jeudi 24 août 2017

"Internet et le code, c'est du corps, et le corps est un réseau, dans lequel tous les éléments sont reliés".

Chez Actes Sud, cette rentrée littéraire semble placée sous le signe de l'immortalité. Enfin, de la quête d'immortalité. Ou, encore plus précisément, du refus de la mort. C'est en effet un des éléments forts de "Zabor ou les psaumes", de Kamel Daoud, et ce sujet est également abordé, de façon très différente, dans notre roman du soir. On touche ici à un sujet déjà évoqué plusieurs fois sur le blog, le transhumanisme. Mais, dans "L'Invention des corps", Pierre Ducrozet (chez Actes Sud, donc) va plus loin que la simple histoire de ces milliardaires qui rêvent d'abolir la mort. Il s'intéresse aussi à leurs exacts contraires. Plus clairement, il explore deux utopies qui, par les mêmes moyens, recherches des buts proches mais très différents, expose ce qui pourrait tourner à la dystopie dans cette furieuse bataille technologique (et idéologique) et décrit l'entrée de plain-pied de notre civilisation dans le XXIe siècle. Et, belle performance, il enveloppe tout cela dans un véritable roman d'action qu'on ne lâche pas.



Álvaro, jeune homme né d'un père mexicain et d'une mère cubaine, s'est découvert très tôt une passion pour l'informatique. Une passion, et un talent certain qui l'a naturellement poussé à jouer les hackers. Il a été proche un temps des Anonymous, mais il ne s'est pas reconnu dans leur engagement idéologique et a préféré prendre ses distances.

A l'été 2014, il est contacté par l'Ecole Normale Isidro Burgos d'Ayotzinapa, une petite ville de l'Etat de Guerrero, voisin de celui de Mexico. On lui propose de donner des cours aux étudiants dès la rentrée. Sans réfléchir, et même s'il n'en a pas forcément envie, Álvaro accepte. Il débarque dans un établissement où la contestation politique est forte.

En septembre, d'ailleurs, les étudiants se mobilisent pour manifester contre la corruption qui sévit à tous les niveaux au Mexique et dénoncer la collusion entre les pouvoirs publics, et jusqu'au plus haut niveau, et les cartels de narcotrafiquants. Álvaro accompagne les manifestants quand, dans la ville d'Iguala, le convoi est attaqué.

Ces événements vont faire date, le bilan est effroyable. Álvaro survit miraculeusement et parvient à s'enfuir, fou de colère et profondément traumatisé par ce qu'il a vécu. Sous le choc, il s'enfuit et décide de disparaître, de quitter ce pays dans lequel il ne se reconnaît plus, dans lequel il n'a plus aucune confiance. Direction, les Etats-Unis.

Ce n'est pas qu'il fasse plus confiance aux Américains, mais il veut qu'à Iguala, on oublie jusqu'à son existence. Alors, à pied, il traverse le pays jusqu'à cette frontière, l'une des plus surveillées au monde. Il devient un "dos mouillé", comme on appelle les candidats au passage clandestin vers le sol américain et, avec l'aide d'un passeur, il entre aux Etats-Unis.

Clandestin, sans le sou, mais confiant en ses moyens, et particulièrement en ses talents de programmeur, il s'installe en Californie. A South Los Angeles, quartier à majorité latino, où il pourra se fondre dans le décor. Malgré la rage qu'il ressent et le souvenir d'Iguala qui le ronge, il cherche l'opportunité qui lui permettra de démarrer une nouvelle vie, loin du carnage.

Et cette occasion va prendre la forme d'une conférence que donne une des figures de la Silicon Valley, Parker Hayes, dans un hôtel de LA. Fasciné par ce qu'il entend, Álvaro lui offre ses services comme programmeur. En vain, dans un premier temps. Mais, bientôt, le visionnaire milliardaire lui propose un job. Sauf que ce n'est pas tout à fait celui qu'espérait le jeune Mexicain...

