Le roman noir est un genre dans lequel les auteurs américains restent des maîtres. Plus psychologique que le thriller, ne mettant pas forcément en scène des policiers, ou pas dans les rôles centraux, contrairement au polar, c'est aussi une forme de roman à suspense qui ne mise pas sur un rythme effréné, mais sur d'autres approches. Depuis quelques mois, un roman noir à la française m'intriguait et, comme souvent, j'ai profité de l'été pour combler mon retard et lire enfin "Rien ne se perd", de Cloé Mehdi (publié aux éditions JIGAL et annoncé pour le mois de septembre en poche chez J'ai Lu). Une histoire qui, par bien des côtés, fait écho à l'actualité et pose des questions aussi délicates que la justice, la vengeance, l'application de la loi à géométrie variable et la spirale de violence que tout cela peut entraîner. Au coeur de cette histoire, un gamin complètement perdu, dommage collatéral d'une situation qui le dépasse et qui peine à voir la vie autrement qu'en noir...
A 11 ans, Mattia doit vivre avec un tuteur légale. Sa famille s'est disloquée après le suicide de son père. Sa mère, murée dans le désespoir, n'a plus voulu l'élever et sa grande soeur a préféré la fuite. Elle est tout le temps en voyage, ne dit jamais où elle est, revient sans prévenir et repart de la même manière, sans jamais préciser si on la reverra un jour.
Dans sa tête d'enfant, tourne en boucle une phrase que lui a dite sa mère le jour de l'enterrement de son père, alors qu'il n'avait que 5 ans : "Ne t'attache jamais à personne parce que tout le monde finira par t'abandonner". Bien difficile, dans ces conditions, de trouver sa place dans un monde qui est loin d'être accueillant.
Matti vit donc avec Zé, son tuteur, et Gabrielle, la compagne de celui-ci, dans un appartement d'une banlieue modeste, à quelques kilomètres de la cité où il a passé les premières années de sa vie. Intelligent, mais très renfermé, Mattia est un élève médiocre qui ne s'intéresse pas à ce qu'on veut lui apprendre. Et il consulte une psy à qui il se confie, sans que cela le rassure vraiment.
Solitaire, n'ayant quasiment aucun ami de son âge, sujet à des cauchemars récurrents, Mattia broie du noir. Garçon très attentif à ce qui l'entoure, bien plus que ne le croit la plupart des adultes qu'il côtoie, il a pris l'habitude d'écouter aux portes pour apprendre ce qu'on lui cache. Et, bien souvent, cela n'améliore pas son humeur.
Fidèle à la demande de sa mère, il essaye de tout faire pour ne pas s'attacher à sa "nouvelle" famille. Il n'hésite pas à se montrer dur, voire agressif et parfois insultant avec Zé, qui n'a pourtant rien d'un méchant garçon. Passionné de littérature et de poésie en particulier, il travaille comme gardien de nuit dans une grande surface et essaye de faire de son mieux avec Mattia.
Il faut dire qu'il est bien jeune pour être tuteur : pas encore 25 ans, il ressemble plus à un grand frère qu'à un père de substitution... Alors, il fait de son mieux, mais personne n'est parfait, et il lui arrive souvent d'être en retard à la sortie de l'école pour récupérer Mattia, voire de l'oublier carrément, lorsque son esprit est ailleurs.
A sa décharge, Zé a une deuxième personne à charge : Gabrielle, sa compagne, est dépressive. Lorsque le roman s'ouvre, elle vient d'ailleurs de commettre une tentative de suicide, bouleversant Zé, mais aussi Mattia, qui se sent proche de cette jeune femme et de son désespoir... Lui aussi les ressent, lui aussi peine à comprendre cette vie et à l'envisager à long terme...
Et puis, voilà que réapparaît sur les murs de la ville, taguée par des inconnus, un visage. C'est celui de Saïd, un jeune garçon de 15 ans, tué avant la naissance de Mattia lors d'un banal contrôle d'identité qui a mal tourné, comme on dit. En réalité, il a été frappé à coups de matraque par un policier, déclenchant une vague de colère et de manifestations.
