur d'Anasterry, il est moins empli de certitudes que Renaldo, plus pragmatique, en bon homme d'affaires qu'il a été formé à être. C'est un garçon intelligent, roublard et ambitieux, très ambitieux, même. L'ambition de ceux qui croient que le pouvoir de l'argent pourra un jour supplanter le pouvoir héréditaire...

Séducteur, cynique autant que Renaldo est naïf, volontiers manipulateur et peu enclin à faire des sentiments, il se présente plutôt comme un humaniste et, en cela, il semble plus proche du système d'Anasterry que son ami. Et du coup, il est là pour modérer les ardeurs de Renaldo, au caractère plus emporté, afin d'éviter tout incident diplomatique... Qui pourrait remettre aussi en cause ses propres projets...

Et l'incident va bien se produire. Mais sûrement pas celui que redoutaient les jeunes hommes de Montès... En s'aventurant dans les marais d'Anasterry, Renaldo va découvrir de mystérieuses créatures. Pas des mi-hommes, encore moins des humains... Le seul mot qui lui vient à l'esprit, c'est : monstres. Et le choc est tel que Renaldo veut en savoir plus.

Mais les monstres, ça n'existe pas à Anasterry, ou alors, juste dans le coeur des hommes, comme le dit la citation placée en titre du billet. La version officielle, c'est que Renaldo s'est trompé, que ce qu'il a vu est un animal sauvage, rien de plus. Et si, sans le faire exprès, Renaldo avait découvert le point faible d'Anasterry ?

Une utopie est-elle possiblement réalisable ? Voilà une des questions que pose Isabelle Bauthian dans "Anasterry". Heureusement pour nos lycéens, elle ne s'occupe pas de la rédaction des sujets du bac philo ! Car, ne nous y trompons pas derrière des situations et des personnages qui peuvent paraître assez légers, se cache un propos politique très intéressant.

On pourrait parler de raison d'Etat, si l'on devait employer un vocable appartenant à nos systèmes politiques. Plus prosaïquement, on se demandera ce que l'on n'est prêt à cacher pour sauvegarder les apparences et donner des airs de paradis à un pays où l'on a planqué quelques squelettes dans des placards oubliés au fin fond de cave (c'est une image ! Quoi que...).

Dans ce billet, je me suis déjà attaché à parler des deux personnages extérieurs, Renaldo et Thelban, mais le personnage clé, ce n'est sans doute pas eux. Pas plus que Constance, l'officière de la garde d'Anasterry qui va accompagner les deux notables de Montès au cours de leur périple en Anasterry (mais c'est un très beau personnage).

Non, c'est sans doute le personnage de Cal qui devrait retenir notre attention. Oh, bien sûr, il est moins flamboyant, moins charismatique que Renaldo et Thelban, il est plus falot et plus discret, mais il ne faudrait pas le sous-estimer. Après tout, c'est lui qui dirige cette baronnie parfaite, c'est lui qui a fondé cette société où tout le monde semble heureux.

Il n'a rien du "Prince", de Machiavel, il semble en être même tout le contraire, car son mode de gouvernement ne repose pas du tout sur l'adage qui veut que la fin justifie les moyens. Mais, alors, que se passe-t-il dans les marais d'Anasterry ? Et pourquoi Cal semble-t-il vouloir absolument convaincre ses visiteurs qu'ils se trompent ?

Un mot sur Constance. Elle incarne parfaitement l'image d'Anasterry : jeune et bien faite de sa personne, issue de l'aristocratie mais ayant choisi la carrière militaire alors que, dans toute autre baronnie de Civilisation, elle aurait eu un destin plus mondain, officière mais logée à la même enseigne que les hommes qu'elle commande...

Elle est l'archétype de l'idéaliste, heureuse d'être le maillon de l'utopie réussie d'Anastery, une vraie VRP de ce modèle social extraordinaire, et forcément, cela déconcerte nos deux voyageurs, un peu surpris de se retrouver avec elle comme guide. Elle n'a pas fini de les surprendre, car elle n'a rien de l'oie blanche qu'il s'attendait à trouver.

Revenons aux deux personnages centraux, Renaldo et Thelban. A priori, ils sont un peu comme les deux Persans de Montesquieu, ce qui nous renvoie à la tradition des contes philosophiques, genre politique s'il en est. Mais, si on se rapproche de ces deux-là, on change vite de point de vue, car on se retrouve face à deux têtes à claque !