Il y a longtemps que je n'ai pas abordé un livre en évoquant principalement ses personnages, il est temps de recommencer, car "l'Invention des corps" s'y prête bien. D'abord, parce que ce que je viens de vous raconter, ce résumé, n'est finalement pas d'une grande utilité pour savoir de quoi il est sujet. On se focalise sur les événements d'Iguala, mais ils ne sont que l'étincelle qui enclenche l'histoire.

Álvaro, d'abord. Sur lui, j'ai dit l'essentiel, déjà. Par la suite, c'est sa rage (c'est le mot employé dans le livre) qui domine. Il ne parle quasiment plus, ne répond pas quand on lui pose une question, accepte le marché de Hayes pour l'argent, en se disant que dès qu'il en aura mis assez de côté, il tracera sa route. Un homme en colère, mais contre tout, contre tous. Un nihiliste, sans aucune perspective.

C'est vrai qu'on a peu de prises pour parler de lui, seul cette immense colère transparaissant durant la plus grande partie du livre. Mais, ce qui lui arrive est l'un des éléments clés du récit et ses actes, même minimalistes, même anodins en apparence, auront une finalité qui fera d'Álvaro un antihéros, un rebelle et sans doute, un modèle dans son genre.

A priori, Parker Hayes semble bien plus intéressant. Si je ne dis pas de bêtise, Pierre Ducrozet s'est inspiré d'un personnage réel, Peter Thiel, cofondateur de PayPal, entre autres, pour bâtir ce personnage. Hayes fait partie de cette génération de jeunes entrepreneurs de la Silicon Valley qui ont participé, dans les années 1990-2000 au lancement de la nouvelle révolution industrielle, autour d'internet.

Et, parmi ses activités, Parke Hayes en a une à laquelle il consacre de plus en plus de temps (et d'argent) : en finir avec la mort. Comme nombre de ses petits camarades, Hayes est engagé dans le mouvement transhumaniste. Mais, digitaliser le corps ne lui suffit pas, il cherche dans un laboratoire appelé le Cube, basé à San Francisco, d'autres solutions... qui font froid dans le dos.

Hayes, c'est un mélange entre le docteur Frankenstein et le Blofeld de la série James Bond. C'est une espèce d'animal à sang froid (et même glacial) qui vit dans une sphère manifestement différente de la nôtre, envisageant tout en grand, se foutant de l'argent, mais pas du pouvoir qu'il procure, rêvant à la constitution d'une élite transhumaine qui vivrait sur des îles artificielles à l'écart du commun des mortels...

En découvrant ce personnage, je repensais à un autre roman qui, il y a quelques années, avait également marqué une rentrée littéraire d'automne : "La théorie de l'information", d'Aurélien Bellanger. Mais, à côté de Parker Hayes, son Pascal Ertanger (double de Xavier Niel) est un enfant de choeur, un doux rêveur.

Hayes incarne la frange dure de la Silicon Valley : politiquement, c'est un conservateur, et pas un tiède, économiquement, c'est un disciple d'Ayn Rand. Un problème se présente, l'argent engrangé doit le régler rapidement. Mais, c'est aussi un visionnaire, quelqu'un qui sait repérer les projets les plus prometteurs (Thiel fut un des premiers investisseurs de Facebook et cela lui rapporta très gros).

"La mort est une idéologie comme une autre", dit-il, sans ironie (je ne suis même pas sûr qu'il connaisse ce concept). C'est surtout un formidable enjeu économique. Qui contrôlera la mort, contrôlera le monde, a-t-on envie de renchérir. Et, en attendant de, peut-être, y parvenir, il a déjà, soyez-en sûr, entamé une campagne de clonage idéologique très efficace qui, au quotidien, donne naissance, dans la Silicon Valley, à plein de petits Parker Hayes...

