En 2003, Pierre Pelot décrochait "le Goncourt lorrain", le prix Erckmann-Chatrian pour un monstre roman, "C'est ainsi que les hommes vivent" (récemment réédité aux Presses de la Cité), qui a pour cadre principal la Lorraine pendant la Guerre de Trente ans. Trois ans plus tard, avec "L'Ombre des Voyageuses" (prix Amerigo Vespucci), il nous entraînait de la Lorraine en Amérique dans les années 1730, pour un formidable roman d'aventures, hommages à différents genres, comme le roman maritime et le western. Une décennie a passé et l'on retrouve en cet automne cette veine historique avec "Debout dans le tonnerre" (en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson), qui met en scène une nouvelle héroïne forte et courageuse, qui doit affronter des moments très compliqués. Bien sûr, il vaut mieux avoir lu "L'Ombre des voyageuses", car ce roman y fait directement référence, mais c'est aussi une belle façon de découvrir le l'inventivité et la richesse de la langue que manie Pelot et son sens du roman noir, que l'on retrouve ici dans un contexte géographique et historique très particulier...
Quelque part dans le delta du Mississippi, se trouve une plantation appelée "Magnolias". Nous sommes en 1778 et Emmeline a désormais quatorze ans. Elle est une adolescente aventureuse, un peu garçon manqué, à la crinière cuivrée, comme avant elle sa mère et sa grand-mère, Esdeline Favier, que tout le monde, dans son village lorrain, appelait la Rouge Bête.
"Ils m'ont appelée la Rouge Bête. Ce n'était pas méchantement", c'est d'ailleurs ainsi que débute le journal rédigé des années plus tôt par Esdeline, alors que Emmeline n'était encore qu'un bébé. Hia, ancienne esclave et proche amie de sa grand-mère, lui a d'abord lui ce journal avant de lui remettre deux ans plus tôt. Depuis, elle le lit, le relit, avec une passion toujours égale.
Elle a même entrepris de recopier ce manuscrit, qui résiste mal au temps qui passe, afin de ne pas perdre ces mots, uniques traces qu'elle possède de sa mère et de sa grand-mère qu'elle n'a pas eu le temps de connaître. Car, si elle est née en Lorraine, dans ces rudes montagnes, c'est bien dans les bayous de Louisiane qu'elle a passé l'essentiel de sa jeune existence.
A "Magnolias", outre Hia, qui fut l'amie et la confidente d'Esdeline, elle côtoie d'autres personnes qui ont bien connu sa grand-mère : Johan Forestier, qui dirige la plantation désormais, et Arkan, presque son ombre. Mais, ils sont bien peu prolixes quand au sort d'Esdeline et d'Apolline, sa fille, qui n'ont jamais rejoint la plantation...
Emmeline voudrait maintenant en savoir plus sur ces deux femmes qu'elle aurait tant voulu connaître, sur ce qui leur est arrivé, mais aussi sur ses propres origines : qui est son père ? Doit-elle continuer à porter le nom de Sauvé, ou pourrait-elle opter pour le nom de Favier, celui de sa grand-mère. Elle ne désespère pas d'enfin réussir à convaincre ses amis de parler.
Quand elle ne se plonge pas dans la lecture du journal d'Esdeline, Emmeline arpente les bayous entourant la plantation, elle y chasse, y découvre la nature luxuriante, suivant Vicente, le fils de la Señora Ruiz, la concubine de Johan Forestier. Un jeune homme pour lequel elle ressent une certaine attirance, sans oser lui avouer.
Pourtant, avant même de pouvoir avancer dans sa quête, la jeune femme va être rattrapé par les événements : elle découvre par hasard les liens de Vicente avec d'étranges personnages, que le jeune homme rencontre en catimini dans les bayous. Se pourrait-il que celui dont elle est en train de tomber amoureuse envisage de rejoindre la jeune armée américaine ?
Puis, c'est l'histoire même de "Magnolias" qui va se rappeler à elle. Johan Forestier, affaibli par l'âge et la maladie, pourrait bien voir sa direction remise en cause. La plantation attise les ambitions et la manière dont il en est devenu le maître a laissé des traces. Il se pourrait qu'il y ait de la vengeance dans l'air... Et que Emmeline s'en retrouve menacée, elle aussi...
