vendredi 6 octobre 2017

"Entre la vérité et la légende, choisis toujours la légende".

Adolf Hitler s'est-il bien suicidé dans son bunker, à Berlin, le 30 avril 1945, alors que la capitale allemande allait tomber aux mains des soldats soviétiques ? La question nourrit bien des théories, souvent conspirationnistes ou délirantes (et, pour dire les choses clairement, partisanes), mais elle intéresse aussi les romanciers. C'est le cas de l'écrivain italien Luigi Guarnieri, qui signe aux éditions Actes Sud "le Sosie d'Adolf Hitler" (traduction de Marguerite Pozzoli), un vrai roman historique qui n'est pas un livre à thèse, tout au contraire, mais une pure fiction imaginant la conception d'un plan pour permettre au Führer de s'évanouir dans la nature au cas où la guerre finirait par tourner mal. Un roman très bien documenté qui joue parfaitement avec les zones d'ombre entourant les derniers jours du leader du IIIe Reich, les témoignages (parfois contradictoires) des survivants, les recherches des historiens, les théories du complot... Et il utilise pour raconter cette histoire un procédé narratif très malin, qui laisse planer sur cette affaire une réelle ambiguïté...



Lorsque les armées alliées, d'abord les Soviétiques, puis des agents secrets américains, arrivent à Berlin au début du mois de mai 1945, ils découvrent un champ de ruines, écrasés depuis plusieurs mois sous d'incessants bombardements aériens. Les bâtiments de la Nouvelle Chancellerie du Reich, siège du régime nazi, n'ont pas échappé à ce tapis de bombe.

Parmi les Américains présents sur place, l'agent spécial Gren**** (on reviendra sur ce nom tronqué), du CIC (pas la banque, mais le Counter Intelligence Corps, un département des services secrets de l'US Army). Or, ce qu'il découvre dans ces locaux dévastés et dans le bunker construit en-dessous le laisse profondément perplexe.

Chargé d'enquêter sur les conditions exactes de la mort d'Adolf Hitler et d'Eva Braun, qu'il a épousée quelques heures plus tôt, Gren**** découvre un certains nombre d'éléments qui le troublent. Des éléments matériels mais aussi des comportements qui, même dans un tel chaos et dans l'urgence de la fuite, lui paraissent bancals.

Alors que la théorie officielle va peu à peu devenir une vérité officielle, que le suicide du Führer va s'inscrire dans les livres d'histoire, Gren**** va continuer son enquête, à travers l'Europe mais aussi l'Amérique du sud. Son hypothèse est bien plus folle que celle que les vainqueurs de la guerre ont mise en avant, mais il manque de preuves.

Il lui faut retrouver les survivants, les témoins directs des dernières heures que Hitler a passées dans ce bunker et, s'il ne se trompe pas, les témoins d'une formidable machination élaborée bien avant que le Reich ne s'effondre, sous les coups de boutoir alliés. Une enquête à laquelle il va consacrer 15 ans de sa vie, bien après avoir été rendu à la vie civile, et pour laquelle il va sacrifier sa carrière et bien plus...

L'idée qui le taraude, c'est que ce corps en partie carbonisé qui a été désigné comme étant celui d'Adolf Hitler n'a été formellement identifiée que grâce à une prothèse dentaire très particulière. Un objet qui semble avoir été miraculeusement épargné, comme si on avait voulu que ceux qui découvriraient la scène tombent dessus.

Or, une prothèse dentaire, ça se fabrique. Pour son légitime propriétaire, comme pour une personne qu'on voudrait faire passer pour une autre... Et si ce cadavre n'était pas celui du Führer, mais d'une personne qu'on aurait désignée pour prendre sa place ? L'existence de sosies d'Hitler pouvant le remplacer dans certaines situations est un secret de Polichinelle, mais pourrait-on être allé encore plus loin ?

