dimanche 29 octobre 2017

"L'architecte du suicide".

Ah, oui, d'entrée, ça calme un peu, c'est sûr. Pourtant, difficile d'éviter le sujet qui est au coeur de notre roman du soir. En témoignent deux citations, qui apparaissent dans le livre : "il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : le suicide" (Albert Camus) et "Tout être humain naît avec le gène du suicide. Chez la plupart d'entre nous ce gène demeure latent" (Raymond Katz). Oui, on va parler de suicide, ce soir, mais pas uniquement, car "Fin de ronde" (en grand format chez Albin Michel ; traduction de Nadine Gassie et Océane Bies) achève le triptyque que Stephen King a entamé avec "Mr. Mercedes" et poursuivit avec "Carnets noirs" (désormais tous les deux disponibles au Livre de Poche). Mais, pour achever cette série, après deux premiers volets qui étaient des romans noirs, Stephen King revient au fantastique et confronte ses personnages à l'irrationnel. Et, en trame, il poursuit sa chronique de l'Amérique contemporaine et s'attaque aux phénomènes de groupe qu'entraîne la vie 2.0.



Nous sommes au début de l'année 2016. Près de sept années on passé depuis la tuerie provoquée par celui qu'on a surnommé Mr. Mercedes et depuis sa tentative d'attentat avortée. Peu à peu, la vie de la petite ville du Midwest où se sont déroulés ces drames, a retrouvé son cours paisible et les enfants qui étaient visés sont devenus des adolescents. Mais, des traces subsistent.

Ce matin-là, lorsque le téléphone de Bill Hodges, flic à la retraite désormais à la tête d'une agence de détective privé, se met à sonner, c'est pour lui annoncer une terrible nouvelle. Son ex-coéquipier, qui s'apprête à son tour à quitter la police, l'informe d'un meurtre et d'un suicide : Janice Ellerton, vieille dame de près de 80 ans, a apparemment tué sa fille, Martine Stover, avant de mettre fin à ses jours.

Martine avait 50 ans en 2009, quand elle a été victime de la folie de Mr. Mercedes. A la recherche d'un job, elle voulait assister à un salon pour l'emploi organisé au City Center et, parce que les postes proposés étaient en nombre limité, elle avait choisi d'y arriver avant l'aube. Comme tant d'autres personne. Lorsque la voiture allemande a foncé sur la foule, elle a été violemment renversée.

Huit personnes ont eu moins de chance qu'elle, car elle a survécu. Mais, Martine Stover ne s'est jamais relevée : tétraplégique à 95%, il fallait s'occuper d'elle en permanence. Sa mère, qui l'avait accueillie chez elle, a-t-elle trouvé que la charge devenait trop lourde, malgré la présence d'auxiliaires pour les tâches les plus complexes ? A-t-elle jugé que le calvaire de sa fille avait trop duré ?

Pour Pete et Izzy, sa coéquipière, le scénario ne fait aucun doute : c'est Janice Ellerton qui a tout organisé, sans doute avec l'aval de sa fille. Mais, sur place, Bill Hodges et Holly Gibney, désormais son associée au sein de l'agence Finders Keepers, remarquent des petites choses qui ne collent pas. Et en particulier ce Z, tracé avec un marqueur près d'une prise de courant.

En fait, pour Holly, dont les phobies sociales se sont atténuées, mais qui reste bizarre aux yeux de beaucoup, à commencer par Izzy, puis pour Hodges, la thèse d'une euthanasie suivie d'un suicide est bancale. Ils souhaiteraient une enquête un peu plus approfondie pour en avoir le coeur net, mais pour les flics, la cause est entendue, pas le temps de s'occuper d'une affaire qui n'en est pas une.

Alors, Holly et Hodges décident de passer outre et de comprendre ce qui a pu se passer dans ce quartier résidentiel sans histoire. Et, bientôt, ils se demandent si le cauchemar n'est pas en train de recommencer. Si Mr. Mercedes n'est pas en train de reprendre sa macabre mission là où elle a pris fin sept an plus tôt, quand Holly lui a défoncé le crâne avant qu'il ne fasse sauter une salle de concert.

Mais, Brady Hartsfield, celui qu'on a surnommé Mr. Mercedes, est toujours à l'hôpital, réduit à l'état de légume. Hodges s'en est assuré lui-même en lui rendant régulièrement visite. Et il en est certain : il n'y a aucun risque de voir cet homme, qui se rêvait tueur de masse, reprendre ses sinistres activités de sitôt. Jamais il ne retrouvera ses capacités physiques et mentales.

