mercredi 4 octobre 2017

"Au fond, il n'a jamais été très politique et depuis qu'il est enfant, (...) il n'a jamais pensé qu'à lui, il n'a jamais aimé que lui".

Reconnaissez que cette citation pourrait s'appliquer à bien de nos glorieux dirigeants actuels (et aussi à leurs opposants), mais l'homme dont il est question n'a rien à voir avec eux. Cet homme qui s'aime tant est un des plus grands criminels de notre histoire, un exécutant (le mot est à prendre à double sens), un simple rouage de la machine exterminatrice nazie. Mais aussi un savant fou, un meurtrier qui a camouflé sous de pseudo-recherches scientifiques de pointe, un monstre et un lâche qui aura échappé jusqu'au bout à la justice des hommes. C'est justement cette fuite que nous raconte Olivier Guez dans un roman qui tient aussi beaucoup du documentaire, "la Disparition de Josef Mengele" (en grand format aux éditions Grasset), mais c'est aussi l'histoire d'une déchéance, celle d'un homme paranoïaque et inquiet, qui incarne aussi les démons de l'Allemagne de l'après-guerre. Voici l''histoire d'un homme seul et pourtant incroyablement entouré, d'un pacha aux grandes ambitions contraint de se terrer comme un rat, jusqu'à sa mort, entre mystère et réalité pathétique...



Le 27 janvier 1945, l'Armée Rouge libère le camp d'Auschwitz, paroxysme de l'horreur nazie. Ici, la solution finale, prônée par certains hauts dignitaires du régime, a été appliquée à la lettre. Mais, un nom dans ces lieux où se sont déroulés les pires atrocités, un nom fait encore trembler ceux qui l'entendent : Josef Mengele.

Médecin au sein de la SS, il a été nommé à Auschwitz en 1943 et, dès son arrivée, il a pris en charge la sélection des déportés à leur arrivée : sur la sinistre rampe du camp, il désignait ceux qui serait assignés aux travaux forcés et ceux qui prendraient directement le chemin des chambres à gaz. Une tâche qui semblait le rendre de bonne humeur...

Mais ce n'est pas tout. Il profitait de ces instants pour désigner les prisonniers sur lesquels il allait mener ses expériences médicales. Selon lui, ces recherches anthropologiques et génétiques étaient essentielles et feraient de la science allemande la plus puissante et innovante au monde. Pour cela, il était près aux actes les plus barbares sur des cobayes qui n'avaient aucun espoir...

Lorsque les nazis entament la retraite et abandonnent le camp et ses détenus, Mengele fuit aussi, emportant les précieux résultats de ses expériences. En fuyant les Soviétiques, il tombe sur les troupes américaines qui l'arrêtent, mais ne l'identifient pas comme criminel de guerre. Il est donc relâché et, profitant du chaos, il s'évanouit dans la nature.

Pendant quatre années, sous une fausse identité, cette fois, il va se cacher en Allemagne, travaillant dans des fermes, renonçant à la science et la médecine pour ne pas éveiller les soupçons, craignant d'être reconnu et arrêté, pour de bon, cette fois. Mais, c'est l'inverse qui se passe : peu à peu, son nom tombe dans l'oubli. Malgré cela, Mengele a des envies d'ailleurs...

En 1949, il est pris en charge par une filière d'évasion de criminels de guerre dirigée par d'anciens nazis et d'autres partisans du Reich basée en Argentine. Une organisation qui bénéficie de la bienveillance, et sans doute bien plus, du président Juan Peron, qui voit dans l'expérience politique des nations de l'Axe, une possible troisième voie entre les deux superpuissances émergentes, Etats-Unis et URSS.

Parvenu à Gênes, il monte sur le North King à destination de Buenos Aires et le livre commence lorsqu'il pose le pied dans ce pays d'accueil. Josef Mengele, n'existe plus, place à Helmut Gregor. Un Gregor assez grognon : il n'a pas eu le droit au traitement VIP qu'il a réclamé et, dès son arrivée en Argentine, il juge avec hauteur et même mépris la micro-société nazie qui prospère dans le pays.