Pour une fois, je fais assez court dans le résumé, alors que "Debout dans le tonnerre" fait tout de même son poids (et ses 560 pages), mais il y a des raisons à cela. La première, c'est qu'il y a tout un jeu sur le passé, ce qu'apprend Emmeline sur sa famille, les pièces manquantes du puzzle et ce que les lecteurs de "L'Ombre de voyageuses" avaient vécu en lisant ce précédant roman.
Au fil du livre, on revient sur les événements qui ont vu Emmeline arriver en Louisiane sans sa mère et sa grand-mère. On revient surtout sur des périodes qui, dans "L'Ombre des voyageuses", n'avaient pas été développés, comme le voyage de la Rouge Bête vers l'Amérique, dont on savait qu'il avait pris plus de temps que prévu. Tout s'imbrique, et peut donc justifier une (re)lecture de ce livre.
Et puis, il y a toute l'histoire de "Magnolias", qui va être au coeur du roman et qu'il faut laisser découvrir aux lecteurs. La situation est quelque peu complexe, ce serait délicat de mettre en place brièvement cette partie-là dans le billet. Donc, à vous de partir à la rencontre de ceux qui peuplent la plantation et de découvrir les raisons des tensions qui remontent à la surface en cet été 1778.
On suit donc Emmeline qui entreprend de recopier le journal de sa grand-mère, écrit avec une mine de plomb qui s'efface petit à petit, sur du papier qui se dégrade rapidement. Mais, cette sauvegarde, si je puis utiliser ce terme, un peu anachronique, va se prolonger avec le journal d'Emmeline, dans lequel, cette fois, elle va raconter sa propre histoire, celle qui commence cet été 1778.
Avant d'aller plus loin, il faut évoquer le contexte historique du livre, car même s'il n'est qu'un arrière-plan, il conditionne beaucoup de choses : d'abord, ce que l'on appelle la Louisiane ici est bien plus important en superficie que l'Etat actuel portant ce nom. Ce sont toutes les possessions françaises en Amérique. On verra d'ailleurs quelques incursions au cours du livre en Haute-Louisiane, bien plus au nord.
Le deuxième élément très important, c'est que "Magnolias" ne se trouve plus, en 1778, en territoire français : en 1762, la Louisiane a été cédée à l'Espagne par le traité de Fontainebleau, puis, l'année suivante, par le traité de Paris, les Anglais ont récupéré l'est de ce vaste territoire, en même temps que le Canada.
C'est pour cela que, parmi les personnages importants, on croise les Ruz de la Torre, dont Vincent est le dernier enfant. Sa mère, Penelope, et ses filles, sont présentes à Magnolia et font partie des protagonistes importants du roman, et la langue espagnole est également très présente dans cette histoire (et pas uniquement pour les jurons...).
Enfin, dernier élément, sans doute le plus connu : depuis 1776, les Etats-Unis d'Amérique ont déclaré leur indépendance, depuis, la guerre fait rage avec les Anglais et La Fayette va bientôt arriver tel Zorro... Mais, nouvelles précisions : le 4 juillet 1776, ce sont seulement 13 des 50 Etats actuels qui ont pris leur indépendance ; l'Etat de Louisiane ne rejoindra l'Union qu'en 1812.
En revanche, cette guerre d'indépendance mobilise tout ceux qui veulent se défaire de la tutelle anglaise. Et, comme je l'ai dit plus haut, Emmeline se demande si Vicente ne projette pas de rejoindre l'armée en train de se former pour aller bouter l'Anglois hors d'Amérique. On est en pleine guerre d'Indépendance, qui va durer jusqu'en 1783.
Si, à "Magnolias", la vie est relativement calme, ces bruits de guerre et ces questions de territoire sont tout de même dans l'air et jouent, de manière plus ou moins importante, un rôle. Y compris jusqu'au dernier chapitre du roman (qui pourrait laisser présager d'une suite à cette histoire, et quelques rebondissements très intéressants, avec...).