Cette enquête, on la découvre à travers un rapport, celui de Gren****. Un rapport auquel l'agent a mis la dernière main au début des années 1960 et qui a ensuite été classé secret défense, ou l'équivalent du genre, pour une durée de cinquante ans. En 2012, il est donc redevenu accessible. Mais le temps a passé, les preuves ont disparu. Et les témoins...

Que trouve-t-on exactement dans ce rapport, alors ? Vous ne croyez quand même pas que je vais vous l'expliquer dans ce billet ! Mais ce qu'imagine Luigi Guarnieri réserve plein de surprises. On pourrait imaginer qu'on va lire un thriller d'espionnage à la Ludlum, un polar historique à la Kerr, et il y a de cela, mais pour un résultat bien différent.

Parce qu'on sort de cette lecture avec des questions plein la tête, des doutes tenaces et des incertitudes troublantes. Ce n'est pas une simple enquête avec un résultat clair, net et précis, mais un travail sur un champ des possibles. A l'arrivée, on a un faisceau d'hypothèses aussi effrayantes que fascinantes, au milieu desquelles pourrait se trouver la vérité. Pardon, une vérité. Ou pas.

Je me doute bien que ces explications ne doivent pas vous sembler très claires. Mais, rassurez-vous, c'est normal : au départ, Gren**** a une idée bien précise de ce qu'il pense avoir découvert : Hitler a été remplacé par un sosie, dont le cadavre a été abandonné dans son bunker pour accréditer la thèse du suicide.

Voilà, ça, c'est clair, net et précis. Mais ce n'est qu'une théorie. Et pour qu'elle soit prise en compte, il faut l'étayer. Or, au fur et à mesure de ses recherches, de ses découvertes, de ses rencontres, Gren**** ne cesse de tomber de Charybde en Scylla. Comme dans "Smoling/No Smoking", il semble qu'à chaque étape de son raisonnement, il y ait plusieurs hypothèses...

Au final, le rapport réunit toutes ces théories, le parcours des différents personnages impliqués, différents scénarios et leur réfutation... Sauf que, dans tout ce fatras, il est impossible de savoir ce qui est vrai de ce qui est faux, et réciproquement. C'est absolument génial, on se croirait dans ce jeu où l'on raconte une histoire à son voisin qui doit la raconter au voisin suivant, etc.

Et, au final, entre l'idée originelle et ce qu'en raconte le dernier récepteur, il y a un écart énorme. Tout simplement parce qu'un plan, aussi bien préparé soit-il, est susceptible de connaître des ratés à chaque étape de sa mise en place. Et ici, c'est exactement ça : ce plan n'est pas victime d'un grain de sable, mais d'une plage toute entière...

J'avais découvert Luigi Guarnieri avec un autre merveilleux livre, "la Double vie de Vermeer", l'histoire (tirée de faits réels) d'un faussaire prodigieusement doué qui réussit à arnaquer les nazis en leur vendant des tableaux de Vermeer, peintre dont on connaît peu de toiles, qu'il avait fabriquées de toutes pièces. Il me semble d'ailleurs que Guarnieri fait un clin d'oeil à ce livre dans "le Sosie d'Adolf Hitler".

On avait une histoire de faussaire, de faux-semblants, de mensonges... On retrouve dans ce nouveau roman un certain nombre d'ingrédients identiques, mais apprêtés différemment. Et pour une raison toute simple : tout cela est d'abord et avant tout une histoire d'espionnage. De gens dont le métier est de mentir, de travestir la vérité, voire de carrément la fabriquer.

Et le point de départ de cette affaire, c'est exactement cela : un jeu d'espions, lancé par le machiavélique Heydrich (encore lui !) et poursuivi après sa mort. Cheville ouvrière de ce plan, le Standartenführer Egon Sommer, une espèce de James Bond nazi, qui semble maîtriser toute activité qu'il entreprend de pratiquer, beau gosse, fils d'un richissime fabriquant d'arme...