Renaldo surpasse son ami dans ce domaine et il tutoie des niveaux de performance olympiques en la matière. J'aurais dû employé l'expression depuis bien longtemps déjà : c'est un sale gosse pourri gâté. En cela, on retrouve des thèmes classiques de fantasy : entre son départ pour Anasterry et la conclusion de son voyage, il aura changé, il aura appris.

Enfin, il faut l'espérer...

On pourrait même ajouter qu'on a un personnage qui va se mettre en quête d'une certaine rédemption. Eh oui, un peu de culpabilité, ce n'est pas très original, mais venant de Renaldo, si sûr de lui, c'est plus surprenant. Et, pour avoir croisé son frère aîné et l'avoir vu à l'oeuvre, on pourrait même se demander si la famille Badiare de Montès pouvait en ressentir.

Alors, oui, il doit se faire pardonner de sa curiosité qui a eu des conséquences dont il a bien vite perdu la maîtrise. Se faire pardonner des citoyens d'Anasterry, mais sans doute se pardonner à lui-même. Mine de rien, on a un roman d'apprentissage, avec un garçon qui, sous son côté insupportable (vous voyez Billy the Kid, version Lucky Luke ?) devrait avoir un peu plus de plomb (et de sagesse) dans la cervelle...

Amusant de voir la différence entre le naïf qu'est Renaldo et l'idéaliste qu'est Constance. Je ne suis pas sûr que l'un de ces sorts soit plus enviables que l'autre... Serais-je cynique à ce point, pour me dire que le plus sage des trois, ce serait Thelban, qui ne se laisse pas enfermer dans ses certitudes et avance ses pièces avec plusieurs coups d'avance en tête ? Hum...

Restons-en là avant que je rejoigne le rang des têtes à claques...

Ce qui est intéressant, ce que Isabelle Bauthian nous raconte le passé des deux garçons depuis leur enfance (ils ont à peine 20 ans, lorsqu'on les suit à Anasterry). En alternant les chapitres situé en l'an 17 du règne de Kolban le Roux et ceux se déroulant des années plus tôt, l'auteure éclaire la personnalité des deux voyageurs et permet de mieux comprendre leur comportement présent.

La construction est donc intéressante, mais le ton aussi. Ni trop sérieux et sombre, comme souvent peut l'être la fantasy, ni trop décalé et comique. On est dans un juste milieu assez agréable qui rend cette lecture plaisante, sérieuse sans se prendre trop au sérieux, un roman avec des thématiques qui poussent à la réflexion, mais pas à la prise de tête.

Isabelle Bauthian travaille comme scénariste de bande dessinée depuis un moment et, si son projet romanesque, de son propre aveu, a longtemps mûri avant d'être jeté sur le papier, elle s'est d'abord nourrie du 9e art. J'ai trouvé que cela se ressentait dans son écriture et cela donnait ce climat particulier qui m'a bien plus tout au long de cette lecture.

Ah, un dernier mot, je suis déjà long, non ? Sur les monstres... C'est un thème que je développe souvent sur ce blog, vous l'aurez noté... Avec cette distinction qu'il faut faire entre l'apparence et l'essentiel. Oui, on peut passer aux yeux des autres pour un monstre parce qu'on ne correspond pas aux bons canons.

Les créatures des marais d'Anasterry, par leur apparence, leur côté sauvage, suscitent la peur, le rejet. Et donc, il est facile de leur apposer illico l'étiquette de monstre et de ne pas aller plus loin. Or, la monstruosité qu'il faut redouter le plus ne se trouve-t-elle pas ailleurs ? Hein ? Chez des gens en apparence tout à fait conformes aux fameux canons ? Hein ?

En clair, les monstres les plus à craindre sont ceux qui ne se voient pas au premier regard, mais ceux qui font preuve de monstruosité dans leurs comportements... C'est dans le coeur des hommes que la monstruosité est tapie, attendant, la fourbe, le moment propice pour s'exprimer. Et le pire, c'est que cela vaut même pour les personnes les mieux intentionnées, pour réaliser les plus beaux projets.

A Anasterry, comme ailleurs.

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