vendredi 6 janvier 2012

On a clowné Cyrano de Bergerac !

Tout d'abord, un grand merci aux Editions Héloïse d'Ormesson qui m'ont permis de lire le roman dont nous allons parler avant tout le monde, ou presque. Si vous êtes des fidèle de ce blog ou si vous connaissez par d'autres forums mes goûts littéraires, vous savez sans doute déjà que Cyrano de Bergerac, en tout cas le personnage de la pièce d'Edmond Rostand, est mon personnage préféré, un personnage avec lequel je me trouve beaucoup de points communs. Je n'en dirai pas plus, même sous la torture... Alors, quand j'ai vu le titre du deuxième roman de Damien Luce, "Cyrano de Boudou", je me suis précipité dessus. Et je vous encourage à le faire aussi, puisqu'il vient tout juste de rejoindre toutes les bonnes librairies, comme on dit...


Couverture Cyrano de Boudou


Auguste Gustave exerce le métier de souffleur, au théâtre. Et, en cette année 1913, il a l'insigne honneur d'être le souffleur le soir de la 1000ème représentation parisienne de "Cyrano de Bergerac", avec, dans le rôle titre, Charles Le Bargy (l'acteur qui a succédé dans le rôle à son créateur, le fameux Coquelin). Un Le Bargy traqueur, victime d'un trou de mémoire dans la fameuse tirade des "Non merci !"... Sauf qu'à ce moment fatidique, Auguste s'est endormi dans son trou et Le Bargy va devoir se dépatouiller seul pour retomber sur ses pieds (ceux des alexandrins de Rostand, bien sûr)...

A partir de cet incident presque anodin, Le Bargy et Auguste vont se rencontrer, découverte improbable, qui aurait pu se solder par une grosse colère du comédien à l'apogée de sa carrière, contre ce petit bonhomme presque transparent qui aurait pu, par son incompétence, provoquer son humiliation...

Pourtant ce ne sera pas le cas car cette rencontre va prendre une tournure bien plus personnelle, amicale, même, on peut le dire, malgré leurs différences : chacun des deux hommes va aider l'autre à se découvrir, à se connaître lui-même, à savoir ce qu'il a au fond de son être, de son coeur, de son âme.

Parce qu'Auguste n'est pas qu'un souffleur qui s'ennuie. Auguste, dans le civil, est clown... Et lorsqu'il place sur son propre nez (tiens, tiens...) le fameux postiche rouge, il se métamorphose. Il devient alors un personnage singulier, bien plus extraverti que ne l'est Auguste, bien plus doué et charismatique, un alter ego qu'il a baptisé Boudou, comme sa commune natale, située près de Montauban.

Mais voilà, lorsque Le Bargy découvre Boudou, Auguste garde pour lui tous ses talents cachés (acteur burlesque, ventriloque, marionnettiste, jongleur, etc.) et n'en tire ni fierté, ni profit. Car, Boudou, c'est juste son moi intérieur, son double rêvé, presque un idéal. Le personnage de Boudou, derrière le masque duquel il abrite sa timidité, habite Auguste, lui transmet de la confiance en lui, en fait un autre homme, un clown, son clown.

Car, nous avons tous en nous un clown, notre clown. Reste à le découvrir. Voilà ce que l'on découvre dans ce roman très poétique et joliment drôle (ou drôlement joli, d'ailleurs). Mais, Auguste / Boudou va aller plus loin : aidé par un escroc nommé... Louis Jouvet, il va se lancer dans sa propre aventure théâtrale, en parallèle de son boulot de souffleur. Une aventure aussi gonflée qu'originale : mettre en scène Cyrano avec Boudou et son nez rouge dans le rôle principal... Le tout, dans un nouveau théâtre parisien, le Vieux-Colombier.

Il faut lire ce livre pour mieux découvrir Boudou, Auguste et tous ceux qui gravitent autour de lui (d'eux ?) et dont, la plupart, sont des personnages réels, dont la plupart n'ont pas encore réalisé les exploits ou la carrière qui leur permettra d'atteindre une certaine postérité.