Le genre de personnage qui fascine autant qu'il répugne. Et qu'on voudrait apprécier, même s'il sert la plus abominable des causes. Or, il a un souci, Egon, c'est qu'on le cantonne à des tâches bureaucratiques lui qui se rêveraient en agent de terrain, en héros sans peur et sans reproche, menant à bien les opérations les plus audacieuses.

Ces derniers jours, il a été beaucoup questions de nazis sur ce blog, rassurez-vous, on va passer rapidement à autre chose. Mais, après Friedrich Saxhäuser, Josef Ranzner et Josef Mengele, Egon Sommer vient boucler la boucle. C'est un personnage retors, ambigu, malgré tout, car on se demande s'il sert une autre cause que la sienne.

Il se montre aussi d'un sang froid extrême, même au plus fort de la tourmente. Et la tourmente, ce n'est pas que la bataille de Berlin : auparavant, il a travaillé sous les ordres de Heydrich qui avait été clair avec lui : la réussite et le secret ou la mort... Ca motive... Alors, quand le Fauve blond disparaît, il se sent libéré d'un poids. Prêt à jouer sa carte personnelle.

Face à lui, Gren**** est un agent déterminé, intelligent, mais sans doute plus candide que son redoutable adversaire. A distance, à la fois dans l'espace et dans le temps, les deux espions se livrent une incroyable partie d'échecs où, à tour de rôle, ils se mettent en échec. Mais lequel des deux mettra l'autre mat ?

Sommer a l'avantage : lui connaît la vérité, et pour cause, il en est à l'origine. Il est le marionnettiste qui tire toutes les ficelles ou presque. Et qui peut s'adapter aux événements, brouiller les pistes à l'envi... Quant à dire la vérité... Pour cela, il faudra que Gren**** le retrouve et réussisse à lui tirer les vers du nez. Pas du gâteau...

Autre personnage de l'histoire, le docteur Greta von Freundin (amie ou ennemi, vaste question, d'ailleurs). Elle est dentiste, puisque, vous l'avez compris, beaucoup de choses reposent sur la dentition du corps trouvé dans le bunker. Une dentiste nazie, ça change de Laurence Olivier ! Mais, c'est un personnage, là encore, très ambigu et l'on pourrait l'imaginer dans le rôle de la femme fatale.

Elle se retrouve embarquée malgré elle dans cette histoire, et vu le contexte, difficile de décliner une invitation si gentiment formulée... Les méthodes la mettent mal à l'aise, ce qu'elle croit comprendre également, mais que faire ? Ensuite, elle devient à son tour un mystère. Par peur ? Par loyauté ? Ou par simple volonté de tourner la page et de vivre ?

Enfin, il y a Mario Schatten. Le sosie. L'homme désigné pour être la doublure du Führer... Le moins qu'on puisse dire, c'est que ça ne le ravit pas, mais Sommer ne lui laisse guère le choix. Il est à la fois le meilleur et le pire candidat pour ce rôle, car sa ressemblance est frappante, sa capacité à imiter les attitudes, les gestes de Hitler impressionnante, mais son caractère inflexible.

Le plus déroutant, c'est le parallèle entre Schatten et Hitler. Tous deux sont des artistes maudits. Lorsque la SS vient chercher Schatten, il crève de faim en noircissant du papier de portées et de note. Compositeur, musicien virtuose, il n'a jamais percé dans la carrière artistique. Comme Hitler, dans la peinture. Sauf que Schatten, on va le comprendre, est un remarquable musicien, en avance sur son temps...

Le plus troublant, je pense, c'est de voir ce personnage typiquement romantique se retrouver dans le contexte du IIIe Reich, dans lequel il n'a pas sa place. On pourrait même dire qu'il correspond à tout ce que les nazis cherchent à éliminer... Curieux paradoxe, qui n'est plus grand-chose une fois que le jeu de miroirs est mis en place...