Adèle Cara est une scientifique française. Une biologiste dont la spécialité est l'étude des cellules du corps humain et leur fonctionnement. En poste à Strasbourg, elle s'ennuie. Alors, après plusieurs refus, elle accepte de rejoindre le Cube de Hayes. Comme Álvaro, elle considère Hayes comme un fou, peut-être même un fou dangereux, mais elle espère gagner un max en peu de temps et passer vite à autre chose.

Elle est l'exemple que l'argent n'achète pas tout. Ses services, bien sûr, mais pas son âme. Adèle, c'est Marguerite repoussant Faust et ses bijoux, refusant de vendre son âme au diable contre quelque somme que ce soit. Jusqu'à se révolter. A un moment, je l'ai imaginée se lançant dans un road-trip façon "Thelma et Louise", mais vous verrez que c'est tout autre chose qui va se produire...

Werner Fehrenbach est le doyen des personnages que nous évoquerons. Son histoire, et même celle de sa famille, est le sujet d'un chapitre entier de "l'Invention des corps", à vous de le lire. C'est un des pionniers de ce qui va devenir internet, un de ceux qui a pressenti, dès le milieu des années 1960, l'émergence de ce concept, l'homme qui a inventé le mot cyberespace.

Comme Hayes, je suppose que ce personnage de fiction s'inspire d'un, voire de plusieurs personnages réels, mais comme je suis moins sûr de moi, je ne m'avancerai pas à donner des noms. Le plus important, c'est que son rêve, à lui, c'est celui d'un internet libéré de toute entrave, exempt de règle, un espace de liberté absolu accessible au plus grand nombre.

Ce qu'il y a de fascinant dans "l'Invention des corps", c'est qu'il met en présence des personnages diamétralement opposés qui vivent à quelques rues les uns des autres et ont des conceptions qui, finalement, ne varie que de quelques iotas d'une même chose : leur matière première, c'est le numérique, les 1 et les 0, le code, mais ce qui diffère, c'est ce qu'ils cherchent à construire avec.

Fehrenbach a ce côté vieux sage bienveillant, ce côté hippie qui lui reste de sa jeunesse qui en font sans doute le personnage le plus sympathique de ce roman. Mais, c'est aussi un observateur avisé de ce qui se passe et on a le sentiment qu'il se sent finalement trahi par tous ceux qui se réclament de lui, les Hayes, comme les pirates du net. Fataliste, mais pas dupe, il a un côté espiègle que j'adore. Un Donald Sutherland avec l'oeil qui frise.

Et puis, je termine avec Lin. Originaire de Hong Kong, c'est, comme Álvaro, un petit génie de l'informatique, plus précoce encore que le Mexicain. Elle est une rebelle de naissance, découvre-t-on. La rébellion comme règle de vie pour ne pas être paria. Fuyant très tôt sa famille, elle est venue à San Francisco où elle fréquente assidûment le hackerspace de Nosebridge.

C'est un personnage fascinant, d'un optimisme permanent, d'une vraie fraîcheur, mais elle est habitée par une ferme détermination. Elle aussi a de grandes idées pour internet. Tout en étant à l'opposé du spectre par rapport à Parker Hayes, on retrouve chez elle une soif d'absolu qui les rapproche. Oserais-je dire qu'elle est anarchiste quand Hayes est anarchocapitaliste ? J'ose !

L'accomplissement que recherche Lin, c'est un peu une Eve 2.0 recherchant l'accès à l'arbre de la connaissance via la technologie. Une pionnière dont l'ambition se rapproche encore une fois du transhumanisme, mais sous une autre forme. Avec les mêmes risques, de mon point de vue, de voir les choses partir à un moment ou à un autre en sucette.

Oui, on a bien face à face deux types d'utopies autour de concepts très proches. Deux philosophies politiques, mais aussi des philosophies de vie, qui s'opposent dans la réalité et qu'on veut transposer dans le cyberespace. Mais, toutes choses égales par ailleurs, peut-on reproduire tout cela dans l'infinité virtuelle sans reproduire avec les mêmes dérives ou erreurs ? Vous avez quatre heures...