Une réaction qui n'a pas empêché la justice d'acquitter le policier impliqué dans ce drame, alors que rien dans le dossier ne semblait démontrer l'attitude menaçante de Saïd... Sa famille et le collectif qui s'était constitué autour d'elle pour réclamer justice ont eu beau se démener, rien n'y a fait. Et puis, l'histoire est tombée peu à peu dans l'oubli... Jusqu'à maintenant.
Là encore, Mattia observe... Cette histoire, il en entend parler depuis toujours. Sa situation est, d'une certaine manière, une conséquence de la mort de Saïd. Voilà encore quelque chose que Mattia ne comprend pas : pourquoi faire resurgir cette vieille histoire, et les douleurs qui l'accompagnent ? Pourquoi doit-il à nouveau souffrir de ce drame qui a détruit sa famille ?
Je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'expliciter les liens que ce roman peut avoir avec l'actualité. Des histoires comme celle de Saïd, il s'en produit malheureusement trop souvent. Et la conclusion est souvent la même : l'acquittement du représentant de la loi dont le zèle s'est avéré meurtrier... Dans "Rien ne se perd", l'homme a été soutenu par ses collègues, tous racontant une histoire identique au mot près...
Ces histoires, qu'on résume bien souvent aux termes "bavures" ou "faits divers", ont contribué à la dégradation des relations entre les habitants de ces quartiers, rarement à la fête, et les policiers. Un sinistre jeu de la poule et de l'oeuf où chacun se renvoie la responsabilité première des événements. Et, à l'arrivée, une spirale qui transforme ces lieux en poudrière.
Voilà où a grandi Mattia, marqué bien malgré lui par ce drame, qui s'est déroulé avant même qu'il ne naisse. Pourtant, il continue d'en payer le prix, et il ne comprend pas pourquoi. Mattia, on s'y attache vite, c'est un gamin plein de vie et pourtant, en proie à des questionnements existentiels qui ne sont pas de son âge (et que, de toute manière, on ne souhaiterait à personne, même adulte).
Mattia est le fil conducteur du roman. Il est le narrateur de la plupart des chapitres qui composent le roman. Il s'exprime à sa manière, à la fois cash et pleine de candeur, et derrière ses mots, on ressent ce mal-être douloureux qui ne le quitte jamais. Une solitude terrible, un manque d'amour familial qui le ronge et une angoisse profonde face à l'avenir...
"Rien ne se perd", à sa manière, est un roman picaresque, mais écrit dans le contexte de ce début de XXIe siècle. L'attitude de Mattia, empreinte de gravité et de tristesse, peut aussi faire sourire, par moments. Mais, on entre surtout en empathie avec lui, qui nous raconte son quotidien difficile dans toute la première partie du livre.
Le roman de Cloé Mehdi n'est cependant pas juste le récit d'une enfance contrariée, malmenée, l'histoire d'un gamin que les circonstances poussent à grandir trop vite. Il possède une partie chorale qui voit d'autres personnages intervenir au fil du récit. Ces chapitres-là ne sont pas à la première personne, comme ceux mettant en scène Mattia, mais à la troisième.
Pour être franc, j'aurais aimé que Cloé Mehdi joue le jeu du roman choral sur l'ensemble du récit, à l'image de "Collision", remarquable film de Paul Haggis, dont certains thèmes sont d'ailleurs assez proches de ceux que développent "Rien ne se perd". Je pense que ce serait faisable sans trop devoir remanier le fil du récit.
Mais peut-être cela aurait-il empêcher de faire de Mattia le personnage central du livre, c'est vrai, alors, restons sur le livre tel que nous l'avons en main. Car, si Mattia focalise l'attention, d'autres personnages, dont ceux déjà évoqués dans ce billet, gravitent autour de lui. Le lecteur est sur un pied d'égalité, il ignore bien des choses.
Elles vont se révéler progressivement au fil des chapitres, alors que, dans le même temps, les secrets des uns et des autres apparaissent. Certains n'en sont plus vraiment, comme le passé de Zé, qu'il traîne comme un boulet et cherche à effacer par tous les moyens. D'autres, en revanche, ont été très bien gardés et leur révélation va accompagner la montée de la tension dramatique.
