Désolé, je parle anglais avec ce titre, mais comme je n'ai pas trouvé de traduction certifiée, je préfère laisser la citation telle quelle. Son explication, rassurez-vous, sera donnée dans le corps de ce billet, consacré à un roman à la fois étrange, fascinant, mêlant étroitement fiction, réalité, documentaire, presque, et bien d'autres choses encore, dont un travail époustouflant sur le double... Quand j'avais acheté ce livre, je ne savais pas trop de quoi il parlait, juste qu'il évoquait la rencontre de deux des noms les plus connus du XXe siècle : Winston Churchill et Charlie Chaplin. L'idée d'une rencontre entre ces deux personnalités avait mis mon imagination en ébullition, mais "Deux messieurs sur la plage", de Michael Köhlmeier (paru chez Actes Sud sous le label Jacqueline Chambon ; traduction de Stéphanie Lux) a été une totale surprise, abordant, à la fois par sa narration, par l'ambiguïté qui perdure un long moment sur le fait qu'on soit dans une fiction et pas dans un récit et par ses thèmes centraux, d'une noirceur terrible, à l'image de cette période complexe, qui va de la fin des années 1920 à la IIe Guerre Mondiale...
En 1927, lors d'une soirée organisée par l'actrice Marion Davies dans la maison de plage que lui a offerte son amant, William Randolph Hearst, deux hommes ne se mêlent pas aux festivités. Au lieu de s'amuser et de boire, les deux hommes préfèrent le calme de la plage de Santa Monica. Ils se retrouvent sur le sable et engagent la conversation.
Dans la pénombre, ils ne se sont pas reconnus, ou peut-être feignent-ils de ne pas avoir compris qui était leur interlocuteur. Ils remontent la longue plage, désert à cette heure tardive, et échangent longuement, le temps de faire l'aller-retour. Quand ils arrivent à la villa, la fête est terminée et les invités sont repartis pour la plupart. Mais une étrange amitié est née.
Ces deux hommes s'appellent Winston Churchill et Charles Chaplin. Le premier est le Chancelier de l'Echiquier, celui qui tient les cordons de la bourse du Royaume-Uni, mais ses récentes prises de position annoncent une traversée du désert qui va débuter deux ans plus tard. Le second est la plus grande star mondiale, incontestablement, mais il traverse dans sa vie privée des moments très difficiles.
Alors que tout semble séparer, voire opposer les deux hommes, leurs origines sociales, leurs opinions politiques, leurs carrières professionnelles, ils ont trouvé un sujet qui les réunit et sur lequel ils ont beaucoup à partager : leur profonde tendance à la dépression. Et ce qu'elle entraîne, une réelle tentation suicidaire qui vient les tenailler régulièrement.
Cette amitié naissante va déboucher sur un pacte secret unissant les deux hommes : lorsque l'un d'eux ressentira une poussée dépressive, alors il appellera l'autre qui devra accourir toutes affaires cessantes, quoi qu'il fasse, où qu'il soit, afin de combatte ce que Churchill appelait le "Black Dog", le chien noir, reprenant à son compte l'expression utilisée par Samuel Johnson au XVIIIe siècle.
Et ce pacte, ils vont s'y tenir durant les années qui vont suivre, chacun faisant appel à l'autre lorsque le besoin s'en fait sentir, sans jamais révéler le contenu de leurs discussions, même à leurs proches. Or, cette quinzaine d'années qui se trouve au coeur du livre de Michael Köhlmeier s'avère pour l'un comme pour l'autre très difficile, entre échecs, doutes et solitude...
A ce point du billet, précisons quelque chose : on pourrait s'attendre à ce que l'essentiel du livre repose sur les rencontres entre Churchill et Chaplin (le livre s'ouvre d'ailleurs sur l'une d'entre elle, après l'accident de la circulation qui a failli coûter la vie à Churchill en 1931). Mais, ce n'est pas le cas, et cela tient d'abord à la narration.
Si l'essentiel du livre est à la troisième personne du singulier, de temps en temps, le narrateur intervient, usant de la première personne du singulier. Or, on ne sait pas qui est ce narrateur. On ne le saura que dans les dernières pages, lorsqu'il se présentera. Et encore, quand je parle de présentation, c'est un peu fort : sauf erreur de ma part, on ignore son nom.
