mercredi 2 août 2017

"I want muscles all, all over his body (make him strong enough from his head down to his toes)" (Diana Ross).

Eh oui, j'ai eu cette chanson en tête pendant une bonne partie de la lecture, mâtinée, je ne le cacherais pas, d'une certaine ironie. Il faut dire que le roman lui-même est pour le moins sarcastique, mettant en scène une galerie de personnages hauts en couleurs, mais ne brillant pas par leur intellect. Une histoire qui a attiré mon attention car elle se déroule dans un monde très particulier, celui du culturisme, et à un moment charnière de cette discipline, dans laquelle se révéla Arnold Schwarzenegger, par exemple. "Body", de Harry Crews (récemment réédité par Folio dans la traduction de Philippe Rouard), est un pur roman noir pour la structure, n'attendez pas une enquête, ce n'est pas le sujet de ce roman qui parle de corps, de réussite, d'accomplissement, de succès... Autant d'éléments qui composent un certain rêve américain. C'est aussi un livre qui nous offre un choc culturel musclé, lui aussi, symbole du clivage entre l'Amérique des villes et l'Amérique des campagnes...



Shereel Dupont est à quelques heures, du moment le plus important de son existence : le concours de Miss Cosmos, l'une des plus importantes compétitions de bodybuilding au monde. En cas de victoire, et elle n'a aucun doute là-dessus, elle réalisera son rêve, un rêve de gloire accompagné d'un bon paquet de billets verts, mais surtout, elle atteindra le but fixé quelques années plus tôt.

Pour parvenir à ce titre, pour sculpter ce corps qui va lui permettre de décrocher la timbale, Shereel a fait de nombreux sacrifices. Et même encore maintenant, alors qu'elle se trouve dans une des chambres du Blue Flamingo, un hôtel très classe de Miami où se déroulera le concours, elle doit faire encore des efforts pour ne pas oblitérer ses chances.

Son entraîneur et mentor, Russell Morgan, veille au grain. Lui-même est un ancienne gloire du bodybuilding qui a pris sa retraite. Il n'a jamais pu devenir Mister Cosmos et il a reporté ses ambitions sur Shereel, qu'il a façonnée, le mot n'est pas trop fort, pour en faire la championne toutes catégories, pour remporter ce titre par procuration.

Russell Morgan est un entraîneur de la vieille école : pas question de recourir aux stéroïdes et autres saloperies qui circulent de plus en plus dans le milieu. Il sait pertinemment que les principales concurrentes de Shereel auront eu recours à ces produits, mais lui s'y refuse. Il n'emploie que des méthodes naturelles pour que le corps de sa protégée soit le plus beau, le plus harmonieux...

Des méthodes qui peuvent surprendre, lorsqu'on n'est pas un grand connaisseur de ce sport. Beaucoup de privations, qui touchent à la nourriture, bien sûr, le régime est drastique, mais aussi à l'eau, distribuée avec parcimonie. Et, comme on le découvre dans les premières pages, Russell a également quelques trucs très personnels et bien peu orthodoxes...

Peu importe ces contraintes, peu importe la manière peu chevaleresque dont la traite Russell, il est le meilleur et Shereel sait que si elle veut devenir enfin Miss Cosmos, elle doit en passer par là. Elle est sûr d'elle, malgré la soif qui la tenaille, elle fera le poids juste pour entrer dans sa catégorie, elle impressionnera les jurés et elle battra toutes les autres concurrentes...

Tout semble se dérouler au mieux jusqu'à ce que débarquent à l'hôtel de nouveaux clients qui ne passent pas inaperçus. Les Turnipseed (les graines de navet, oui, c'est leur nom) arrivent tout droit de la Georgie profonde et leur tenue autant que leur attitude dénotent un peu dans cet hôtel huppé, au milieu des bodybuilders...