Et puis, il a dû laisser derrière lui sa femme et son fils. Son épouse, Irene, est chargée de jouer les veuves éplorées, au cas où, et s'acquitte tellement bien de sa tâche qu'elle va finir par demander le divorce. Quant à son fils, il va être élevé en pensant que son père est mort en Russie et, bien sûr, sans savoir quel fut son rôle.

Malgré sa difficulté à apprécier ses nouveaux amis, malgré cette solitude qui lui pèse un peu, Gregor envisage cette nouvelle existence avec optimisme : l'Argentine est un eldorado, un pays en pleine croissance où il est certain de faire fortune. Par exemple, en utilisant les contacts familiaux, puisque son père dirige en Bavière une importante société de matériel agricole.

Et puis, peu à peu, les doutes, les craintes reviennent. L'Allemagne dénazifie, en Argentine, Peron est renversé par un régime militaire moins favorable aux anciens nazis, le jeune Etat israélien lance ses agents secrets sur les traces des criminels de guerre afin de les juger ou de les éliminer... L'anxiété de Gregor remonte soudain et le pousse à envisager de fuir ailleurs...

Ainsi s'achève la sinécure argentine. La suite de la fuite de Josef Mengele n'aura pas, et de loin, le même standing. Au Paraguay, puis au Brésil, il devra accepter une existence bien plus précaire et qui ira de mal en pis au fil des déménagements... Le médecin qui s'imaginait devenir l'un des plus grands scientifiques de tous les temps plonge irrémédiablement dans la déchéance...

Le paradoxe que met en évidence Olivier Guez, c'est que sa notoriété va suivre la courbe inverse de son statut social. Complètement inconnu au point de passer entre les mailles du filet, son nom va s'imposer peu à peu comme un synonyme parfait de l'horreur nazie. Et, tandis qu'il dépérit au Brésil, sa légende noire ne cessera de se développer...

Il est fascinant de lire la fin de "la Disparition de Josef Mengele", pathétique, pitoyable, tandis que couraient les plus folles rumeurs au sujet de cet homme, qui, par couardise, finira par renier ses crimes, lui qui les assuma longtemps avec fierté. On en a fait un puissant leader, préparant le retour du Reich de mille ans, un personnage diabolique, un croquemitaine, alors qu'il n'était plus qu'un vieillard diminué.

Olivier Guez a travaillé plusieurs années pour se documenter, à la fois à travers une imposante bibliographie, mais aussi en voyageant sur les traces possibles du médecin SS afin de reconstituer le plus précisément possible cette fuite qui va durer plus d'une trentaine d'années. C'est d'ailleurs un des aspects remarquables de ce livre.

Car, malgré tout, il est impossible d'affirmer avec certitude que Josef Mengele a bien vécu ainsi après avoir quitté l'Europe. On a donc une matière première sujette à caution, mais à partir de laquelle on essaye de retracer une énigme historique qui a longtemps défrayé la chronique à travers le monde. Et, comme pour Martin Bormann ou Alois Brunner, certains doutent encore des thèses officielles.

J'ai déjà employé ce terme de "docufiction", plutôt utilisé dans l'audiovisuel, et il y a effectivement de cela dans le travail d'Olivier Guez : raconter les faits présumés, les plus plausibles, en tout cas, avec un style qui se rapproche de l'écriture classique des fictions. On n'est pas dans un travail universitaire, mais bien dans le récit d'une histoire qui, c'est vrai, a quelque chose de romanesque, en dépit du contexte.

Et ce qui vaut pour les faits vaut également pour le personnage lui-même. Le travail de l'auteur sur la psychologie de son personnage est tout à fait remarquable et passionnant. Ne soyez pas inquiets, rien dans ces pages ne vous le rendra sympathique. Au contraire. Mais, ce portrait de ce monstre laisse apparaître des dimensions très intéressantes.