Au départ, on comprend simplement que son père s'est passionné au point de se mettre en tête d'écrire sa biographie. Et, pour cela, il a entretenu une très longue correspondance avec un homme-clé de l'entourage de Churchill, le "very private Private Secretary" du "very prime Prime minister" (je reprends l'expression du livre, évidemment, et sa typographie), William Knott.
Entre le narrateur mystérieux et ce William Knott, je me suis creusé la cervelle. Et si le narrateur était l'auteur lui-même, Michael Köhlmeier ? Et William Knott, il existe vraiment ? De quoi se creuser les méninges, en cherchant à savoir si "Deux messieurs sur la plage" était une sorte de témoignage, même indirect, un documentaire, une autofiction, un pur roman...
Michael K£ohlmeier nourrit son histoire de références à des articles, des interviews, des ouvrages, consacrés à chacun des deux hommes. Une bibliographie dont on se demande là encore si elle est imaginaire ou réelle. A vous de voir, en ce qui me concerne, je salue le travail de l'auteur, impressionnant pour faire coller tout cela avec son histoire et brouiller les pistes avec talent.
Car ce livre est un peu construit comme ça, revenant sur le passé des deux personnages centraux, en particulier leur enfance, celle de Chaplin marquée par la misère, celle de Churchill par la séparation d'avec sa famille lorsqu'on l'envoie en pension. On découvre aussi cette période de doutes qui est au coeur de "Deux messieurs sur la plage" : la traversée du désert du politique, un succès en berne pour l'acteur.
On découvre surtout l'homme derrière l'image publique : Chaplin, tourmenté, doutant de son travail, boulimique de boulot mais capable de sabrer complètement ses films au dernier moment à cause d'une attaque du "Chien Noir", tyrannique, mais ayant besoin de sentir son entourage près de lui, son frère Sydney en tête.
De "la Ruée vers l'or" au "Dictateur", en passant par "le Cirque", "Les Lumières de la ville" (film qui contient une fameuse scène comique mettant en scène une tentative de suicide) et "les Temps modernes", il doit affronter nombre de critiques, des aléas dans sa vie privée et même des menaces, lorsque la rumeur annonçant qu'il allait faire un film sur Hitler se répandit...
Quant à Churchill, on est loin du provocateur volubile, du politique stratège... On le découvre peintre (allez sur un moteur de recherche, vous verrez qu'il avait un joli coup de pinceau), biographe de son ancêtre, le duc de Marlborough (vous savez, celui qui s'en va-t-en guerre, mironton, mironton, mirontaine), plongeant dans le travail pour assurer son train de vie dispendieux autant que pour écarter le "Chien Noir".
Il y a quelque chose de troublant, chez Churchill, c'est le sentiment que sa dépression s'est transmise à ses enfants. Je l'ai dit, Chaplin et lui parlent souvent suicide, mais aucun des deux ne l'accomplira. Ils sont morts tous les deux à un âge très avancé... Mais, sa fille aînée, Diana, s'est suicidée et des signes de la présence du "Chien Noir" chez d'autres de ses enfants paraissent clairs...
Il y a dans "Deux messieurs sur la plage" des scènes très fortes, très visuelles, montrant l'état précaire de ces deux monstres qu'on imagine mal en colosses aux pieds d'argile. Il y a aussi des scènes très amusantes, voire comiques, en particulier dès qu'on touche à la "méthode du clown", conseillée à Churchill par Chaplin pour essayer d'aller mieux.
Comique, parce que vous verrez que l'application de cette méthode provoque des situations qui, malgré le contexte pénible, vous feront sourire, voire plus. Et, au-delà de la situation elle-même, ce sont les questions qu'elles suscitent alentour. On n'est pas loin de scènes burlesques qui auraient pu apparaître dans un film mettant en scène Charlot.
Enfin, puisque j'évoque ce personnage, parlons d'un des thèmes qui sous-tend l'ensemble du livre : le double. Je ne vais pas en faire la liste, mais quasiment tous les personnages qui apparaissent dans le livre possèdent cette étrangeté, et parfois en plusieurs exemplaire. Comme je ne dis rien du narrateur, vous verrez que lui aussi s'intègre dans ce schéma.