Vraiment ?

La fin de ronde, end of watch pour la version originale, c'est l'expression qui désigne la fin du service quotidien des policiers, mais dans leur argot, c'est aussi celle qu'on emploie pour parler de la fin de carrière, d'un départ à la retraite qui approche. La quille, quoi, la fin d'activité. Un titre logique, puisqu'il s'agit d'un dernier tome.

Mais, on va bientôt comprendre que ces trois mots ne concernent pas seulement Pete, l'ancien coéquipier de Bill Hodges, qui prépare en ce moment son prochain pot de départ. Cette fin de ronde, c'est vraiment une dernière danse, macabre, forcément, celle que vont entamer les personnages de ce triptyque, et bien sûr, plus particulièrement Bill Hodges et Brady Hartsfield.

Il flotte dès les premières pages de ce roman un parfum de mort. Désolé, c'est un fait. Et l'on se prépare surtout à une espèce de duel final entre les deux principaux protagonistes, parce que, si on revient à Mr. Mercedes, cela ne peut pas se terminer autrement. Quelle forme prendra-t-il ? C'est évidemment là l'enjeu de ce dernier volet.

Finalement, ce roman bénéficie d'une construction narrative assez classique : deux personnages qui s'affrontent à distance depuis longtemps, la soif de vengeance contre l'appétit de justice, le bon vieux thème de la Némésis jusqu'à l'affrontement final, crépusculaire comme il se doit. Mais, avant cela, chaque partie va devoir rassembler ses forces, et c'est là que ça se corse...

D'un côté, Bill Hodges, qui approche des 70 ans et a connu des jours meilleurs, et Holly Gibney, qui n'a rien d'une super-héroïne, en tout cas qui a d'autres qualités que celle de combattante. De l'autre, Brady Hartsfield, allongé sur le lit d'une chambre d'hôpital, les yeux dans le vague et le cerveau hors service...  Sur le papier, on a connu plus excitant, comme forces en présence...

Et pourtant...

Au coeur de cette histoire; se trouve un thème qui occupe une bonne partie du livre : le suicide. Ce n'est pas un hasard, la trilogie Bill Hodges porte un regard critique sur la société américaine, sur ses dysfonctionnements, ses difficultés. "Mr. Mercedes évoquait une vision de la culture toujours plus standardisée et tirant vers le bas, "Carnets noirs" parlait littérature, du grand roman américain.

"Fin de ronde" évoque une des dix premières causes de mortalité aux Etats-Unis : le suicide. Il pourrait briguer une place sur un bien triste podium si certains décès apparemment naturels ou accidentels étaient, à la suite d'investigations, reclassés en suicide. Cet état de fait ne concerne d'ailleurs pas que les Etats-Unis, c'est un sujet qui concerne nombre de pays industrialisés.

Pour être franc, il ne faut pas limiter cette question du suicide à ce dernier volet, elle est déjà présente d'entrée de jeu dans "Mr. Mercedes", puisque Bill Hodges, lorsqu'on fait sa connaissance, est au bord du passage à l'acte et les projets funestes de Brady comportent également une dimension suicidaire clairement affichée.

Mais, dans ce dernier tome, Stephen King va utiliser ce ressort d'une manière très différente. Il n'en fait pas qu'une question contextuelle, mais un sujet central, au coeur de son intrigue. Le corollaire de tout cela, c'est l'envie de vivre, qui va, qui vient, qui peut disparaître lorsque les difficultés s'amoncellent ou, au contraire, s'amplifier parce qu'on redoute de la perdre...

Oui, je sais, ce n'est pas vraiment un phénomène qu'on peut qualifier de culturel, c'est plutôt sociologique, mais on va voir comment Stephen King raccroche cela à la culture contemporaine et aux évolutions de la société américaine (et, là encore, on peut clairement étendre le raisonnement à l'Europe, à notre propre quotidien).

En 2006, Stephen King avait publié "Cellulaire", roman qu'on peut juger pas complètement réussi, en tout cas pas un des meilleurs de l'auteur, mais qui était en avance à la fois sur la mode des zombies, et sur l'arrivée des smartphones. Son titre original, "Cell", était clairement un jeu de mots entre le téléphone cellulaire, la cellule de prison et l'enfermement dans lequel les personnages se retrouvaient.

Avant que nous nous retrouvions tous avec un sans fil à la patte capable de nous laisser connectés n'importe où, n'importe quand à la toile. Connectés à nos amis, au monde tel qu'il va ou tel qu'on nous le raconte. Connectés aussi à ceux qui voudraient en savoir un maximum sur nous, pour des raisons plus ou moins avouables : le commerce ou... le contrôle (mot très important dans "Fin de ronde".