Et quid du corps, dans tout ça ? Eh bien, c'est très simple : chacun des cinq personnages évoqués dans ce billet réinvente le corps à sa manière. Alors, je ne vais pas détailler, parce que cela en dirait trop sur des éléments que j'ai laissés dans l'ombre volontairement. Mais, réfléchissez-y, si vous souhaitez comprendre le titre du roman de Pierre Ducrozet.

Une remarque, tout de même : l'auteur démontre que, jusqu'à maintenant, l'humanité était spécialisée dans la destruction des corps, avec la Shoah comme terrible paroxysme. Après ces événements, la science, la technologie, sans doute aussi la culpabilité, tout cela a contribué à ce que l'on se penche sur la construction ou la reconstruction du corps.

Mais on en est désormais à réinvente le corps par la chirurgie esthétique, mais aussi lorsqu'on corrige les erreurs de la biologie, en rendant à tel garçon le corps de femme dans lequel il aurait dû naître. La transsexualité est aussi un invention des corps, vous le verrez. On doit aussi repenser le rôle des corps dans l'espace, dans la société, dans la vie quotidienne...

Ducrozet, à travers le personnage d'Adèle, dénonce la conception archaïque et honteuse du corps de la femme dans notre époque, sujet en vogue s'il en est. Au point que cette jeune femme, aussi belle qu'intelligente (aïe, je tombe aussi dans le sexisme, désolé), se sent étrangère dans son propre corps, sent son esprit et son corps séparés l'un de l'autre. Elle va chercher à se reconstituer, se réinventer.

Et puis, on en serait presque à fabriquer en série des Hommes qui valaient trois milliards (mais sans le ralenti et le bruitage tout pourri). Mieux, on pourrait carrément réinventer les corps, sous des formes complètement nouvelles qui pourraient, dans l'idéal (je mettrais bien des guillemets à ce mot...), mener à l'immortalité...

Enfin, il faut évoquer le titre de ce billet. Là encore, on retrouve la proximité entre les adversaires, car cette citation de Lin a son équivalent presque parfait dans la bouche de Hayes. Le corps est un système quasiment unique : toutes les parties semblent indépendantes, mais en fait, elles contribuent toutes à son fonctionnement en jouant un rôle précis. Si un élément dysfonctionne, tout a des ratés.

Or, la quête de chaque parti engagé dans cette histoire, c'est ça : faire du cyberespace un corps, un système parfait dans lequel chacun agisse de manière autonome tout en contribuant à faire avancer le tout. La quintessence de l'idée qui voudrait que la somme des intérêts particuliers soit égale à l'intérêt général. Belle idée sur le papier, mais le pessimiste qui ne sommeille jamais longtemps en moi doute.

J'évoquais Eve, plus haut, mais c'est vrai que dans ce roman, il y a une espèce de volonté de l'homme d'accéder au rang de divinité, de démiurge, et en ce qui me concerne, je trouve cela extrêmement flippant. Non pas le principe en lui-même (quoi que...), mais parce que je peine à faire confiance à ceux qui essayent de mettre tout ça en oeuvre.

Hayes est l'un des membres d'une oligarchie se rêvant en nouvelle Olympe, tandis que Lin et ses amis sont en quête d'une espèce de fusion avec l'univers où internet devient une sorte de drogue absolue, capable de provoquer des trips comme jamais personne n'en a vécu... Qui a tort ? Qui a raison ? Je n'en sais rien, je ne sais même pas si j'ai la légitimité pour en décider.

Il n'empêche que "L'Invention des corps" est un roman fort, mené tambour battant, avec beaucoup d'actions, beaucoup de fils narratifs, une partie chorale, un zeste de SF, un coté thriller, aussi, un dénouement passionnant... Ce roman aussi est un corps, chaque élément, même s'il paraît détaché du reste, est indissociable du livre dans son intégralité. Ducrozet est au bout du raisonnement.

Et il invente un nouveau genre littéraire : le roman rhizome (explication dans le roman !).

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