Mais, parlons de nos deux messieurs sur la plage. D'une certaine façon, Chaplin et Churchill sont le double l'un de l'autre, en tout cas, les deux facettes d'une même médaille. Une impression que renforce le pacte, puisqu'ils se voient quand l'un va mal et quand l'autre est suffisamment bien pour venir en renfort.
La dépression est d'ailleurs aussi une forme de dualité : on ne parle pas encore de bipolarité ou de psychose maniaco-dépressive, mais se succèdent chez chacun d'entre eux des périodes d'abattement terrible et d'autres d'hyperactivité, voire d'euphorie. Ou de découragement, comme quand Churchill, en plein Blitz, admire les bombardements depuis le toit du 10, Downing Street...
Si l'on pense à Chaplin, évidemment, la dualité entre l'acteur et son personnage, Charlot, vient aussitôt à l'esprit. Mais mentionnons aussi la dichotomie entre le côté comique qui fit la renommée de Chaplin dans le monde entier, alors que l'homme, lui, est tout sauf marrant, taraudé par le "Chien Noir", mais pas seulement.
On peut aussi évoquer Charlie et Sydney, Charlie devenu la star quand son aîné, lui, devra se contenter d'une carrière discrète avant de devenir une sorte d'agent pour son cadet. Or, pour Charlie, aucun doute, le plus doué des deux, le plus drôle des deux, c'est Sydney, et pas lui. Et il y a comme un sentiment d'imposture qui se réveille quand gronde "le Chien Noir".
Pour Churchill, je ne vais pas détailler mais je vais m'attacher à un aspect passionnant du livre. Car, si Chaplin est un double plausible de Churchill, son vrai alter ego dans l'histoire, c'est un autre petit moustachu... Adolf Hitler. Or, à travers son narrateur, Michael Köhlmeier démontre l'étonnante proximité entre les deux ennemis.
Passion pour la peinture, haine farouche du communisme, sentiment dépressif et tendances suicidaires... Il y a des traits communs qui transparaissent. Mais, plus insidieusement, on retrouve cette dualité dans les plus fameux écrits de Churchill (récompensé du Nobel de littérature en 1953, rappelons-le).
Il y a cette "Histoire de la Seconde Guerre mondiale" (6 tomes, tout de même), mais aussi cette biographie du duc de Marlborough, déjà évoqué, dont le premier tome parut en 1933, année de l'accession de Hitler au pouvoir. Or, pour certains, Churchill a beaucoup puisé chez Hitler pour décrire l'ennemi juré de son aïeul : Louis XIV...
Marlborough/Louis XIV, Churchill/Hitler, le combat à venir est annoncé à travers ces binômes. Pourtant, d'autres voient dans le portrait du Roi-Soleil une autre possibilité : et si Churchill s'était décrit à travers le Roi de France (celui qui dit "l'Etat c'est moi !") ? Une manière de renforcer l'impression de double qui unit Churchill et Hitler...
Ce lien, pour Chaplin, il est plus simple, ça s'appelle bien sûr "le Dictateur". Une histoire... de sosies, donc de doubles, là encore, on n'en sort pas, je vous dis ! C'est très impressionnant de revoir "Deux messieurs sur la plage" avec cet éclairage, car il vaut aussi pour l'information et l'intox, la réalité et la fiction, la vérité et le mensonge...
Je ne m'attendais pas à me poser autant de questions à propos de ce livre passionnant, déroutant. Il y a quelque chose de virtuose dans cette affaire, reposant sur la différence même visuelle entre le monolithique et renfrogné Churchill et le frêle et bondissant Chaplin. Une alliance improbable dont le rôle fut certainement non négligeable dans le sort du monde, rien que ça !
Politique et cinéma, imaginaire et recherche, documentaire et fiction, je n'en finis pas de trouver des doublons pour évoquer ce livre que j'ai laissé dormir trop longtemps avant de le lire. Le tout au coeur d'une époque elle-même porteuse aussi bien de comique que de tragique. Le premier permettant, comme toujours, souvenons-nous en, de mieux supporter le second...
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