Mais, au-delà de l'histoire, le style de Damien Luce nous plonge dans un univers gentiment absurde qui rappelle évidemment les univers clownesques, avec ce mélange de grotesque et de tendresse qui mène le lecteur du rire au larmes. Un roman plein de références historiques et culturelles de l'époque habilement utilisées, plein de douceur, de rêve et d'imagination. Plein d'amour aussi.

Un un joli tour de force, car, nous avons en parallèle deux versions de Cyrano qui se jouent, mais ce que vit Auguste/Boudou dans son quotidien se rapproche aussi par bien des aspects de la pièce, même si le déroulement des scènes est différent. La relation aussi entre Auguste/Cyrano, Emma/Roxane et Jouvet/Christian diffère elle aussi, même si Luce nous offre une version originale et très touchante de ce curieux trio.

Mais "Cyrano de Boudou", c'est un hommage aux comédiens, à tous les comédiens, qu'ils soient vedettes ou anonymes, comédiens issus du Français ou autodidactes, comédiens sur les plus grandes scènes ou en pleine rue... Le Bargy et Auguste sont deux aspects très différents d'un même métier, mais ils vont échanger leurs savoir-faire respectifs pour s'enrichir l'un l'autre et devenir de meilleurs comédiens mais aussi, gageons-en, de meilleurs hommes.

Boudou oscille en permanence entre l'Auguste (le clown, hein, pas le prénom du personnage) et le clown blanc. Il est aussi un exemple pour nous apprendre à relativiser les choses : le seul port du nez rouge le protège du regard des autres, l'exempte du ridicule... Il l'aide à être libre, tout simplement. Et, pour enfin citer Cyrano, en étant son clown, on peut :

"chanter, rêver, rire, passer, être seul, être libre,
avoir l'oeil qui regarde bien, la voix qui vibre,
mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
pour un oui, pour un non, se battre - ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire et de fortune,
à tel voyage auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
et modeste, d'ailleurs, se dire : mon petit,
sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !

Et quoi de mieux que l'imagination du clown pour monter le plus haut possible (jusqu'à la lune ?) et surtout, entraîner avec soi ce public qui regarde, au final, lui aussi, la lune et pas seulement le doigt de celui qui la montre ?

Ah oui, j'oubliais l'hommage au "père" de Cyrano, Edmond Rostand, qui traverse le livre de sa présence, depuis son adolescence jusqu'à sa réforme au moment de l'entrée dans la guerre de 14. Un Rostand qui finit par ne plus s'exprimer qu'en alexandrins, même dans les conversations les plus quotidiennes. Savoureux !

J'ai aimé ce roman lunaire et audacieux, loin des truculences qu'on prête habituellement à Cyrano, mais la sensibilité du personnage est bien là, intacte, et on s'attache à ce drôle de petit bonhomme, Auguste, qu'on aimerait voir être lui-même sans se cacher derrière son nez, comme Cyrano, en fait, qui sera sur le point de le devenir, grâce à l'amour de sa Roxane.

Mais, la vraie tragédie n'est jamais sur les planches. La vraie tragédie, c'est la vie. Et ni Auguste, ni Boudou n'y échappera.

Alors, sachons profiter du rêve que nous offre le clown et de la liberté que nous offre "notre" clown pendant qu'il en est temps.

3 commentaires:

  1. Je ne connaissais pas ! Mais ta chronique a éveillé ma curiosité. Je le note et s'il est à ma librairie, j'en profiterais...

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  2. Tes chroniques sont succulentes, elles sont comme des desserts qui ne cessent de nous étonner à chaque bouchée. Ce livre m'intéresse maintenant au plus haut point - grande amatrice d'Edmond Rostand, je ne peux que vouloir y plonger mon nez!

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  3. Tout d'abord merci de cette chronique si juste et si explicative. je viens de finir ce livre qui m’intéressait puisque j'avais vu le spectacle de Benjamin Lazare "l'autre monde ou les États et empires de la lune" (à voir absolument s'il le rejoue), et aussi un spectacle qui retraçait l'histoire du dernier souffleur mort lors de la première représentation de Cyrano "Iledebrando Biribo ou un souffle à l'âme" (magnifique, sublime). Bravo à Damien Luce que je ne connais pas encore... qui m'a permis de replonger dans l'époque le contexte et transporter dans l'univers du théâtre . Bonne écriture. Lecture à recommander.

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