Mais la plantation elle-même est un microcosme particulier. De par sa position, très isolée, avec tous ces marais alentours qui font sans doute du coin un endroit magnifique, mais pouvant devenir facilement hostile. Et qui nécessite une excellente connaissance pour s'y orienter sans se perdre. Ca, c'est pour la géographie.
La population, enfin, y est très hétéroclite : des Français, des Espagnols, des Noirs victimes de la traite en Afrique, des Indiens, et même un médecin dont le nom devrait vous rappeler quelqu'un (clin d'oeil de l'auteur à un personnage qu'il adore)... Forestier est un personnage qui a roulé sa bosse, qui a goûté à la piraterie, au brigandage, qui vit en bande depuis un moment.
Lorsqu'il a pris les rênes de "Magnolias", il y a assoupli les conditions de vie de ceux qui y travaillaient. Oh, bien sûr, chacun reste à sa place, mais les conditions semblent tout de même moins brutales et douloureuses que dans la plupart des plantations où les esclaves n'étaient pas traités comme des êtres humains.
Autour de Forestier et de la Señora, couple assez étrange, il faut bien le dire, une micro-société européenne, disons cela ainsi, qui paraît complètement déplacée dans ces lieux... On pourrait se croire dans les premiers romans vampiriques d'Anne Rice, sauf qu'on n'est pas à la Nouvelle-Orléans et que, dans les bayous, le faste semble avoir été rongé par l'humidité et la chaleur.
Au milieu de ce petit monde, Emmeline dénote et détone de plus en plus : plus souvent vêtue à l'indienne, des tenues confortables et idéales pour aller crapahuter dans la nature environnante, elle peine à rentrer dans le moule que la Señora, maîtresse de maison, voudrait certainement lui imposer. Mais quelle autorité pourrait-elle avoir sur cette jeune fille pour qui elle n'est rien ?
Il y a un côté Cendrillon, dans tout cela, sauf que Emmeline ne se laisse pas faire par sa marâtre et ses filles et que son caractère indépendant, de plus en plus affirmé, en fait tout sauf une souillon devant obéir aux quatre volontés des autres. "Debout dans le tonnerre", c'est aussi l'histoire d'une émancipation, à tous points de vue, qui est bien plus qu'une rébellion adolescente.
Emmeline est le personnage central du livre, son moteur, aussi, justement parce qu'elle vit comme elle l'entend et veut que cela continue ainsi. Mais, cela en fait aussi un personnage cantonné à une certaine solitude. Forestier vivant de plus en plus reclus, Arkam passant comme une ombre, les Ruiz la regardant de haut et Vicente ayant la tête ailleurs, il ne reste guère que Hia.
Une situation qui est à double tranchant : elle est débrouillarde, déterminé, elle a appris à vivre dans cet univers si particulier, à s'y déplacer, s'y retrouver. Peut-être même à y survivre, si besoin. Mais, dans le même temps, sa proximité avec Forestier et ses amis peut en faire une cible en cas de coup de force et, si ça se met à barder, là encore, elle pourrait se retrouver bien seule...
Comme dans les deux précédents romans évoqués en introduction de ce billet, c'est donc une héroïne forte et attachante que l'on suit au fil de ces pages et de cette histoire mouvementée. Aux amateurs de séries comme "Angélique" ou "Caroline Chérie", on retrouve ce même type de personnage qui veut vivre, vivre libre avant toute autre chose, mais qui se trouve contraint par l'Histoire, la société, etc.
On a aussi une adolescente qui, depuis deux ans, depuis qu'elle a récupéré le journal de sa grand-mère, se construit avec ce modèle en tête. La petite fille qui a grandi sur le territoire, certes vaste, mais isolé, de la plantation, voudrait bien se montrer digne de la lignée dont elle est la dernière représentante, a priori, et l'aventure ne lui fait pas peur.
Ce roman, ce n'est pas seulement la fin de l'enfance pour Emmeline, mais son baptême du feu. Toute l'histoire de cette jeune fille est jalonnée par des premières fois, des plus agréables aux plus violentes et il va falloir prendre des risques pour simplement essayer de survivre, avant, peut-être, de pouvoir rebondir et ne plus simplement être sur la défensive.