Le hic, c'est que Shereel les connaît. Très bien. Trop bien... Et pour cause, puisque, avant de devenir Shereel Dupont et de transformer son corps pour en faire une oeuvre d'art, elle s'appelait Dorothy Turnipseed... Là, dehors, ce sont ses parents : son père, toujours la clope au bec et le chapeau sur la tête, sa mère, si protectrice, sa soeur, dont le corps a lui aussi pris de l'ampleur, à coup de gras et de sucre...

Ses deux frères, dont l'un, aussi velu qu'un signe, fait l'objet des regards dégoûtés des bodybuilders épilés de la tête aux pieds. Et puis, parce qu'un malheur n'arrive jamais seul, Shereel découvre avec consternation que les Turnipseed ont amené avec eux son fiancé, enfin celui qui croit toujours l'être, Harry Barnes, alias Tête de Clou... Un fondu, vétéran du Vietnam, que la guerre n'a pas arrangé...

C'est la catastrophe ! Dorothy connaît suffisamment bien sa famille pour savoir qu'ils vont mettre un joyeux bazar au Blue Flamingo et que, même si venir la soutenir partait d'un bon sentiment, leur présence ne peut lui être que préjudiciable... Ne serait-ce que parce que tout le monde va découvrir qui est réellement Shereel Dupont et d'où elle vient...

En effet, celle qui s'imagine déjà arborant l'écharpe de Miss Cosmos sur son corps musclé et huilé a soigneusement caché ses origines, son côté redneck pouvant lui attirer critiques et moqueries. Mais, elle n'a pas non plus préparé sa famille à ce qu'ils vont découvrir là, à l'univers si spécial du bodybuilding, tellement éloigné de leur vision un brin étroite du monde...

Commence alors une espèce de vaudeville, dans lequel les Turnipseed, les bobybuilders et les responsables de l'hôtel, M. Friedkin, son ambitieux directeur à moumoute intégrée et son adjoint, Julian, vont devoir cohabiter, apprendre à se connaître, ou plutôt à se supporter. Un choc des cultures qui va forcément faire des étincelles...

Une précision, d'abord. "Body" n'est pas une nouveauté, c'est un roman qui est paru à l'origine en 1990 dans se version originale et qui a été publié pour la première fois en français dans la Série Noire en 1994. Folio vient de le rééditer en remettant sa maquette au goût du jour, nouvelle couverture, nouvelle quatrième, mais toujours son numéro 36.

Ca n'a l'air de rien, mais remettre ce roman dans son contexte n'est pas non plus innocent. En effet, c'est l'époque où le bodybuilding connaît une révolution, due à l'arrivée massive des produits dopants dans le milieu. Harry Crews met cela en évidence dans l'opposition qu'il crée entre Russell Morgan et Wallace Wilson, dit le Mur, qui entraîne la principale rivale de Shereel.

Cela peut sembler anecdotique de prime abord, mais c'est en fait le coeur du livre. Il s'intitule "Body", et effectivement, c'est bien le corps qui est son principal sujet. Le corps, et la manière dont on le perçoit. Dont chacun le perçoit : ceux qui estiment que le corps d'un bodybuilder confine à la perfection, d'autres dont la vision diffère.

Dans la première catégorie, on sent bien que Russell est en train de devenir has-been. Sa vision du corps, certes musculeux, recherche l'harmonie, une certaine perfection esthétique ; face à lui, la nouvelle génération recherche en priorité la masse musculaire la plus impressionnante. Jusqu'à fabriquer des corps difformes, selon les critères de Russell.

Mais, autour d'eux, d'autres personnages n'envisagent pas le corps de la même manière. Les Turnipseed sont évidemment à des années-lumières de ces questionnements et leur ébahissement devant les montagnes de muscles qui occupent la majeure partie de l'hôtel en témoigne. Leur décalage est tel qu'il fait l'objet d'une série de quiproquos et de situations très drôles au long du roman.