Dans "Fin de ronde", il utilise une idée de départ assez proche et s'intéresse aux phénomènes de groupes que la vie 2.0 peut entraîner. Avec de très bons côtés, il ne s'agit pas de tout voir en noir, mais d'autres qui le sont beaucoup moins. Comme lorsque les internautes se font harceleurs et dévoient internet pour en faire une arme.

C'est là que le fantastique intervient, mais je ne vais évidemment pas en dire beaucoup plus, il vous faudra lire ce roman pour voir comment tout cela s'organise. En mêlant des thèmes assez classiques de SF et de fantastique, des peurs anciennes qui évoluent mais perdurent et des thématiques d'actualité, elle aussi transposées à ce début de XXIe siècle, Stephen King fait monter la tension.

Mais, le suspense, ce n'est pas tout. L'auteur utilise son histoire et la fiction pour faire passer quelques messages. D'abord, sur la terrible diversité des formes d'intolérance à la disposition des êtres humains : racisme, sexisme, orientation sexuelle, obésité, complexes variés... La litanie est troublante, mais bien réelle, et le constat derrière la fiction affreusement plausible.

Je glisse au passage la critique sous-jacente de l'évolution de la société américaine actuelle. Allez, lâchons les mots : l'Amérique de Trump. On sait que Stephen King ne ménage pas ses critiques envers le nouveau président sur Twitter, il profite de ce roman pour glisser également quelques piques. Mais, on ressent une certaine inquiétude quant à la possible désagrégation de cette société.

A tout cela, il faut rajouter, comme pour le premier événement de ce roman, des causes de désespoir hélas très compréhensibles : le handicap et l'invalidité, les maladies incurables, la dépression, jusqu'aux échecs, amoureux, professionnels, personnels... Bref, si on se suicide beaucoup, c'est aussi parce qu'il existe beaucoup de motifs qui nous y poussent et une pente naturelle, pour reprendre la citation de Richard Katz.

Une question que le lecteur va se poser aussi au sujet des deux principaux protagonistes, vous le verrez, assez tôt dans l'histoire et jusqu'à un dénouement qui fait également vibrer cette corde. Ah, oui, c'est pas une thématique très marrante, c'est clair, mais on retrouve tout de même les éléments de l'humour, du suspense et une enquête au long cours pour essayer d'expliquer et comprendre ce qui se passe.

"Fin de ronde" repose aussi beaucoup sur ses personnages. Son méchant, évidemment, parce qu'un bon méchant, c'est souvent essentiel, et celui-là a de la ressource. Mais aussi le tandem improbable que forment Bill et Holly. Au fil des épisodes, cette relation s'est affinée et l'on sent bien qu'elle a profité à l'un comme à l'autre.

Une relation paternelle ? Oui, on peut trouver qu'il y a de ça, mais je ne le vois pas forcément ainsi. Bill offre à Holly la confiance, l'apaisement dont cette âme tourmentée a besoin et qu'on ne lui avait jamais offerts jusque-là ; Holly apporte à Bill sa connaissance d'un monde moderne qui dépasse un peu le vieux flic et lui permet de ne pas sombrer dans une vie d'inactivité qu'il ne supporte pas.

Jerome est également présent, mais en retrait tout de même par rapport aux deux autres. Holly et Bill sont étroitement liés, comme s'ils se soutenaient l'un l'autre, comme s'ils risquaient de s'effondrer si l'autre venait à ne plus être là. Et même si Holly n'est plus une enfant, en tout cas pour l'état civil, socialement c'est le cas, il y a à travers eux une belle allégorie de la relation entre générations.

Un dernier mot, pour un élément qui m'a troublé, je dois dire. Bill Hodges a peu ou prou le même âge que son créateur, qui vient de fêter ses 70 ans. On sait quel lien Stephen King peut parfois entretenir avec ses personnages, les questions qu'il se pose à lui-même à travers eux. Avec "Fin de ronde", et les précédents tomes aussi, d'ailleurs, ne s'interroge-t-il pas sur le vieillissement ?

Pour un romancier qui a tant traité de l'enfance et de la nostalgie qui découle du temps qui passe, ici, il aborde la vie différemment, comme un regard vers un avenir en forme de dernière ligne droite. Mais, si ces choses le travaillent sans doute, pas question d'en rester là, rassurez-vous, amateurs du King, ce roman ne marque certainement pas la fin de ronde pour lui.

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