Certains avaient comparé, à la sortie de "L'Ombre des voyageuses", Esdeline à Edmond Dantès, et il y avait un peu de ça. La filiation avec "Le Comte de Monte-Cristo" pourrait resservir ici, mais, plutôt que d'appliquer le schéma traditionnel de la relecture d'un classique, Pierre Pelot renverse la plupart de ses codes, bouscules ses personnages et leurs rôles, noircit certains et en éclairent d'autres.
Je n'ai évidemment pas évoqué tous les personnages qui interviennent dans cette histoire dont les racines plongent dans le passé de cette plantation aux allures de poudrière. Emmeline, elle, ignore tout, ou à peu près, et c'est à ce violent réveil du passé qu'elle va devoir faire face. A-t-elle vraiment son destin en main ? On peut s'interroger là-dessus, et on n'est pas au bout de ses surprises.
Pourtant, contrairement à "L'Ombre des voyageuses", qui était un pur roman d'aventures, "Debout dans le tonnerre" est dans un registre différent. On a le sentiment, pour qui a eu l'occasion de lire d'autres romans de l'auteur, que Pelot transpose dans un contexte historique le registre qu'il utilise habituellement pour ses romans noirs. Et le mélange fonctionne très bien.
"Magnolias", point d'ancrage de tout le roman, malgré sa superficie, est un parfait décor pour une espèce de huis clos, où les histoires passées empoisonnent l'atmosphère. On retrouve également l'été et la chaleur étouffante, qui doit s'ajouter à l'humidité ambiante Tout à fait ce qui peut susciter l'ébullition et l'explosion de la violence.
L'ambiance... Je crois déjà l'avoir écrit dans de précédents billets, mais j'ai toujours trouvé que c'était une des grandes forces de Pierre Pelot. On y est, vraiment, on n'y est pas bien, parce qu'elle n'a rien de confortable, mais on n'est pas un simple spectateur. Les décors, les lumières, les climats, les ombres, tout cela travaille à cette impression, avec quelque chose de très visuel, cinématographique.
Ici, cette ambiance, on est immédiatement plongé dedans : le roman s'ouvre sur un premier chapitre (qui aurait, pour une meilleure compréhension, peut-être pu être intitulé prologue) qui plante le décor, l'ambiance, la noirceur à laquelle on va se retrouver confronté. Mais, on est aussi dans l'incertitude : qui sont ces personnages ? Que font-elles ?
On a forcément plein d'idées et d'hypothèses en tête, faute de mieux, mais on a rudement envie de comprendre. Ensuite, tout s'enchaîne, et l'explication de ce magistral premier chapitre arrivera en temps et en heure. A un moment où l'on saura sans aucune équivoque si ce "Magnolias", grondé entre ses dents, est un salut ou une invective.
On retrouve aussi dans "Debout dans le tonnerre", ce travail sur la langue, déjà précédent dans "C'est ainsi que les hommes vivent" et "L'Ombre des voyageuses". Elle est inventive, créative, mélodieuse et en même temps pleine de hargne. C'est aussi à travers elle que se diffusent la violence, l'insécurité, la brutalité, la cruauté, la colère, le découragement, la vengeance...
"Debout dans le tonnerre" est une fresque riche, sombre et violente dans un décor aussi majestueux qu'étouffant. La naissance d'une héroïne, mais pas uniquement, vous le découvrirez. Emmeline va révéler bien des secrets, pas forcément ceux qu'elle espérait, mais surtout, avec des conséquences bien différentes.
Les deux derniers chapitres viennent clore cette histoire, mais contribuent aussi, c'est mon impression, à n'en faire qu'un épisode. Je l'ai dit plus haut, la fin est ouverte et offre la possibilité d'une suite. Que choisira Pelot ? Je l'ignore. Mais il a le choix : clore l'aventure ici, la reprendre où se termine "Debout dans le tonnerre" ou laisser passer une voir deux générations...
J'ai hâte de savoir pour laquelle il optera.
abasourdi par cette lecture. Non seulement bravo, mais merci.
RépondreSupprimerpp
Merci, Pierre, voici un message qui me va droit au coeur :)
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