Et même parmi les culturistes, il y a des visions différentes du corps. Ainsi, Billy Bateman, alias la Chauve-Souris, qui va tomber sous le charme de la soeur de Shereel. Il faut dire que Earline est tout ce qu'il n'est pas, tout ce qu'il voudrait être, d'une certaine manière. Sa lutte permanente contre le poids et le gras le mine et l'obésité d'Earline le fascine, le fait fantasmer...

Le côté ironique de "Body" repose beaucoup sur ces visions différentes liées au corps, mais aussi sur l'irruption de la famille Turnipseed dans ce milieu qui n'est vraiment pas le sien. Une image m'est venue en tête lorsque je lisais le roman : les Turnipseed, ce sont les cousins d'Amérique de nos Tuche, ils ont bien des caractéristiques en commun et une fameuse aptitude à se faire remarquer...

Au fil de sa bibliographie, Harry Crews, personnage dont la vie elle-même mériterait un livre, tant il a fait de choses différentes, a cultivé ce ton ironique qu'on retrouve dans "Body" (ce qui explique sans doute que ce soit la Noire qui l'ait publié la première en France), mais il a aussi beaucoup travaillé sur ce genre de personnage, ces rednecks, comme on dit, qu'on croise dans la plupart de ses livres.

Dans "Body", l'arrivée de cette famille très... euh... nature est un vrai spectacle. Alors, bien sûr, on peut trouver que Crews se moque de ces braves gens, qu'il les ridiculise, mais en fait, tous les personnages sont logés à la même enseigne, tel M. Friedkin, le directeur du Blue Flamingo, dont les manières précieuses et l'ambition forcenée sont largement raillées tout au long du récit.

Mais on retrouve surtout dans cette collision entre deux mondes que tout semble séparer ce clivage entre deux Amériques, la citadine et la rurale, dont les effets se font encore sentir plus de 25 ans après la sortie de ce roman, les résultats des dernières élections présidentielles en font la preuve. D'un côté, l'apparence, l'opulence, le strass, les paillettes ; de l'autre, les racines, l'être au naturel, le patriotisme...

Un patriotisme qui s'accompagne d'un certain racisme. Les Turnipseed viennent du fin fond de la Georgie et ça se ressent. Mais, d'une certaine façon, ce thème est aussi au coeur du livre, puisque les deux principales favorites sont de race différentes et la lutte entre leurs entraîneurs, Russell et Wallace, se passe aussi à ce niveau, mais pas seulement.

J'ai évoqué une référence cinématographique française dans ce billet, je vais en donner une autre, américaine, celle-là : l'arrivée des Turnipseed pour soutenir leur championne, même s'ils ne comprennent pas trop bien ses choix de vie, m'a fait penser à "Little Miss Sunshine". Sauf que Shereel vise la victoire dans le concours, et non provoquer un scandale comme Olive...

A ce point du billet, on se dit qu'on a affaire à une histoire plutôt comique, et c'est vrai qu'on s'amuse bien en lisant "Body". Pourtant, c'est bien un roman noir que l'on a en main. Une histoire qui fait un peu penser à la série de Joe R. Lansdale mettant en scène le duo de privés Hap Collins et Leonard Pine, qu'on serait à peine surpris de voir débarquer au Blue Flamingo; ou à un scénario pour les frères Coen...

C'est un roman noir, car malgré les angles de comédie qu'on y retrouve, il plane sur cette histoire une tension qui va en augmentant à mesure que le concours approche. Difficile de savoir où veut aller Harry Crews, mais une chose est sûre, "Body" n'est pas un polar qui débute par un meurtre qu'il faut élucider. La tension naît d'autre chose, en jouant sur d'autres ressorts, l'esprit de compétition en tête.

Et c'est efficace, on avale rapidement les 300 pages du livre, on s'amuse des frasques des personnages, que résume parfaitement Russell en une phrase : "L'hôtel entier était gangrené ; la connerie et la dinguerie faisaient rage à tous les étages. Voilà ce qui arrivait quand la discipline faisait défaut".

Et j'aurais pu nous épargner Diana Ross en choisissant cette citation pour titre !


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