Avant toute autre chose, il y a le parallèle avec Eichmann. Les deux se sont trouvés en même temps à Buenos Aires et on a l'impression de deux coqs devant se partager la même basse-cour. Ils sont complètement différents et ne s'apprécient guère, se prennent même de haut. Entre Eichmann, cheville ouvrière de l'Holocauste, et Mengele, le scientifique émérite, aucun atome crochu...

Ils sont deux visages de la barbarie nazie, deux opposés qui se complètent, le premier a contribué à fournir au second son nombre illimité de cobayes. A ce propos, même si le livre se déroule après la guerre, il y est évidemment question des crimes de Mengele et de ses expériences. On croise quelques anecdotes abominables, histoire de bien savoir à qui on a affaire...

Mais revenons à la psychologie de Mengele, que le titre de notre billet illustre parfaitement. Bien sûr, il est un fanatique, bien sûr, il a servi le régime nazi avec enthousiasme et zèle, bien sûr, il a revendiqué cet attachement à l'image magnifiée de l'Allemagne nazie... Pourtant, sous tout cela, c'est bel et bien un personnage terriblement égocentrique et dénué de tout affect que l'on découvre.

Un sociopathe qui a trouvé dans ce régime démentiel un moyen d'assouvir ses pires penchants... Une fois en fuite, il ne tue plus, il n'a pas envie d'attirer l'attention, mais il demeure un être sans coeur, possédant un orgueil démesuré et capable de rapidement retrouver ses réflexes de tyranneau, comme le prouvera son expérience de contremaître dans une ferme.

Quant à son égocentrisme, il culminera avec la rencontre tardive avec son fils, qui a découvert la vérité au sujet de son "oncle". On est bien loin du personnage terrifiant dont le nom suffisait à faire trembler prisonniers comme subalternes. Sa réaction pitoyable, qui ne convaincra que lui, sa lâcheté devant les évidences, son refus de reconnaître des crimes qu'il assumait pourtant quelques années plus tôt, tout cela, toute cette dernière période de sa vie contribue à en faire un narcissique, un égoïste.

C'est sans doute l'humidité tropicale qui va amollir ainsi sa personnalité d'airain... En fait, plus que le climat, c'est certainement la trouille qui va profondément faire changer Mengele. La trouille d'être découvert, capturé, jugé, peut-être même abattu... On retrouve d'ailleurs Eichmann dans ce processus : son kidnapping par le Mossad sera le dernier avertissement qui poussera Mengele, déjà bien inquiet, à reprendre la fuite.

Chasseurs de nazis comme admirateurs fanatiques nourriront longtemps l'image d'un fugitif narguant le monde, se la coulant douce au soleil d'Amérique du sud, fière figure de proue d'une idéologie attendant de renaître. Au lieu de cela, Olivier Guez nous décrit un être rongé par la peur, guettant sans cesse d'éventuels intrus, bousillant sa santé tant il est inquiet de son sort.

Enfin, "la Disparition de Josef Mengele" est aussi l'occasion d'évoquer l'après-nazisme. A commencer par l'Argentine de Juan Peron, refuge pour nazis pas du tout repentis et très revanchards, et révisionnistes presque malgré eux. Certains Argentins d'ascendance allemande ayant passé la majorité de la guerre en Amérique du sud rejetteront les accusations de génocide... jusqu'à ce que Eichmann leur dresse une situation bien différente...

Oui, cette Argentine-là, celle d'Evita et du couple mythique, presque hollywoodien, qu'elle forme avec Juan Peron, cette Argentine qui ne doit pas pleurer pour sa sainte, sa Madone, cette Argentine est bel et bien un régime fasciste de la plus belle eau. Un Etat catholique, national et socialiste, comme le définissait Peron lui-même, autant inspiré par l'Italie fasciste que par l'Allemagne nazie.

Un pays en plein essor dont le leader charismatique attendait son heure : celle qui sonnerait quand Etats-Unis et URSS finiraient par s'anéantir mutuellement, laissant la place à une autre voie que le capitalisme ou le communisme. Une voie dans laquelle Peron entendait s'engouffrer pour imposer au monde ce régime qui avait fait ses preuves en Argentine... Avouez que c'était tentant...