"Rien ne se perd" est un roman noir. Il n'y a pas d'intrigue à proprement parler, lorsqu'on le commence. On a en main la chronique d'une vie qui se construit de guingois, paradoxal quand on appelle "tuteur" celui qui se retrouve en charge de faire pousser l'enfant bien droit... L'histoire d'un enfant qui, du haut de ses 11 ans, cherche simplement à comprendre les actions et les réactions des adultes. En vain.
Dépassé, il l'est dès les premières lignes, ce pauvre Mattia. Et cela ne va pas aller en s'arrangeant, au fil des événements. Imaginez-le, à hauteur d'enfants, au milieu d'adultes, tous plus grands que lui. Et c'est comme s'il n'existait pas, comme si tous savaient des choses que lui ignore. Et ce qu'il ignore, ce pourrait être tout ce qui fait de sa vie une longue litanie de jours sombres et sans espoir.
"Rien ne se perd", c'est une espèce de rite de passage pour un gamin perdu qui va brusquement quitter l'enfance, sans l'avoir demandé. Ce roman, c'est aussi la métamorphose de Mattia, chrysalide qui devient papillon dans un contexte bien particulier. Et bien peu propice à l'épanouissement. On s'attache à lui, je l'ai dit, et donc, on s'inquiète pour lui. Où en sera-t-il au moment de le laisser, une fois tournée la dernière page ?
L'écriture de Cloé Mehdi possède une force particulière. On ressent sa colère, sa révolte, sa dénonciation de la justice et de ses dysfonctionnements, des inégalités sociales qui justifient ces décisions iniques, cette société à plusieurs vitesses contre laquelle on ne fait rien, sinon sans cesse la reproduire d'une génération à la suivante. D'un drame au suivant. D'une mort à la suivante.
En cela, elle s'inscrit bien dans la tradition du roman noir qui, dès ses origines, aux Etats-Unis, est un genre politiquement engagé. Politiquement enragé, même, si vous me permettez ce jeu de mots. "Rien ne se perd" ne mâche pas ses mots, ne prend pas de pincette, ne recherche aucune rédemption (contrairement à "Collision", dont je parlais plus haut) et se fait réquisitoire, pour combler son absence en réalité.
"Rien ne se perd" est un roman sur la culpabilité, dans toutes les acceptions du mots. Dans toutes les façons de la ressentir, de la vivre. Même de façon irrationnelle, comme Mattia. Oh, bien sûr, chez l'enfant, il y a de l'angoisse et de la colère, mais aussi, une forme de culpabilité, celle de n'être pas assez bien pour que sa famille soit restée soudée...
Colère et culpabilité... Et si ces deux sentiments étaient en fait les deux faces d'une même médaille, à la fois opposées et complémentaires ? Un peu comme la justice et la vengeance... Quand la première s'efface, elle laisse la voie libre à la seconde. De la vengeance naît la violence, et la violence entraîne la vengeance... Effroyable cercle vicieux...
Cloé Mehdi n'a que 25 ans. "Rien ne se perd" est son second roman, après "Monstres en cavale" (paru aux éditions du Masque), et l'on ne peut être que frappé par la maturité de son écriture, dure, sans fioriture, franche, lapidaire... Une écriture qui attrape le lecteur et ne le lâche pas, le conduit avec autorité vers le but fixé.
Et ça marche, les nombreux prix que reçoit Cloé Mehdi, pour ses romans, mais aussi dans différents concours de nouvelles, en témoignent. Cette jeune femme, originaire de la région lyonnaise, est certainement une des grandes plumes à suivre, et pas seulement en roman noir, même s'il s'agit de son genre de prédiction. Mon petit doigt m'a dit qu'elle pourrait faire un détour vers l'imaginaire...
Avec "Rien ne se perd", elle signe un roman d'une grande noirceur, mais qui s'inscrit dans le quotidien, loin des effets spéciaux et des histoires extraordinaires que l'on retrouve au rayon thriller. Quelque chose d'intimiste, en fait, une histoire de famille démantibulée, l'histoire d'un gamin qui devient adulte trop vite, mais découvre aussi l'espoir...
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