Je me permets de vous dire tout cela sur Schatten parce que je n'ai aucune idée de la véracité de ces mots. En fait, la vraie énigme du livre, c'est lui, Mario Schatten. Il pourrait être l'outil d'une manipulation extraordinaire, mais il pourrait tout aussi bien être un leurre. Une invention... Une sorte d'opération Mincemeat du côté nazi...

Ah, j'ai oublié un personnage, dans cette liste, et pas des moindres ! Eh oui, Adolf Hitler lui-même ! On pourrait croire que tout tourne autour de lui, mais en fait, on découvre vite qu'il est partie prenante de ce récit. Et, si je puis me permettre, en en dévoilant le moins possible, il est probablement un des plus gros grains de sable qui grippe le plan. Etonnant, non ?

Voilà donc réunis tous les éléments de ce roman. Et j'insiste, c'est un roman. Guarnieri lui-même, d'ailleurs, l'explique clairement dans une note au lecteur, en fin d'ouvrage. "Le sosie d'Adolf Hitler" est une oeuvre de fiction, née de l'imagination de l'auteur, je cite Guarnieri. Il ne s'agit en rien d'une thèse sur une possible évasion de Hitler, le point de départ du roman est entièrement fictif.

Pour autant, cela ne veut pas dire que Guarnieri a tout inventé. Son roman se base sur une solide documentation, à la fois pour élaborer le contexte historique le plus fidèlement possible, pour y faire évoluer des personnages imaginaires et d'autres qui ont véritablement existé (en particulier, tout l'entourage de Hitler).

Mais, et encore une fois, Guarnieri l'explique : tout ce qui relève du fait historique passe ensuite par le prisme de la fiction. Chaque événement, en particulier lorsqu'il s'agit de faits réels, est mis au service de son intrigue et s'écarte donc de la réalité. En clair, si vous lisez "le Sosie d'Adolf Hitler", même si vous en sortez avec des questions, des doutes, rien n'est à prendre au pied de la lettre.

Reconnaissons tout de fois que ce jeu romanesque est redoutablement efficace. Les scènes retraçant la bataille de Berlin, la chute de la ville et la fuite des derniers dignitaires nazis (ceux qui n'ont pas voulu se suicider dans le bunker) sont haletantes, impressionnantes de réalisme. Et on y retrouve les mêmes ambiguïtés, le jeu entre ce que l'on sait, ce que l'on croit savoir et les zones d'ombre (je pense au cas de Martin Bormann).

Tout cela, pour conclure, converge vers le titre de ce billet. La citation est tirée du livre et, vous le verrez, elle apparaît dans un contexte particulier. Mais elle résume parfaitement la philosophie de ce roman : aux faits, l'être humain préférera toujours la version alternative, enjolivée, arrangée. Mythifiée. Ou simplement auréolée de mystère.

Et nous, lecteurs de romans, nous fonctionnons bien ainsi : qu'on lise de la fantasy ou de la SF pour fuir le monde quotidien, du polar pour l'adrénaline, de la romance pour le fantasme ou même des livres de témoignages, des autobiographies pour vivre une autre vie par procuration, nous recherchons tous ce décalage entre le réel et le fictif.

Luigi Guarnieri nous prend au piège, il est l'araignée, nous sommes l'insecte pris dans sa toile. Je suis admiratif du travail réalisé par le romancier italien qui réussit à nous entraîner dans un labyrinthe d'hypothèses qui pourraient toutes être plausibles... Alors, qui est qui ? Qui est où ? A vous de vous faire une opinion...

2 commentaires:

  1. oh la la, qu'est-ce qu'on a pu gloser sur la mort d'Hitler ! Et il est encore possible d'écrire un roman sans tomber dans du déjà lu ? Je note avidement car ce que tu nous dévoiles m'intrigue

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    1. Oui, je pense qu'on peut, pas en cherchant des thèses, mais en jouant la carte de la fiction pure. Ici Guarnieri joue avec des thèmes qui lui sont chers, apparemment, la tromperie, le mensonge, le faux... Ca ouvre plein de possibilités. Et, justement, ici, il y a un faisceau de possibilités.

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