L'autre aspect évidemment très intéressant, c'est celui qui concerne l'Allemagne. L'embarras allemand, pourrait-on dire. On retrouve d'ailleurs dans le livre d'Olivier Guez, sous des angles différents, des questions traitées par Steven Uhly dans "le Royaume du crépuscule". Comment tourner la page du nazisme ? Question au combien délicate...

Le nom de Mengele n'apparaîtra que très tard sur les avis de recherche. On peut légitimement, au vu de son terrible pedigree, se demander comment on ne s'est pas intéressé plus tôt à lui. Et puis, on va constater une certaine mansuétude dans la gestion de ce cas, comme si l'Allemagne redoutait de raviver des plaies encore mal cicatrisées.

Pire, cette question met en évidence les soutiens dont Josef Mengele a bénéficié durant ces presque quarante ans de fuite. Celui de sa famille, en premier lieu, indéfectible, sonnant et trébuchant. A la rigueur, on peut le comprendre, même s'il faut tout de même y ajouter une désagréable connotation idéologique qui atténue les liens du sang...

A ce sujet, le mot de tribu revient plusieurs fois pour évoquer l'entourage de Mengele. C'est un terme très juste, pour qualifier ces relations où l'affection n'est manifestement pas la priorité, mais la fidélité, l'honneur. Et puis, plus basiquement, une simple question d'image, l'arrestation et le procès de Josef pouvant nuire à la société familiale. Business is business...

Mais, cette dimension tribale, qu'on pourrait également qualifier de féodale, tant elle donne l'impression de vassaux rendant service à un maître, on la retrouve dans les tuyaux qui ont permis aux Mengele de protéger le fugitif. Des informations clairement donné par les policiers de Günzburg, le fief bavarois de la famille, lorsque l'étau a commencé à se resserrer (mention à un personnage qui mériterait qu'on le sorte de l'oubli : Fritz Bauer)...

Entre ces complicités et un brin de chance, Josef Mengele a pu vivre libre toutes ces années, parfois servi aussi par l'actualité internationale, comme lorsque le Mossad a cessé de le traquer pour redéployer ses troupes vers d'autres tâches jugées plus urgentes. Il y a beaucoup de choses troublantes dans cette disparition...

Enfin, dernier point, Olivier Guez n'épargne pas ceux qu'on a appelés les chasseurs de nazis. Simon Wiesenthal, en particulier, y est décrit comme un parfait émule de Machiavel, appliquant une version moderne et médiatique du fameux adage du philosophe florentin : la fin justifie les moyens. C'est aussi à lui que l'on doit la légende enjolivée d'un monstre déchu et pitoyable...

Je ne sais pas ce qu'évoque aujourd'hui le nom de Mengele pour le grand public. En ce qui me concerne, c'est un nom que j'ai souvent entendu dans ma jeunesse, au gré des rebondissements qui le faisaient remonter à la une de l'actualité. L'horreur de ce personnage (dont, dit-on, les scénaristes de Marathon Man se seraient inspirés pour le personnage joué par Laurence Olivier) frappe-t-elle encore les esprits ?

En tout cas, le travail énorme réalisé par Olivier Guez n'est certainement pas vain. Parce que, toujours, il faut le craindre, il faut rappeler ce qu'est le nazisme. Parce que l'horreur absolue ne devrait pas s'atténuer avec le temps. Et parce qu'il est toujours bon de rappeler que ce type de personnages, dont l'aura pourrait inspirer de nouveaux fanatiques, ne fut qu'un lâche, sans rien d'héroïque ou d'exemplaire.

1 commentaire:

  1. Je me souviens que ma grand-mère disait qu'il ne faut pas se fier à la bonne mine des gens et elle faisait référence à l'Ange de la mort comme on le surnommait. On en parle encore en Troisième au collège

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